La Prose
DE
JEAN AlCARD
Puhlished the 31 of Decemher 1910
Privilège of copyright in the United States reserved under
the act approved March 3*^ by A. Hatier,
La Prose
DE
JEAN AlCARD
Étude Littéraire et Extraits
PAR
J. CALVET
Agrégé de TUnivenité
Ouvrage comprenant un grand nombre
de pages inédites.
PARIS
LIBRAIRIE A. HATIER
33, Quai des Grands-Augustins, 33
Toui droit* ré«ervé$
.^^i^RY
La
Prose de Jean Aicard
INTRODUCTION
La Prose de Jean Aicard qui parait aujourd'hui fait suite à
La Poésie de Jean Aicard qui a paru l'an dernier. Les deux
volumes sont conçus dans le même esprit : ils donnent, non pas
des fragments choisis, mais — à part quelques exceptions —
des pièces complètes dont chacune forme un tout. De plus,
le présent volume est fait, aux trois quarts, d'œuvres inédites,
articles publiés par divers journaux ou études manuscrites.
Je n'ai pas à refaire ici la notice que j'ai écrite pour La
Poésie de Jean Aicard; il me suffit de donner quelques
indications sur les chapitres qui vont suivre et de compléter
ainsi le portrait d'un des écrivains les plus attachants de notre
époque.
On lira d'abord quelques pages de souvenirs personnels.
Ils esquissent un contraste entre l'éducation tyrannique du
lycée et l'éducation de plein air que donnait le grand-père au
fond des bois, en face de la mer.
Éducation de poète assurément qui laisse pénétrer son ima-
gination par les spectacles colorés et les arômes vivifiants de
6 INTRODUCTION
la nature, mais surtout éducation d'homme qui apprend de
bonne heure et par l'expérience l'ég-alité fondamentale des
hommes frères.
Je crois que ce sentiment de la fraternité dans l'égalité qui
a été le premier dans l'âme du poète y est resté le plus fort.
Il y apparaît naturel, ce qui surprend au premier abord,
parce que, comme le disait si bien Michelet, nous affirmons
volontiers l'égalité, mais nous serions étonnés qu'on nous
demandât de la pratiquer ou même simplement d'y croire.
La bonté est la vertu qui nous coûte le plus ; aussi nous
cherchons, sans nous l'avouer, à supprimer les motifs d'être
bons. Nous sommes partagés en castes et en classes rivales,
et, comme si ce n'était pas assez de cette division naturelle,
nous avons inventé les partis qui sont la manifestation la plus
décisive de l'égoïsme. Jean Aicard a voulu n'être d'aucun, ce
qui est difficile, touchant et périlleux, surtout quand on écrit
des livres. Les livres de [parti sont les seuls que la réclame
daigne servir et que les puissants consentent à soutenir ; les
autres doivent se soutenir tout seuls.
Mais ce qui vaut mieux que le succès bruyant c'est la
possibilité de faire du bien en rapprochant les hommes. Le
poète doit être en dehors et au-dessus des partis jpour les
unir à certaines heures dans le culte de quelques grandes
idées qui est commun à tous et pour devenir ainsi, en quelque
sorte, comme disait encore Michelet, le médiateur de la cité.
Pour vous réjouir, lecteur, après les souvenirs personnels,
vous trouverez ici quelques contes. Ils ne sont pas durs et
grossiers comme nos vieux fableaux, ni gras et énormes
comme les récits de Rabelais, ni violents et méchants comme
ceux de Maupassant ; ils sont joyeux, bruyants et épanouis.
INTEODUOTION ^
Ce sont des galégeades, et la galégeade est un genre litté-
raire, qui est né en Provence, qui ne vit qu'en Provence et
n'est bien compris qu'en Provence ^ Vous en goûterez pour-
tant le charme, légèrement évaporé, en vous disant que pour
le trouver tout entier il faudrait les lire dans la forêt des
Maures, sous ces pins où bruissent la mer et les cigales.
Ce que tous peuvent aimer, sans être de Provence, c'est
l'art du conteur. Son récit est composé. Il est organisé. C'est
un animal vivant qui marche avec une souveraine souplesse.
Il ne fait aucune gambade inutile, ou, s'il en fait, elles sont si
drôles qu'il faut les pardonner, puisqu'on en rit. Lisez
l'histoire du Marchand de Larmes, et les autres.
J'aurais voulu mettre dans ce recueil un grand nombre de
paysages provençaux. C'était malaisé. La description de la
Provence se mêle à tous les romans de Jean Aicard d'une
manière si intime, qu'il est impossible de l'en séparer : ce
qui prouve que la description n'est jamais un morceau de
bravoure, mais a pour but de nous montrer ce que voient
les personnages du roman.
Ils voient toute la Provence et nous la voyons avec eux,
Toulon, la ville et le port dans le Pavé d'Amour, Arles et la
campagne d'Arles dans ÎSotre-Dame-d' Amour, Cannes et
Antibes dans Benjamine, Saint-Raphaêl, Agay et Fréjus dans
VIbis Bleu, Cavalaire dans le Diamant Noir, La Camargue et
les Saintes-Maries-de-la-Mer dans Roi de Camargue, les
Maures, l'Esterel et toute la côte de Toulon à Fréjus dans
Maurin des Maures.
La Provence nous est ainsi décrite par un peintre qui voit
avec précision les lignes et les couleurs changeantes suivant
I. Chap. VI, voir une définition de la galégeade par Jean Aicard.
^ INTRODUCTION
la saison et l'heure, et par un poète qui sent la vie universelle
et charge ses paysages d'humanité. Par là il fait songer à
Pierre Loti. Il n'a pas au même degré que ce Chateaubriand
du XX* siècle le don de l'évocation ni la puissance tragique
qui fait de la description une plainte désespérée ; mais les
sentiments qu'il mêle aux choses ont un caractère plus uni-
versel [et aussi plus consolant. Il décrit la côte enchantée, la
mer aux innombrables sourires, la forêt] hospitalière, pour
nous dire que le cadre donné à notre vie nous engage à avoir
confiance dans la vie. Ses paysages sont optimistes comme
ceux de Loti sont pessimistes. C'est la race provençale qui
parle en lui.
Mais, encore une fois, ses paysages n'existent pas pour
eux-mêmes. Ils ont un rôle dans l'intrigue. La Provence
apaise ses personnages ou les irrite ; elle leur donne des
motifs d'agir ou brise leur volonté. Elle se fait le plus sou-
vent complice des passions humaines par son atmosphère de
paganisme et de volupté. Elle devient ainsi un personnage
réel et complexe, qui ne meurt pas à la dernière page du
livre, mais se transforme pour reparaître dans un autre, et
les anime tous de sa vie puissante.
La païenne Provence sert de cadre à des romans d'un
idéalisme tout chrétien.
Romancier idéaliste, Jean Aicard a été opposé maintes
fois à Zola et rapproché d'Octave Feuillet ; et les deux com-
paraisons sont aussi inexactes l'une que l'autre. Il part du
réel pour aboutir à l'idéal; il décrit ce qui est pour préparer ce
qui doit être. Ses personnages marchent sur la terre et quel-
quefois dans la boue, avec des pieds lourds, mais ils
regardent le ciel et le désirent. Benjamine, l'héroïne d'une
htteoduction 9
œuvre violente, « meurt pour l'idéal »; Élise, la coupable
épouse de l'Ibis Bleu, meurt de l'avoir renié ; et Tata, ila
femme au cœur pur, accepte toutes les souffrances et tous
les sacrifices pour le servir.
Voilà pourquoi, réalistes et idéalistes à la fois, les romans
de Jean Aicard peuvent être troublants pour les âmes neuves
et réconfortants pour les âmes informées ou fatiguées. En
tout cas, ils sont toujours moraux, c'est-à-dire que les fautes
y sont regardées comme de vraies fautes, que les personnages
sont responsables de leurs erreurs, et que la bonté et le
pardon triomphent de la méchanceté, et de la colère. Élise, de
l'Ibis Bleu, n'est pas emportée par t la passion fatale » des
romans à la mode ; et nous voyons comment elle se perd et
surtout comment elle aurait pu ne pas se perdre.
€ C'était le moment où elle aurait dû ne pas le revoir.
« L'idée lui en passa par la tête. Elle y résista.
€ — Je suis si seule 1 Quel mal faisons-nous >.. Pourquoi me
priver d'une distraction sans péril ?..
€ ... C'est pourtant dans ce sophisme murmuré par l'instinct
que fut toute sa faute. Jusqu'ici rien n'était compromis. A
partir de ce moment la mollesse de sa volonté laissait la
porte ouverte aux forces fatales.
€ Fuir les occasions, c'est la recommandation profonde de
l'expérience ecclésiastique. La liberté de ne pas choir existe,
mais avant que le départ dans la chute ait commencé. La
fatalité existe aussi. Elle commence à partir de l'heure où la
main a lâché sur le plan incliné la bille d'ivoire. Il n'est donc
pas vrai de dire qu'il n'est jamais trop tard ; il n'est donc
jamais trop tôt pour fuir... Rarement les occasions inclinées,
glissantes comme le marbre poli, se rencontrent sous nos
pas, avant que nos yeux ou notre esprit aient pu les pressentir.
« La gloire de la volonté humaine, c'est de s'arrêter à temps
devant l'abîme. »
1.
10 INTRODrCTION
J'ai voulu citer toute cette page parce qu'à rencontre des
théoriciens de la fatalité de la passion, elle affirme en termes
explicites et avisés la liberté morale.
Ailleurs, dans Roi de Camargue, la lutte entre le vice et
la vertu est « dramatisée » en quelque sorte]: Livette et la
bohémienne représentent les deux amours qui se disputent
le cœur de Renaud ; Livette est aidée par les Saintes-Mariés
et par toutes les générosités du cœur de Renaud ; la bohé-
mienne prend à son service toutes les forces du mal, la per-
fidie de la femme, les mauvais conseils que donne le climat
de Camargue et les bas instincts du jeune guardian ; c'est
l'amour pur et noble qui triomphe, mais il ne triomphe que
dans la mort.
Ceux qui n'osent pas reprocher à Jean Aicard d'écrire des
romans moraux lui ont fait quelquefois un grief d'interrompre
son récit pour prêcher la morale. De fait la narration est
coupée par des réflexions dans le genre de celle-ci : « Tout
exemple de dévouement est fécond à l'infini. Si toutes les
moissons venaient à périr, moins un seul grain de blé, ce
grain de blé, tout seul, suffirait bientôt à nourrir les
mondes. » Et on aime à cueillir en passant cette bonne
parole.
Parfois la réflexion morale se développe en dissertation et
en discussion. Mais, ces discussions sont en général placées
au début du roman, quand le drame n'est pas encore engagé
qu'on a encore la patience de lire des sermons. D'ailleurs
le lecteur moderne, qui cherche des idées dans jles livres»
a été habitué par Paul Bourget à la discussion des problèmes
moraux et il préfère l'intrigue qui va lentement et donne le
temps de penser, à l'intrigue rapide qui est vide.
Costa de Beauregard après avoir lu Maurin des Maures et
VIbis Bleu appelait Jean Aicard : * ce philosophe chrétien. »
INTEODUOTION ||
C'est la même impression que laisse son œuvre de journa-
liste. Cette œuvre est considérable. Pendant plus de trente
ans, dans les journaux de Paris et de Provence, à propos de
tout et à propos de rien, Jean Aicard a dispersé des plai-
doyers pour l'idéal et pour la bonté. Ils sont touchants,
généreux, et presque toujours d'une fantaisie qui amuse et
d'une bonhomie qui captive.
Par transparence, on peut y' lire sa vie au jour le jour. Dans
sa longue carrière, il a été mêlé à beaucoup de ces choses
que l'on appelle importantes, et, comme il prenait parti sans
être d'aucun parti, il s'est fait des amis et des adversaires
dans tous les camps. Mais il lui est aussi arrivé quelquefois
d'être l'expression de la pensée de tous : aux fêtes de Toulon
en 1889, dans sa campagne en faveur des Arabes, et lorsque
l'escadre russe visita la Provence, Jean Aicard fut vraiment
le poète tel que le rêvait Victor Hugo, l'âme chantante de
tout un peuple.
On trouvera dans le sixième chapitre un écho de ces choses,
mais combien affaibli ! J'ai dû laisser de côté des articles et
des discours qui pourraient former plusieurs volumes. Le
souvenirs des événements qu'ils racontent s'est effacé et pour-
tant ces pages vivent encore, tant elles furent spontanées et
cordiales.
*
* *
Jean Aicard a horreur de la critique qui dénigre ; il aime
celle qui aide en admirant et en conseillant.
Aussi, quand il a voulu s'essayer dans ce genre, il n a rien
dit des écrivains qu'il aurait dû maltraiter. De ceux qu'il
aime, de Michelet, de Sully Prudhomme, de Loti, d'Alphonse
Karr, il a tracé des portraits qui doivent rester, parce qu'ils»
contiennent ce que chacun d'eux eut de meilleur.
12 INTRODUCTION
Ces portraits sont une occasion pour le critique de nous
parler de lui-même, je veux dire de ses idées. Non pas qu'il
soit un théoricien plus qu'il n'est un critique, le meilleur de
son art est dans la spontanéité et dans la liberté. Mais sur
quelques points qui lui tiennent plus au cœur, il s'est expli-
qué avec franchise. Dans la préface de Miette et Noré, dans
une conférence faite à l'Université des Annales, dans le
Discours de Réception à l'Académie Française, il a tenu à
définir les procédés de l'art populaire que les mandarins
des lettres dédaignent et qui fait la joie et la gloire des poètes
à l'âme simple.
Je veux citer ici quelques pages de l'admirable discours où
Pierre Loti, recevant Jean Aicard à l'Académie Française, a
essayé de caractériser l'âme encore plus que le talent de son
ami. Il parle du poète ; mais ce sont les mêmes sentiments
qui animent le prosateur et ces lignes ne seront pas déplacées
dans cette introduction.
« Vous êtes, Coppée et vous, les deux poètes contempo-
rains les plus populaires de notre pays. Et, en disant cela, je
prétends vous adresser, à l'un et à l'autre le plus enviable
des éloges ; car, pour pénétrer ainsi au cœur du peuple, il
faut, lorsqu'on écrit en vers, être plus qu'un ciseleur habile,
il faut avoir mis, sous les rimes qui bercent, quelque chose
de sincèrement et de tendrement humain, quelque chose qui
sente la vie, l'amour, la pitié. Ou bien il faut avoir été hanté
par la grandeur infinie du mystère de tout, et connaître des
suites de mots à la fois intenses et faciles, capables d'en
éveiller l'inquiétude dans les âmes encore incultes et à peine
évoluées. Je crois en outre que, pour être vraiment populaire,
il faut avoir fait, comme vous deux, une œuvre saine, en
httboduotiok i3
même temps qu'une œuvre d'art, car c'est surtout auprès des
demi-cultivés, des demi-lettrés, des demi-élégants, que
trouvent grâce le cynisme et les mots grossiers ; mais la
majorité du peuple, non, chez nous, Dieu merci, elle est
encore à préférer ce qui fait couler les bonnes larmes, ce qui
est pur et même un peu idéal.
Le cas de cette pénétration étonne peut-être davantage de
la part de Coppée, qui risquait, en tant que Parnassien, de
planer dédaigneux et impassible, et qui, au contraire, a su
s'abaisser vers les humbles sans déchoir, ou plutôt qui a
trouvé le secret de les élever par instants à son niveau. Ceux
qu'il appelait, — mais si amicalement, — « le petit peuple de
la grande ville » ont été ses lecteurs, et ce fut sa vraie gloire,
à mon avis, de prendre place à leur foyer, sans pour cela
perdre son rayonnement aux yeux des lettrés et des artistes.
« Vous, c'est le peuple effervescent des campagnes de Pro-
vence qui vous a élu pour son barde ; chez les paysans, chez
les pêcheurs de là-bas, vous entrez en voisin, en familier que
l'on aime et que l'on fête. Le jour où nous avons le mieux
senti combien vous la magnétisez, cette Provence tout entière,
c'est lorsque au théâtre antique d'Orange fut donnée l'inou-
bliable représentation de la Légende du Cœur, — où Sarah
Bemhardt encore prêtait sa grâce souveraine à votre héros,
le chevalier poète ; les dix mille Provençaux assemblés parmi
ces ruines vibraient par vous, à l'unisson avec vous ; dans ce
cadre, votre triomphe, cette fois, prit le caractère d'une scène
des temps jeunes et passionnés ; il fut d'une beauté que nous
avions cessé de connaître, et l'aïeul, qui vous éleva dans sa
maison des bois, en eût été plus fièrement ému, à juste titre,
que de l'accueil que vous recevez aujourd'hui sous cette cou-
pole officielle... Je ne voudrais pas vous accabler, tout vif
encore, des noms légendaires du passé, d'autant plus qu'il est
impossible de prévoir combien d'années les plus durables
M INTRODUCTION
d'entre nous pourront tenir contre le grand oubli du lende-
main. Cependant, savez-vous à qui me fait surtout songer
votre popularité régionale > Au mélodieux Hafiz et à Saâdi
du Pays des Roses. Ces deux-là, aujourd'hui encore les lettrés
de la Perse (où il n'y a pas d'Académie), ne se lassent de
reproduire amoureusement leurs poèmes, en calligraphie
patiente, avec alentour des miniatures de missel, — cepen-
dant que j'ai entendu aussi, après mille ans, des chameliers
redire leurs strophes le long des chemins du désert, en cara-
vane, et des bergers les chanter au soir, au camp nomade.
Dans ce siècle, xMonsieur, nous n'avons plus le temps, comme
les Orientaux, de faire des belles calligraphies pour honorer
les écrivains que nous aimons ; mais veuillez considérer
notre réception d'aujourd'hui comme l'équivalent, — ou à peu
près, — des fines enluminures que nous nous serions plu à
mettre en marge de vos œuvres, si nous étions des dilettanti
de Chiraz ou d'Ispahan. Par exemple, je n'ose pas vous pro-
mettre que dans mille ans, les bergers de Provence liront
encore vos vers. Dans mille ans, il n'y aura plus de bergers,
et puis le temps est passé, de ces peuples immobiles qui de
père en fils vivent des mêmes rêves, — comme, hélas ! est
passé le temps des peuples heureux. Mais de nos jours du
moins, les braconniers, qui partent en chasse vers la forêt
des Maures, emportent souvent un de vos livres dans leur
camier pour passer les heures ; c'est là un hommage qu'ils ne
rendent qu'à vous seul. Et les paysans des hameaux perdus
font silence, le soir à la veillée, pour écouter du Jean Aicard,
récité par leurs petits enfants qui l'ont appris à l'école.
Un point qui vous rapproche encore de Coppée, c'est que
cette humanité, dans vos livres, est une humanité toujours
attendrie, toujours prête à pardonner quand même. Vos pièces
de théâtre, vos romans, comme les siens, aboutissent à un
pardon sans borne que l'on s'accorde en pleurant et qui nous
INTEODUCTION iB
fait pleurer aussi. C'est par un tel pardon que se termine votre
drame aujourd'hui classique, Le père Lebonnard, qui fut le
triomphe du tragédien Novelli en Italie, le triomphe de Sylvain
en Angleterre, et qui, après avoir été joué et rejoué sur toutes
les scènes d'Europe et d'Amérique, nous est revenu à Paris au
bout de vingt ans, avec une telle moisson dej« rappels » et de
larmes, — que nous avons cependant fini par le comprendre
et l'acclamer aussi.
Et enfin, le trait qui vous unit le plus intimement, vous le
poète qui nous arrivez, au poète qui vient de nous quitter,
c'est que vous êtes deux profonds mystiques et deux mys-
tiques chrétiens...
Un de vos biographes de talent a donné cette définition de
votre nostalgique et si anxieuse religiosité : le dernier résidu de
l'idéal chrétien au fond d'une âme. Je ne connais pas, en
l'espèce, un mot plus sinistre que ce mot de résidu qui hélas !
est juste'. De tout ce qui a fait vivre, palpiter, lutter nos
ancêtres, notre génération n'aura eu que cela en héritage : un
résidu dont elle n'arrive même pas à secouer le charme indici-
blement douloureux.
Nous ne savons et saurons jamais rien de rien : c'est le seul
fait acquis. La vraie science n'a même plus cette prétention
d'expliquer qu'elle avait hier. Chaque fois qu'un pauvre cerveau
d'avant-garde découvre le pourquoi de quelque chose, c'est
comme s'il réussissait à forcer une nouvelle porte de fer, mais
pour n'ouvrir qu'un couloir plus effarant, plus sombre, qui
aboutit à une autre porte plus scellée et plus terrible. A mesure
que nous avançons, le mystère, la nuit s'épaississent, et l'hor-
reur augmente... C'est alors que le « résidu» chrétien essaie
encore de protester doucement au fond de nos &mes. Nous
I. Je n'ai pas voulu donner à ce mot » résidu » un sens sinistre. Il
représente,à mon avis, l'affirmation essentielle qui appelle toutes les
autres.
l6 INTEODUCTION
voyons bien que ce n'est pas cela, qu'il n'est pas possible que
ce soit cela; mais, derrière l'ineffable symbole, — infiniment
loin derrière, si l'on veut, là-bas, aux confins de l'incompré-
hensible, — nous nous disons qu'il y a peut-être la vérité, avec
l'espérance. Et puis, nous sentant nous-mêmes accessibles à la
pitié, ne valant d'ailleurs que par la pitié, nous nous raccro-
chons à l'idée qu'il existe quelque part une Pitié suprême, vers
qui jeter, à l'heure des grands adieux, le cri deg-râce qui autre-
fois s'appelait la prière ; une Pitié capable de nous accorder
même ce revoir, sans lequel la vie consciente, avec l'amour
au sens infini de ce mot, ne serait qu'une cruauté par trop
lâche ou trop imbécile... Quand nous en arrivons là. Monsieur,
nous ne sommes pas trop loin d'être des chrétiens, sinon à la
façon de Coppée, bien entendu, du moins à la vôtre...
Mais pardon ! Tout ce que je viens de dire a été déjà telle-
ment dit et redit, que je m'excuse de retomber dans ce lieu
commun de la détresse...
Votre livre intitulé/esMs (celui peut-être où vous vous faites
le plus merveilleusement simple et le plus humblement
humain) nous montre deux pauvres disciples du Christ,
pêcheurs du lac de Tibériade, qui, le troisième jour, après la
mort de leur maître, s'en reviennent mornes et accablés vers
Emmaûs, à la nuit tombante. Une ombre tout à coup surgit
à leurs côtés, s'éloigne, revient... Si elle s'approche, ils se
reprennent à avoir courage, tandis qu'ils tremblent et défaillent
dès qu'elle disparaît. Alors, ce fantôme de Jésus, si incertain
pourtant, et qu'ils distinguent à peine, ils le supplient de
cheminer près d'eux jusqu'à l'étape du soir, parce que
sans lui ils ont froid jusqu'au fond du cœur, dans la nuit
plus sombre.
Et vous terminez cette pièce allégorique du naïf passé par
la prière que voici, qui tout à coup est de notre temps, et que
des milliers d'âmes rediraient avec vous :
INTRODUCTION ^^
Oh ! puisque la nuit monte au ciel ensanglanté,
Reste avec nous, Seigneur, ne nous quitte plus, reste!
Soutiens notre chair faible, ô fantôme céleste.
Sur tout notre néant seule réalité!
Seigneur, nous avons soif. Seigneur, nous avons faim;
Que notre âme expirante avec toi communie !
A la table où s'assied la fatigue infinie,
Nous te reconnaîtrons quand tu rompras le pain.
Reste avec nous. Seigneur, pour l'étape dernière.
De grâce, entre avec nous dans l'auberge des soirs...
Le temple et ses flambeaux parfumés d'encensoirs
Sont moins doux que l'adieu de ta sourde lumière.
Les vallons sont comblés par l'ombre des grands monts,
Le siècle va finir dans une angoisse immense :
Nous avons peur et froid dans la nuit qui commence.
Reste avec nous. Seigneur, ,)arce que nous t'aimons! »
La prose de Jean Aicard est une prose de poète, souple,
fluide, pleine de repentirs et d'effets inattendus. Elle est la
fusion de deux éléments disparates : l'harmonie du poème
lyrique, la verve savoureuse du parler populaire. Elle parait
facile à ceux qui ignorent que la spontanéité est une qualité
que l'on n'acquiert que par le labeur ; elle paraît négligée à
ceux qui ignorent l'art de la simplicité retrouvée à force de
travail.
Par dessus tout, elle est probe, même dans ses audaces.
Elle ignore les impudences et les langueurs où se com-
plaisent trop souvent les romanciers. Elle est au service de
l'idéal; elle est dans la vraie tradition française.
J. CAL VET
SOUVENIRS PERSONNELS
Pervenches.
Mon souvenir le plus lointain est un souvenir de tendresse
fleurie et mélancolique. Nous avions, à Paris, un jardinet où
poussait à foison de la pervenche. C'était la fleur favorite de
ma mère. Et dans la saison, chaque matin, à mon réveil, je
trouvais, sur la blanche couverture de mon petit lit, des per-
venches.
Fleur d'avril et fleur d'octobre, un peu pâle, d'un violet
doux, fine corolle qui n'a point de parfum, la pervenche parle
tout bas, sans passion ; elle a surtout une grâce d'automne ;
j'y vois comme le sourire attristé et bon d'une âme qui part
à une autre âme qui vient.
Aussi loin que va, dans ma vie commençante, confuse, ma
mémoire, il n'y a rien qu'une pervenche, une douce fleur qui
me parle de la tendresse mourante de ma mère. Elle mourut
en efl"et peu de temps après. Je ne me souviens d'aucune de
ses caresses, sinon de celle-là. Singulière caresse qui a la
forme et la couleur d'une fleurette triste, demeurée sans
parfum afin d'être inofl'ensive !
Telle est, dans mon souvenir, ma première rencontre avec
la Vie.
I. Extrait de L'Ame d'un Enfant. Ce livre n'est pas une autobio-
graphie, mais une sorte de recueil de souvenirs enfantins.
ao LA PEOSE DE JEAN AICARD
Petits Fantômes.
« L'enfant, derrière lui », a dit Victor Hugo, « laisse plu-
sieurs petits fantômes de lui-même » .
Ce sont des images successives du même être, qui toutes
différentes se ressemblent.
Je voudrais les évoquer un à un, ces petits fantômes, les
faire apparaître dans l'ordre où ils se formèrent, puis se déta-
chèrent de moi pour s'en aller perdus dans l'espace et dans
le temps. J'en voudrais montrer les traits qui sont différents
et les traits qui sont semblables ; je voudrais dire comment,
sous quelles influences, les petits spectres se modifiaient, je
voudrais retrouver enfin, dans chacun d'eux, ce qui fut irré-
ductible, ce qui, déjà, appartenait au toui premier, ce qui,
dans le dernier, et] même dans le moi actuel, subsiste et
résiste, indestructible peut-être... l'âme.
Pourquoi les Berceaux
ont des rideaux.
Non, en vérité, avant ce souvenir de pervenche, il n'y a
rien, dans ma mémoire, qu'inexprimable confusion, sous des
ombres de limbes.
Cette fleur est la première image éclairée, nette, la chose
vue au bout d'un tunnel tout noir, au seuil de la lumière vivante.
Là commence ma conscience. Mes hochets de nourrisson,
mes pleurs et mes rires sur le sein maternel, oubliés ! je n'en
ai pas l'aperception la plus lointaine. Cela est encore du
néant antérieur.
Ma conscience naquit d'une fleur, grâce, tendresse féminine
et mélancolie. J'ai beau faire effort, je reconnais qu'avant je
n'étais pas, ou du moins il ne m'est pas permis de remonter
au-delà... Je m'éveille. Mon petit lit est un lit de fer, haut sur
SOUVBNIBS PERSONNELS 21
des pieds grêles, à bords élevés, et tl n'a point de rideaux.
La chambre est nue, pauvre, propre. Mon lit est blanc. Et
sur la blancheur des couvertures, les voici, les pervenches.
Jamais entassées. Elles ont été posées une à une, délicate-
ment, comme en collier, par une main attentive. Je m'assieds
sur mon lit, et je regarde. C'est joli, c'est doux. Aucune
violence dans la couleur ni dans la forme. Tout est calme.
Et je suis rassuré, content de vivre. C'est donc cela, la vie>
c'est bon. Je lève les yeux. Ma mère sourit.
— Et papa r
— Ton père travaille ... pour nous gagner du pain.
Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais je crois qu'il
aimerait mieux, mon papa, être ici, avec maman et moi, à
regarder ces jolies fleurs pâles, bien arrangées sur mon lit
tout blanc. Elles disent, ces fleurs, que ma mère m'aime bien,
qu'elle pense à moi toujours, et quand je veille, et quand je
dors. Sans cela j'aurais peur, d'on ne sait quoi, de tout.
Mon souvenir de joie est traversé de deux inquiétudes. La
première: «Où est-il papa? Qu'est-ceque c'est, son travail?...
Le travail ? On est triste quand on en parle ! » La seconde :
« Il n'y a pas de rideaux à mon petit lit. »
Peut-être y en avait-il, en réalité. Ma mémoire ne m'en
montre pas. Je ne suis pas enveloppé. Une tendresse rêveuse
m'apporte des fleurs ; elle enchante mon cœur et mes yeux ;
mais elle ne m'enferme pas ; elle ne m'isole pas — en elle —
du monde qui m'eff"raye.
Tous les petits êtres naissants ne cherchent pas autre chose
qu'un lieu secret, non pas tant pour s'y cacher à tous les regards
que pour y perdre de vue le monde qui est trop vaste, inquié-
tant. Ce n'est pas pour n'être point vu que l'enfant court vers
la mère au moindre péril, et plonge sa tête aux plis de la
robe, c'est afin de ne pas voir.
Et c'est pour faire naître la confiance au cœur des petits
enfants que les berceaux ont des rideaux, filets à papillons
qui suffisent peut-être à retenir leurs âmes, clôture de gaze-
illusion qu'elles ne peuvent franchir et derrière laquelle.
ai LA PEOSE DE JEAN AICARD
saintement calmées, elles se croient à l'abri de toute menace.
Assis sur mon petit lit, je regardais les douces pervenches,
qui parsemaient mes blanches couvertures. Mais non, il n'y
avait pas de rideaux, non, non, il n'y en avait pas, — et mes
yeux allaient des murs nus aux vitres claires, qui laissaient
voir les toits et les cheminées noires des maisons voisines,
découpés sur les ciels vides, presque toujours ternes, — les
ciels de Paris.
Je me sentais aimé, mais sans sécurité, d'une façon pour
ainsi dire lointaine, irréelle... par des fleurs. Je me sentais
mal protégé > pourquoi > sans doute parce que nous étions
pauvres et que j'avais un lit sans rideaux ; et puis, — peut-
être par pressentiment, — parce que ma mère allait mourir...
Grande Nature.
Mon père, comme on le verra bien tout à l'heure, avait plus
d'une raison pour m'éloigner de lui. Il m'avait envoyé dans le
Midi, non pas chez son père, qui, ruiné, s'était retiré dans
une humble bastide au fond des bois, mais à Toulon où des
parents se chargèrent de me trouver une école. Malheureuse-
ment, l'argent manquait et sans doute pour cette cause je dus
changer plus d'une fois d'asile.
Les bouleversements furent donc nombreux et considé-
rables, dans ma vie enfantine... L'étude de l'alphabet m'amu-
sait fort peu. Ce que j'aimais par-dessus tout c'étaient les
brins d'herbe, les bêtes qui courent à travers les hautes tiges,
fourmis, sauterelles et prie-dieu (mantes religieuses) ou capri-
cornes le long des troncs. J'avais les goûts et les rêveries d'un
petit berger. Le fils d'un paysan et moi, à six ans nous gar-
dions des troupeaux de prie-dieu et de sauterelles auxquelles
nous avions construit de petites étables en jonc tressé. Notre
houlette était une longue paille, et couchés le ventre contre
terre, le buste relevé sur nos coudes, nous contemplions l'infini,
le grain de sable et l'insecte, sans nous en lasser jamais.
80TJVENIBS PERSONNELS a3
Toute la nature était pour moi une grande personne que je
sentais bienveillante tant que brillait la grande lumière. Je
me rappelle fort bien avoir entouré de mes bras, très tendre-
ment, le tronc rugueux des jeunes amandiers en fleurs... Je
leur parlais. Quelques-unes de leurs fleurettes si doucement
teintées de rose, si subtilement odorantes, tombaient sur ma
petite tête aux longs cheveux noirs. C'était la réponse des
arbres. Et un peu plus tard, à quinze ans, quand ils soufflèrent
sur moi les premières pensées de confus désir, je ne fus pas
surpris, parce que déjà ils avaient appris la tendresse à ma
petite âme solitaire. Nous nous comprenons encore très bien.
Ils me consolent toujours. Je sais qu'eux seuls, les arbres
des jardins, des bois, sont des vivants sans malice et sans
haine. Ils disent la sécurité dans la joie. Ils ne peuvent parler
de mort sans parler en même temps de métamorphose et
de fleurs... Chère nature, ma mère, tu sais aimer, toi ! toi qui
amuses les tout petits avec tes bestioles et tes fleurettes, toi,
qui enchantes les amoureux avec tes printemps, — toi qui
enfin nous berces tous un jour dans tes grands bras ouverts
où les morts sont des bienheureux revenus aux joies divines
de l'inconscience, c'est-à-dire des consciences mêlées entre
elles, confondues dans le rêve universel.
La grande Douleur.
Si le bonheur est possible sur la terre, c'est surtout aux
enfants, car leur idéal de justice et d'amour n'est pas encore
infini, et l'homme pourrait suffire à le réaliser pour eux.
Ainsi, sans avoir commis aucune faute, j'allais être privé de
liberté, d'air respirable, de soleil, tout simplement, comme on
est privé de dessert ! Dans une société civilisée, j'étais traité,
innocent et aimant, commedevraientl'êtreseulement les petits
inconscients déjà criminels, qu'il faut tâcher de redresser,
qu'on a le droit, en tout cas, d'enfermer comme dangereux.
Pour aller chez le proviseur, nous traversâmes une cour
iU LÀ. PBOSE D£ JEAN AICABD
carrée, encadrée de trottoirs sur lesquels s'ouvraient des
portes nombreuses. Au-dessus de ces portes, était inscrit le
numéro des classes, en toutes lettres. L'une d'elles me frappa :
Huitième. Cela voulait dire : « Tu passeras neuf ans dans
cette prison inconnue. » A gauche en entrant était la chapelle...
Nous primes l'escalier A. Il fallut longer des corridors qui
n'en finissaient plus... Que de portes, bon Dieu ! Nous aper-
çûmes enfin l'inscription :
Cabinet de M. le Proviseur
Nous étions chez le maître de ma destinée, chez le dieu
inconnu. Je me sentis mourir... Mon père semblait très pressé
d'en finir, de me quitter, de retourner à ses occupations.
M. le proviseur, un homme à l'air sévère, persuadé que tout
était pour le mieux dans le meilleur des lycées, nous accueillit
avec une hauteur pleine de majesté et une nuance de bienveil-
lance politique, sans chaleur ni sincérité. Il eut pour moi ces
flatteries du dompteur qui appelle à lui, pour le capturer, un
animal sauvage, échappé.
Mon père s'assit, on me laissa debout. Je n'étais plus qu'un
élève, un tout petit inférieur de l'homme et de l'Université, une
petite machine à recevoir des ordres indiscutés, un être minus-
cule sur lequel on règne, du droit de la force et de la
raison.
Ils causèrent. De mes goûts, de mon cœur, de mes afl'ec-
tions, des habitudes de ma petite âme, de mon trouble pré-
sent, il ne fut pas dit un mot. Je n'oublierai jamais cette
angoisse qui me saisit quand mon père, après cette conver-
sation où il ne fut question que de ma force en grammaire
latine et de mon trousseau, mais nullement de mon caractère,
se leva pour partir. Les quatre murs du cabinet de M. le pro-
viseur se resserrèrent pour m'écraser entre leurs piles de livres
et de cartons verts. Les longs corridors nus, les escaliers
glacés que je venais de parcourir, m'apparurent avec des
aspects ennemis... Par une brusque ouverture qui se fit dans
SOUVENIES PERSONNELS 25
mon imag-ination, toutes ces froides pierres me laissèrent
voir le lointain pays, le soleil, les arbres, les oiseaux, la mer,
les petits camarades, la grande Lison. Du fond de cette
tombe, où l'on m'enfermait tout plein de mon désir de vivre,
d'être aimé, heureux, ma petite existence passée m'apparut,
sous un éclair, éblouissante et J03euse. La maison, les
meubles familiers, mes frères, me semblèrent tout à coup,
comparés à ce que je voyais ici, des êtres tout remplis de
bienveillance et de tendresse... Je les connaissais du moins,
tandis que les pierres, les maisons d'ici m'étaient cruellement
étrangers, avec un air si glacial, si muet ! Tout me semblait
plein de menaces secrètes. Ma terreur fut plus forte. Et quand
M. le censeur, appelé pour me conduire en huitième, parut,
quand le proviseur me dit : « Allez », de sa voix déjà impé-
rative, quand mon père, en m'embrassant, ajouta : « Allons,
va, mon petit », alors, je n'y tins plus, une folie me saisit, un
vertige de douleur... Je m'accrochai à lui:
— Emmène-moi, papa ! emmène-moi !... Papa, ne me laisse
pas!... Je veux revoir maman et mes frères... Emmène-
moi !
Mes frères... maman ! j'appelais ainsi « Madame » pour la
première fois, sans doute croyant plaire à mon père, mais
surtout pour me rapprocher d'un amour quel qu'il fût... N'en
trouvant point, je créais celui-là ! Ainsi l'épouvante me fit
renier le souvenir de ma mère véritable.
.M. le proviseur fit un signe :
— Il convient, dit-il, d'abréger « cette scène pénible... »
Mon père, debout, était immobile, froid. Peut-être m'eût-il
gardé, repris, s'il avait osé, mais lui-même n'osait plus rien,
dans ce lieu autoritaire.
Je compris qu'il n'y avait rien à faire. Tout était bien fini I
Aucun signe d'attendrissement ne me fut donné. Et sans doute
c'était nécessaire. « C'était ça, la vie. » Mon cœur vivant se
sentait en proie à des volontés automatiques inexorables. Je
courbai la tête et je suivis l'autre inconnu, le censeur. J'étais
vaincu et captif.
2
26 LA PROSE DE JEAN AICARD
Le Nouveau.
On était en classe. La porte de la huitième s'ouvrit. Trente
ou quarante têtes, étagées sur cinq rangées de gradins
en lignes droites, se tournèrent ensemble vers moi. En face
de ces têtes, au milieu de la salle, se dressait une chaire
où trônait un professeur en robe de juge. Le professeur me
regardait aussi.
— Monsieur, dit le censeur au maître, je vous amène le
nouveau que je vous ai annoncé.
Le censeur s'étant retiré, la porte se referma, laissant
dehors toute la lumière, toute la liberté, tout ce qui est le
bien commun des hommes.
Quatre fenêtres aux vitres ternies, touchant le plafond,
soupiraux plutôt que fenêtres, laissaient voir le haut d'un ciel
morne. Le ciel, trop loin de nous, ne s'humanise qu'en
descendant sur les horizons terrestres où il semble qu'on
pourrait le toucher... Je regardai les fenêtres, puis les têtes
toujours immobiles, qui m'épiaient avec malice. Le profes-
seur me considérait aussi. De part et d'autre on s'observait
curieusement. Je restais là, ne sachant que faire. Si j'avais été
libre de moi-même, si j'avais pu parler selon mon cœur,
j'aurais dit :
— N'est-ce pas, monsieur, que vous serez bon pour moi>
Je vous aimerai bien, si vous voulez, et je tâcherai de bien
travailler. J'aimerai bien aussi mes petits camarades. Je viens
de quitter mon pays, qui est loin maintenant, là-bas, tout
là-bas, où c'est plus gai qu'ici, le ciel et les arbres et tout.
J'ai envie de pleurer parce que j'ai laissé là-bas Tiennet et
Léon, et surtout la grande Lise... xMais je vous aimerai tous...
Je veux vous aimer et travailler aussi, de tout mon cœur.
De telles paroles feraient pouffer de rire toute une classe
80UVBNIB8 PEH80NNBL8 27
si un professeur pouvait les écouter. Mais elles seraient
interrompues dès le premier mot. Je ne les prononçai pas.
Je sentais qu'elles n'étaient pas de mise. Je les rêvai
seulement.
Un éclat de rire universel répondit à ma rêverie. C'est
que sans doute je devais avoir l'air bien sot, avec mes bras
ballants, ma mine d'oiseau sauvage poussé pour la première
fois dans la cage aux serins savants.
Je regardai le maître. Il n'avait pas l'air méchant, mais
rien de ce qui me troublait en ce moment ne pouvait entrer
dans sa tête; je n'étais que le nouveau, un de plus, un être
sans personnalité, un enfant, rien... Encore une copie à
corriger !
Si j'avais surpris dans son regard un peu de cette bonté
parlante que je connaissais pour l'avoir vue dans les yeux de
Lise et dans les gros yeux de mon âne, j'aurais été peut-être
sauvé de bien des douleurs. Mais, dans ma détresse, aucune
sympathie humaine ne se dégagea du maître pour me
secourir.
Les enfants commençaient à chuchoter en se poussant du
coude. Les rires reprenaient, plus bas.
— Le premier que je prends à rire sera privé de prome-
nade dimanche... Vous, le nouveau, allez vous asseoir. Le
troisième banc, à droite, contre le mur.
Je tâchai de m'orienter. Je pris, entre les cinq rangées de
tables, le sentier, la coupée montante. L'escalier de bois
résonna sous mes petits pas d'une façon terrifiante... Je fai-
sais trop de bruit; je le sentais! c'était défendu, ici...
J'étais au beau milieu des têtes moqueuses. Un des élèves,
quand je passai près de lui, souffla :
— Comment t'appelles-tu?
Une voix gouailleuse répliqua, tout près de moi :
— C'est monsieur Peau de Lapin !
Mon père, la veille, comme j'avais froid, m'avait acheté,
assez maladroitement, je crois, des poignets de fourrure.
J'étais tremblant de timidité, de honte et d'effroi.
28 LÀ PROSE DE JEAN ÀICARD
— Où allez-vous donc } J'ai dit le troisième banc, à
droite.
J'étais tout en haut des g-radins; je me retournai vers le
maître. Grâce à ce mouvement sa droite devenait ma gauche.
De plus, le troisième rang devenait pour moi le second. Je
redescendis deux marches et m'engageai entre les tables, à
ma droite.
— J'ai dit : le troisième banc, à droite! reprit la voix du
maître avec une certaine impatience. La droite, c'est votre
droite en montant... Le troisième rang-en-mon-tant.
Il pesait sur les syllabes. Les rires redevinrent bruyants.
Les plaisanteries partirent de tous côtés. Je perdis la tête et
je fondis en larmes.
— Voyons, mon petit ami, reprit l'homme adouci brusque-
ment, ne pleurez pas... et surtout ne dérangeons pas la classe.
Vous, Robin, conduisez-le.
Un élève se leva, me prit par la main sans rire, me montra
ma place... Oh! celui-là, je l'aimai tout de suite.
Comme les rires ne se calmaient pas :
— Lenoir, vous me copierez cinq cents vers, et vous. Bonnet,
allez vous mettre dans le coin, au piquet, et rondement...
Messieurs, passons à la grammaire latine. Première décli-
naison.
La classe entière parut calmée. Les récitations commen-
cèrent, monotones, bourdonnantes, coupées par l'observation
sèche du maître qui donnait sa note, puis l'inscrivait.
Des voix s'acharnaient autour de moi à répéter ironi-
quement.
— Peau de lapin ! Peau de lapin !
— Eh ben, quoi> Il a mis les fourrures à sa grand'mère!
Je regardai les soupiraux. Le ciel semblait plus morne,
plus nuageux que tantôt... Je me mis à pleurer silencieuse-
ment, étouffant mes sanglots, me mordant les lèvres pour ne
pas faire de bruit... O Tiennet ! hélas! où étiez-vous ! Où
était-elle Técole où l'on était battu par les professeurs de
musique, mais que du moins on quittait le soir pour retrou-
SOUVENIES PERSONNELS 29
ver les étables de sauterelles et le petit âne à l'écurie ? Où
était-il l'enfant de troupe, le grand camarade qui, à la sortie,
par les soirs d'hiver et de pluie, vous emportait, entre ses
bras, roulé dans son grand manteaur Où étaient mes consola-
tions naturelles) O mon Dieu ! Tous mes chagrins d'avant,
toutes mes misères de là-bas, comparés à ceci, c'était du
bonheur véritable ! Oh ! comme je les regrettais ! Quels élans
vers mon pays! Mon cœur d'oiseau pris au piège battait à se
rompre. Souffrir en liberté, souffrir des peines naturelles,
humaines, voilà ce que demande l'àme d'un homme. On ne
peut former l'âme d'un enfant pour l'indépendance, la fierté et
les nobles énergies en la faisant mordre ainsi par un engre-
nage sans pitié, sans conscience. Entre les dents de la
machine, elle n'apprend que l'asservissement plat ou la
révolte haineuse...
— Le nouveau comment vous appelez-vous >
Il le savait bien ; mais il fallait le lui dire devant tous ces
autres qui se moquaient.
— Raymond, monsieur.
Mon accent provençal me perdit une fois de plus. Les rires
redoublèrent.
— V'Otre nom de famille.
— Martel.
— Il est de Marseille, pour sûr...
— Non c'est un Gascon !
— Non ! c'est un Auvergnat !
— Vous savez rosa, la rose ; récitez rosa, la rose.
Je récitai, au milieu des rires qui se dissimulaient derrière
les cahiers et les livres... Mais tout à coup Lison m'appa-
rut et, distrait, infiniment malheureux, je me mis à ânonner :
« 0 rosa, ô rose... ô rose... ô rose ! » avec des sanglots de
plus en plus forts.
Heureusement le tambour retentit. La classe était finie...
Oh ! le tambour de Léon, comme il disait autre chose, là-bas,
dans la lumière et les fleurs, quand nous faisions, drapeau
flottant, l'escorte d'honneur à la grande Lise!
do
LÀ PROSE DB JEAN ÀICÀBD
Peau de Lapin. '^
Il me semble que si j'étais professeur de huitième, je ferais,
en pareil cas, à mes élèves, une leçon sur la charité, la pitié,
la solidarité. J'expliquerais aux enfants, la veille de l'arrivée
du nouveau, combien le moment peut lui sembler triste,
surtout s'il est mal accueilli par eux... Je leur dirais que la
justice moderne inscrit à la base de son action contre les pré-
venus et les accusés, qu'ils sont présumés innocents et qu'à
plus forte raison il ne faut pas torturer un innocent par
l'unique motif qu'on ne le connaît pas encore ! J'éveillerais en
eux, je tâcherais du moins, le sentiment de tendre et forte
humanité dont l'avenir fera sans doute des applications fortes
et fréquentes et que nous oublions à toute heure. N'est-ce pas
cet oubli, de la part de l'élite, qui est le germe le plus actif
de toutes les haines d'en bas>
Mais une pareille leçon n'est pas commandée par les pro-
grammes. On assure même que ces prises de contact avec le
cœur des enfants sont interdites aux professeurs ; ils né doivent
que l'enseignement des langues, de l'histoire, des faits. Ils
doivent répandre une connaissance intellectuelle et desséchée.
La famille fera le reste, s'il lui convient ; mais la famille elle-
même fut, par les hommes, l'écolière de cet enseignement
glacé... De quel droit néanmoins isoler l'enfant de ce qui
reste de cœur, par les femmes, à la famille ? De quel droit
l'internat, c'est-à-dire la privation totale d'éducation men-
tale } De quel droit l'enfant est-il séparé violemment de la
vie vivante, des sentiments naturels, de toute tendresse, de
tout conseil cordial ? De quel droit ce régime cellulaire où le
détenu ne doit plus avoir de rapport avec ce qui est l'homme,
avec l'émotion, la joie d'aimer et d'être aimé, avec les sen-
timents qui sont la source de vie, l'origine même de la
famille et de la patrie ?
...Nous montâmes, — en rangs et en silence, sous la conduite
d'un maître d'études, court, velu, à tête carrée, — déposer
SOUVENIRS PERSONNELS 81
dans une autre salle cahiers et livres. On me bouscula un peu
dans les rangs, en riant de mes yeux rouges. Mon sobriquet
était consacré : Monsieur Peau de Lapin. C'était très drôle...
On descendit dans la cour. On nous fit mettre en ligne, on
nous distribua nos rations de pain... Un frappement dans les
mains : « Rompez ! » Les clameurs éclatèrent en tous sens,
aiguës, perçantes. Le cri : Peau de Lapin ! domina tous les
bruits et, en un clin d'œil, un de mes pauvres poignets de
fourrure, arraché et épilé, vola d'un bout de la cour à l'autre.
Une bande hurlante m'entoura. J'eus une inspiration surpre-
nante : je pris mon second poignet et le jetai... J'imitais, sans
le savoir, le voyageur des steppes de Russie qui abandonne
aux loups, acharnés à la poursuite de son traîneau, son bonnet
et son manteau... Ceci me sauva. Peau de Lapin fut porté en
triomphe !...
Le Portrait de mon Grand-Père.
Ici, véritablement, ma plume hésite. Le pinceau du peintre
tremble dans sa main quand il cherche à poser sur la toile
des traits chéris, une figure vénérée, dont les contours n'exis-
tent plus que dans sa mémoire... Et ce n'est pas seulement
l'amour qui rend ma main incertaine et tremblante, c'est l'admi-
ration. Comment être en même temps assez simple et assez
vivant r Comment dire, où trouver les paroles qui pourront
faire passer sur le froid papier une image humaine reprise,
depuis bien des jours, par l'éternité ? Ce qu'elle eut de plus
saisissant, de plus doux, de plus fort, n'avait rien d'éclatant.
Elle n'aimait et ne cherchait que l'ombre. Elle n'attirait pas
les regards. On l'ignorait. Et pourtant elle vivait ! Comment,
avec le seul souvenir, à présent qu'elle est morte, la rendre
frappante en sa vie essentielle r Elle n'était que simplicité et
tendresse, et ce sont là les deux choses les moins triom-
phantes. Tout le monde les désire, mais confusément, dans
le secret de soi, et personne ne se retourne quand on les
nomme. Tout est lutte, au contraire, conflits d'intérêts et de
3a LA PROSE DE JEAN AICABO
passions. Comment ferai-je aimer cette sagesse retirée du
monde > Ne risqué-je pas de la voir incomprise > Alors, sans
profit pour personne, j'en aurai trahi le mystère, l'humilité
délicieuse ? N'importe ; j'évoquerai cette âme. C'est un devoir
qui m'est imposé par une volonté que j'ignore et que je subis.
Cette simple et paisible figure ne peut manquer de plaire à
quelque âme solitaire, de consoler au moins une infortune. Je
l'évoque malgré moi... Peut-être apparaîtra-t-elle dans ce
rayonnement doux des belles âmes mortes dont s'éclairent
les vivants
Nous arrivâmes, l'oncle Albert et moi, devant une chapelle
en ruines, dont le fronton ajouré encadrait une cloche brisée,
profilée en plein ciel... En face de la chapelle, une maison de
paysan, longue et basse, flanquée de deux hangars. Sous le
premier, étaient des charrettes. Sous le second, était le four.
Maître Escarel et son fils aîné faisaient cuire leur provision
de pain. Le torse nu, ils enfonçaient la longue pelle dans
le four et en retiraient la lourde miche fauve et pesante qui
sentait bon.
Les champs de blé, les vignes, cultivés en étagères, sous
les bois d'oliviers, s'arrêtaient bientôt devant nous. La vraie
colline commençait, chargée d'éternelles verdures, lentisques,
romarins, bruyères, qui nous envoyaient des senteurs puis-
santes...
— Retourne-toi, petit.
Je me retournai. Là-bas, là-bas, à deux lieues, le regard
passant comme un oiseau par-dessus des vallées, des bois de
pins, des vignes et des oliviers aux têtes moutonnantes, attei-
gnait l'immense mer, d'un bleu enflammé et tranquille, dans
laquelle baignaient des îlots imperceptibles, des navires en
fuite, des caps dentelés...
— A présent, dix pas encore... et regarde devant toi.
Nous marchâmes dix pas encore, et je regardai devant moi.
Un enclos m'apparut, adossé à la colline. Le grand portail
ouvert faisait face à la mer, qui était derrière nous. Des feuil-
lages dépassaient les murs. Par le large portail précédé d'une
SOUVENIRS PERSONNELS 33
treille que soutenaient des piliers, on apercevait le seuil de
l'humble maison. Elle n'avait qu'un étage. La toiture de tuiles
roussies au soleil, et les fenêtres petites, tout ouvertes, domi-
naient les murs de l'enclos.
Encadrée par le portail, la porte étroite de la maison lais-
sait voir le dedans sombre...
— C'est une maison de Dieu. Regarde-la bien, fit mon
oncle... On ne nous attend pas, petit. J'ai dit, depuis un an,
que j'espérais bien t'amener, mais on ne sait pas le jour ni
si je pourrai... Il va être surpris... et bienheureux, l'homme !
Nous entrâmes dans le jardin. J'étais étonné, surtout
curieux ; pas autre chose. Je ne connaissais pas grand-père
Martel.
Un jardin conquis sur le roc. Des fleurs, arrosées à grand'
peine, car le puits était loin ; des orangers tout le long de la
façade. Deux mûriers du Japon, que mon oncle me nomma.
Des allées mignonnes. Des instruments de travail dans un coin.
Nous nous retournâmes. Maintenant, le portail encadrait la
mer lointaine, les îlots, les navires, un tableau de féerie.
— Monsieur Martel ! cria mon oncle.
Personne ne répondit. Nous entrâmes, en descendant une
marche. La petite salle n'avait ni dalle ni plancher ; on mar-
chait sur la terre battue, bien sèche. La porte seule donnait
du jour. Il faisait sombre. A gauche, un banc de menuisier.
Le mur, au-dessus du banc, était couvert d'outils innombra-
bles, tous sans exception luisants d'un travail récent. A droite,
l'escalier tournant, étroit comme une échelle, qui conduisait
aux chambres. Sous le retour de cet escalier, dans un enfon-
cement de la muraille, un homme, dans un antique fauteuil de
paille, sommeillait paisible, le souffle égal. Le rayon de
lumière venu de la porte effleurait le bas du visage : un vieux
visage rasé de frais, au menton large. Un front haut, sur-
monté de deux touff"es légères de cheveux brillants comme
l'argent même, les mains un peu entr 'ouvertes sur un gros
livre refermé. Une d'elles tenait des lunettes.
Je regardai, troublé. L'oncle Albert ne savait que faire.
2.
34 LA PROSE DE JEAN AICARD
Mon grand-père m'a dit souvent depuis : « — Le sommeil,
c'est sacré ; c'est la vie, mon garçon. Quand un travailleur
dort, — éloigne-toi en le bénissant. » Mon oncle connaissait
sans doute cette sagesse. Il demeurait là, immobile et muet.
Mais le calme dormeur avait senti notre présence : nous
étions devant son soleil. Il ouvrit les yeux, et, toujours tran-
quille, les mains immobiles :
— Qu'est-ce que c'est que ce petit soldat ?
— Regarde-le bien, grand-père.
Grand-père Martel me regarda attentivement. Tout à coup
ses lèvres se mirent à trembler. Il se souleva, puis il se mit
debout avec lenteur... Ses mains, machinalement soigneuses,
déposèrent sur son fauteuil les lunettes et le gros livre, et
d'une voix de songe, venue des profondeurs de sa vie :
— ■ Martel... est-ce toi > dit-il.
Je répondis :
— Oui, grand-père.
Il mit ses mains sur ma tête :
— Oh ! mon fils !... mon fils !... mon fils !
Brusquement, il se baissa et m'étreignit.
Sans doute, sa vie entière abondait en lui, tous ses souvenirs,
d'un seul coup, — ses amours, son mariage, la naissance de mon
père, les erreurs, les fautes, les espérances perdues, les espé-
rances éternelles. Ses regards se levèrent sur l'oncle Albert :
— Merci, l'oncle, dit-il.
La lumière de la porte éclairait ses yeux, un peu voilés par
la fatigue et l'âge :
— Ma fille ! cria-t-il. Ma fille, viens vite ! C'est lui ! il est
arrivé...
Il me regarda :
— Nous parlons tous les jours de toi.
Un pas léger descendait le petit escalier derrière nous.
Tante Adèle entra.
— Voici Martel, dit grand-père.
Elle se précipita sur moi, se mit à genoux, me serra entre
ses bras, cacha sa tête contre ma poitrine et pleura.
SOUVENIRS PBBS0NNEL8 35
Elle pleura longtemps.
Nous attendions. Grand-père dit enfin :
— L'oncle, est-ce qu'on me le laisse ?
— Au moins pour un mois, dit l'oncle.
— Et vous soupez avec nous, ce soir }
— Oui, dit l'oncle.
— C'est bon. Et toi, Martel as-tu soif ? Veux-tu manger
tout de suite r... Adèle, fais-le gotiter.
— Je n'ai pas faim, grand-père, ni soif.
— Alors, sortons. Profitons de la lumière : la vie est
courte.
Profitons de la lumière ! Un oiseau aurait compris. Je com-
pris très bien.
Quand nous fûmes dehors, éblouis de clarté, tout émus de
chaleur, et de confiance dans nous-mêmes et dans la bonne
loi inconnue ; quand il nous eut montré en détail l'étroit
domaine, mon grand-père s'arrêta devant moi. Il me parais-
sait de haute stature. En réalité, il était de taille moyenne,
avec des épaules larges, une poitrine d'athlète.
— Écoute, me dit-il. Je veux que tu sois heureux chez moi.
Chez moi, tout t'appartient. D'abord ceci : la vue de la mer,
des forêts et du ciel que Dieu te donne... Les plus riches du
monde entier, les rois, les puissants de la terre, arrivent tous
dans notre pays pour posséder ça par les yeux ; mais eux, ils
sont forcés de repartir, parce que leur vie est ailleurs. Nous,
nous sommes ici chez nous. Tout cela est à nous, notre pays
nous appartient ; jouis-en bien tous les jours et aime-le ; il
en vaut la peine...
Il regarda la mer et dit encore !
— L'Italie est moins belle. On ne voit ça qu'en France.
Il s'arrêta un peu :
— Quant à tout ce qui est dans la maison, prends tout,
casse tout, brûle tout !... Si ça t'amuse, je serai content...
Il se mit à rire, et poursuivit :
— Mais je serai bien plus content si tu ne casses rien, si tu
ne brûles rien, — car, après, je n'aurai rien, plus rien, oh I
S6 LA PROSE DE JEAN AICARD
mais, rien du tout !.„ et j'ai besoin de mes outils, de tous
mes outils, vois-tu. Je t'expliquerai ça demain.
Je répondis, le cœur gonflé d'un bonheur nouveau, étrang:e,
à jamais inoubliable :
— Oh ! g-rand-père !
Enfin, je me sentais aimé par quelqu'un, par les êtres et
les choses. Je cessais d'être une petite machine à récitation ;
je devenais un enfant, un vrai, un fils des hommes.
Je suis heureux.
Sur le derrière de la maison, qui n'était pas enfermé dans
l'enclos, s'ouvrait une porte. Elle donnait accès à une salle
basse dont les parois étaient, d'un côté, taillées à même dans
le roc.
— Le plus pauvre peut encore obliger un pauvre, dit mon
grand-père. J'ai offert cet asile à une malheureuse vieille
femme qui s'appelle Finon... Elle a beaucoup travaillé toute
sa vie. Sans entrer chez elle, tu peux voir d'ici qu'elle couche
sur la paille... Je fais pour elle ce que je peux. Je lui dois
beaucoup, mon fils, car c'est elle à présent qui m'enseigne la
patience... Moi, j'ai été imprudent, j'ai mérité mes infor-
tunes. Elle n'a pas mérité la sienne.
Finon parut sur le seuil de sa porte. C'était une vieille,
pareille aux fées des contes, toute ridée, un peu courbée sur
un bâton dont elle s'aidait toujours.
Grand-père lui dit :
— Bonjour, Finon.
Finon ne salua pas, ne répondit pas. Elle se retira chez elle
en grommelant, comme une bête farouche.
— Elle me déteste, dit grand-père. Elle m'appelle le riche !...
L'âge a troublé un peu sa cervelle... Elle a eu un mari : il est
mort ; elle a eu deux fils : ils sont morts. Ah ! la pauvre
femme ! Les enfants parfois lui font des niches. Il faudra les
en empêcher, mon fils, quand, tu pourras. Il faut être bon
SOUVENIRS PEBSONNBLS B^
avant tout. Et il faut être fort, afin de pouvoir faire au besoin
respecter sa bonté. Il faut défendre le droit des faibles.
Sans doute, j'avais l'air de ne pas comprendre, car je me
rappelle très bien que grand-père ajouta, en s'arrêtant et en
me regardant avec attention :
— Que deviendraient les enfants comme toi, si les hommes,
c'est-à-dire les forts, ne les défendaient pas, ne s'occupaient
pas d'eux ? La vie s'arrêterait : c'est ce que Dieu ne veut pas.
Tâche donc d'être fort, afin d'être bon en paix.
Mon esprit si jeune et si abandonné était comme une terre
aride après une grande sécheresse. Ces paroles tombaient
sur moi comme une rosée ; mon âme les buvait, les absorbait,
s'en imprégnait toute. J'étais heureux de les entendre. Je
comprends bien maintenant ce qui se passait en moi. Tous
les bons germes de ma nature attendaient une eau du ciel ;
ils s'ignoraient jusqu 'alors ; et voilà que tout à coup ils se
sentaient fécondés et se réjouissaient obscurément. Je buvais
la vie et l'espérance
L'oncle Albert nous suivait en silence. Son admiration pour
g'and-père le rendait muet.
On rentra. Nous montâmes le petit escalier : il débouchait
sur la pièce commune, une salle assez grande, toute brunie
par la fumée. Sous le vaste manteau de la cheminée, grand-
père s'assit. Sa chaise ne quittait jamais cette place. De là, en
levant les yeux et avançant la tête, il voyait le large trou par
où la fumée ne parvenait presque jamais à s'échapper toute ;
et par ce trou, en toute saison, il pouvait apercevoir un mor-
ceau de ciel, les nuages, durant le jour, ou les étoiles...
Et cela lui paraissait un avantage qu'il me signala.
Débris d'une riche collection, des gravures admirables mais
dorées, sous leurs vitres, par la terrible fumée, cachaient
partout les murs. Il me montra sa bibliothèque. C'était une
longue planche rabotée par lui et sur laquelle il y avait un
gros Molière — qu'il tenait dans ses mains quand nous étions
arrivés, — un Rabelais, un Montaigne, un La Fontaine, Don
Quichotte, les chansons de Béranger et cinq ou six cents
38 LA PROSE DE JEAN ÀlCARD
pièces de théâtre, dont la plus récente datait de 1825, le tout
noir ou jaune de fumée.
On lui envoyait d'anciens journaux qu'il appelait obstiné-
ment des gazettes. C'était souvent des gazettes de l'année
précédente. Il apprenait ainsi les nouvelles politiques trois
mois ou un an après les faits accomplis.
— Quel calme cela me donne ! disait-il. Je n'oublie jamais
qu'il est trop tard pour que je me réjouisse ou que je m'at-
triste outre mesure d'un événement. Tout ce que je lis est de
l'histoire. Alors, les faits ne me troublent plus. La justice
seule m'importe... Et elle finira par triompher à travers tout,
mais il faut du temps.
A dix ans, je n'aurais pas compris ces choses. Mais tous
les jours il devait me les redire et je me laisse entraîner ici
avec joie par mes souvenirs...
C'est lui qui, lorsque j'avais quinze ans, me dessinait un
jour, avec du blanc d'Espagne, sur un coin de son mur, le
plus noirci par la fumée, une ligne horizontale, bien droite,
puis une ligne brisée qui montait obliquement vers le
plafond.
— Tu vois cette ligne brisée } c'est la ligne de vie, mon
fils ; elle va à travers les siècles. Dans sa direction générale,
elle ne cesse pas de monter ; n'empêche qu'elle est composée
d'une succession d'angles aigus qui ont tantôt la pointe en
l'air, tantôt la pointe en bas. Dans les moments où l'on se
trouve au bout d'une des pointes d'en bas, on crie à la déca-
dence, mais regarde : sauf la première, toutes les vallées
successives sont plus élevées que le premier sommet, et la
première elle-même est bien au-dessus de l'horizon ! C'est
toute l'histoire humaine : on crie aux abus, à la mort de la
morale et de tout. Tout de même il y a cent ans nous avions
la torture en France ! Vous dites qu'aujourd'hui la magistra-
ture et la justice ne valent rien ? Mais vous savez bien
qu'après tout elles sont mieux organisées que jamais. Je suis
protégé aujourd'hui, moi, simple citoyen, comme je ne l'étais
pas jadis. Tout est là. La civilisation, la société meilleure,
SOUVENIBS PERSONBILS Bg
c'est la protection du droit des faibles, toujours plus assurée ;
et leur droit est de monter toujours plus haiir, s'ils le méritent.
Mais je n'en finirais pas si je voulais redire et résumer
tous les propos que, dans la suite, me tint grand-père
Martel.
C'était l'heure du souper. Tante Adèle mit la table. Grand-
père l'aida à faire cuire le souper. Assis sous la cheminée, il
se mit à tailler adroitement sur une planchette un lapin en
quartiers.
— Un chasseur doit savoir faire cuire ses aliments, disait-
il en riant.
Mais il y avait beau temps qu'il ne chassait plus... Tou-
jours il égayait ainsi, d'un mot, sa misère.
A table, il ne cessait de verser à boire, « comme s'il était
riche » disait l'oncle Albert.
Le défaut de grand-père Martel, c'était de donner tout ce
qu'il avait joyeusement. Dès qu'un hôte de hasard, chasseur
ou colporteur, frappait à sa porte : « Avez-vous faim > avez-
vous soif? Entrez », disait-il... Tante Adèle levait alors les
yeux au ciel en silence, mais en silence elle allait chercher le
pain, les fruits, le vin et les verres. Et grand-père répétait :
« Dieu est bon : il a fait le vin ! » Jamais il n'offrit à boire
autrement qu'en fredonnant ces deux vers de quelque chanson
oubliée :
A propos de mémoire
Nous oublions de boire !
Nous soupâmes. Au dessert, grand-père chanta une chanson
provençale. Une gaité saine était dans tous ses propos. Ses
moindres gestes disaient la confiance dans la vie, dans le
rythme ou secret ou visible de toutes choses. Ce qu'il répé-
tait le plus souvent, c'était : t Ne va pas trop vite, mon fils,
la vivacité est de ton âge, mais sun^eille-la bien. C'est le
désir d'avoir trop tôt fini qui gâte la fin. Les sauvages ne
savent pas ça. Les hommes d'expérience le savent. Un chêne
de trois siècles ne peut pousser en trois jours : c'est le temps
40 LA PROSE DE JSA.N AICARD
qui a fait sa force et qui a fait sa beauté. » Il ajoutait :
« Patience, le chêne se fait vieux. » Il m'a dit mille fois :
« Apprends à ne t'étonner de rien... Quand tu verras ta tête
rouler à cent pas loin de ton corps, alors commence à te dire :
« Ça ira mal !» — Et qui sait r ça ira peut-être bien. »
Après le souper, ce premier jour, la conversation l'ayant
permis, l'oncle Albert plaisanta un peu au sujet du fameux
jardin suspendu^.
— Eh ! grand-père Martel > cela vous a coûté cher. Outre le
prix de revient, je crois bien que vous y avez perdu au moins
cinquante mille francs, le jour où la maison s'est vendue >
Grand-père gravement, le verre en main, répondit :
— Pendant vingt ans, j'ai vu, du haut de mon jardin, un
des plus beaux spectacles du monde : c'est-à-dire la mer, le
ciel et les étoiles, les soleils levants et les soleils couchants.
Il y a des gens qui vont au cercle et qui jouent ; d'autres qui
ont une loge à l'opéra et au petit théâtre. J'allais au théâtre
rarement et je n'allais jamais au cercle. Cinquante mille francs
en vingt ans, cela fait deux mille cinq cents francs par an. Les
nobles étrangers qui viennent passer l'hiver dans notre pays
pour voir, trois ou quatre heures durant, ce que je voyais
toute l'année, dépensent beaucoup plus que cela ! Oncle Albert,
je vous le jure, je n'ai pas payé trop cher la vue du plus beau
des spectacles — dans ma loge de verdure... Allez, allez, je
ne suis pas si fou qu'on le croit. Et je le prouve bien aujour-
d'hui... Tu apprends le latin, mon fils }... moi, qui ne l'ai
jamais su, je t'apprendrai autre chose : l'amour de ton pays et
l'amour des hommes ; et autre chose encore : je t'apprendrai
à te servir de tes dix doigts, je t'apprendrai à raboter, à
limer, à tresser, au besoin, une canestelle de vendanges. Je
t'apprendrai enfin à regarder pousser l'herbe et voler les
oiseaux du ciel : c'est plus beau que tout le reste, et le bon
Dieu en personne est caché dans ces mystères qu'on ne sait
I. Jardin suspendu que le grand-père, au temps de sa fortune
avait établi au sommet de sa maison.
SOUTENIBS PEBSONÎTBLS 4t
plus regarder, — mais que tous vos savants n'expliquent pas
encore.
Quand je m'endormis, le soir, dans l'humble masure, après
avoir vu partir l'oncle Albert dans sa carriole, — j'étais calme
et heureux pour la première fois de ma vie.
Et je rêvai que je voyais de mes yeux la raison qui fait
pousser l'herbe et voler les oiseaux du ciel.
La Bonne École.
Je commençai ma vie nouvelle, dès le lendemain, avec
ravissement. Je dépouillai l'uniforme du soldat, et, vêtu de
toile, je devins un petit paysan lâché dans les bois, mais
soucieux de complaire au bon grand-père, à la bonne tante.
Pourtant, le goût d'être libre, l'emportement vers toutes les
nouveautés de la nature retardèrent trop souvent mon retour
vers la maison aux heures des repas. J'inquiétais un peu mes
bons parents, non sans repentir, — mais l'égoïsme d'un être
qui naît à la vie est une incomparable puissance ; je voulais
voir, marcher, courir, boire l'air le plus longtemps possible,
et mes expéditions firent plus d'une fois trembler ma bonne
tante Adèle. Quant à grand-père, dès que j'arrivais :
— Tu ne t'es pas fait mal, Martel r
— Non, grand'père.
— Alors, tout est bien, Dieu merci.
Comme on peut le penser, je déchirais fréquemment mes
culottes. Jamais je ne fus grondé pour ça. On les raccom-
modait, voilà tout. Grand-père disait en riant :
— Les culottes sont faites pour protéger la peau. On ne
peut pas être un coureur des bois et ne jamais déchirer ses
culottes. La blessure faite aux culottes honore l'enfant qui
les porte. Elle prouve sa hardiesse à affronter les rochers et
les ronces. C'est aux parents à trouver de la toile assez solide
pour lutter avec les épines et le granit. Ah ! si l'on pouvait te
mettre aux bons endroits, des pièces en fer-blanc !
4a I<A PBOSE DE JEAN AICÀRD
Et l'on riait. Un jour, mes deux culottes de toile se trou-
vèrent déchirées à la fois : j'étais allé trop vite en besogne.
Résolu, pour toutes sortes de raisons, à ne pas mettre mon
pantalon d'uniforme, je demandai à matante une de ses jupes.
Ma tante était de petite taille et son jupon était court pour
elle. Il me descendit jusqu'aux talons. Jamais je n'ai vu rire
mon grand-père de si bon cœur. Il était si fier de son petit-fils,
unique rejeton mâle des Martel, que l'idée seule de le voir
enjuponné l'égaya comme ayant en elle le plus inattendu
des contrastes. Raymond Martel, en jupon ! à dix ans ! un
homme véritable! un homme rare! c'était à mourir de rire.. Et
il riait, riait !... Je sortis ainsi vêtu, et ne revins qu'à l'heure
du déjeuner.
Ah! oui, j'étais bien heureux chez mon grand-père Martel.
Je le regardais travailler le bois ou le fer. Il m'enseignait
le maniement de tous ses outils, riant sans malice de mes mala-
dresses, m 'encourageant quand il le fallait, ne me reprochant
guère que ma hâte en toutes choses, « défaut d'enfant, disait-
il, défaut de sauvage». Et il répétait: « les chênes ne vont
pas si vite ! »
1 out en travaillant, il m'expliquait pour la vingtième fois
la solidarité de tous les métiers entre eux.
— C'est comme une ronde, disait-il, où chacun se donne la
main. Si une main vient à lâcher, tout s'embarrasse. Chaque
homme est utile à tous les autres, ne l'oublie jamais. Ne
méprise jamais un autre homme à cause de son métier.
N'estime un homme que par son caractère et ses mérites.
Qu'importe le titre ou la profession r
Je le regardais faire des « canisses » c'est-à-dire des claies,
vriller les roseaux dorés, les cheviller, les assembler en ran-
gées solides, tout cela d'une main lente mais sûre, sans mau-
vaise hâte. Il savourait le travail, il ne s'en débarrassait
jamais. — « Quand tu vas quelque part, fais de ta route un
premier plaisir. »
Les enfants du voisinage arrivaient par petite troupe de
cinq ou six. Un ou deux, à d'autres moments, venaient à part»
SOUVENIRS PERSONNELS 43
prendre « la leçon » de ma tante. Il y avait des fillettes, des
petits garçons aux yeux noirs comme ceux des rossignols,
aux teints fauves. Habitants de fermes isolées dans la colline,
ils étaient très farouches. Ils s'apprivoisèrent bientôt avec
moi. Quand ils partaient, je les accompagnais au loin.
J'allais parfois attendre leur arrivée, et l'on jouait en route.
Ils m'apprenaient bien des choses. L'un d'eux, un jour, me
fit voir une caille posée dans un chaume. Elle était droite,
toute droite, attentive, dressant sa tête si mignonne au
bout de son cou allongé. C'était la première caille que je
voyais ainsi... je la vois encore. C'était joli, cette vie libre et
sauvage, surprise par nos regards d'enfants sauvages et libres I
J'admirais la patience de ma tante à faire répéter le caté-
chisme à ces enfants. Je comparais la leçon qu'elle leur don-
nait à celles que je recevais au collège. Je les enviais. Jamais
ils n'étaient punis. On les reprenait avec fermeté, mais avec
douceur et patience. Grand-père se moquait un peu, genti-
ment, de celui qui avait dit une trop grosse sottise. Tous
l'adoraient. Quand ils avaient bien répondu, prouvé leur
bonne volonté, il leur contait des histoires, que j'ai entendues
cent fois : Le Bonnet vert, aventure d'un gentilhomme qui
ne pouvait dormir, sinon avec un bonnet de soie verte ; ou bien
la commère de M. le curé, inolïensive histoire, mais un peu
grasse en certain passage. Quand le passage terrible arrivait,
tante Adèle, levant les yeux au ciel et secouant la tête d'un
air d'indulgente pitié, sortait un moment.
Le soir, on jouait aux dominos. Je m'amusais à tricher
grand-père. Confiant, il ne voyait rien ; puis, lassé de perdre,
il lui arrivait de jeter tout au diable, Alors, j'avouais mes
ruses. — « Petit gredin ! » — Au fond, il était enchanté de
me voir tant d'esprit.
Après la partie, on regardait les chats (il y en avait cinq ou
six) jouer à cache-cache. L'un d'eux choisissait sa cachette,
et les autres le cherchaient. J'ai vu ce jeu bien souvent. Il
était organisé à merveille. Et c'était vraiment drôle quand le
« cache-cache » devenait un « chat perché ».
44 Lk PROSE DE JEAN AICARD
Parfois, on sortait aux étoiles. Il y avait, dans une petite
vallée toute voisine, une sorte de « château » abandonné, et
devant le château une avenue où poussaient, au pied de grands
arbres, toutes sortes de broussailles.
Ce lieu était admirable. Au bout de l'allée, il y avait un
spacieux bassin où luisait un glacis d'eau rêveuse, aimée des
reptiles, des reinettes, et où les oiseaux du ciel venaient boire
et les étoiles se mirer.
Nous allions là. On s'asseyait sur le rebord carré du bassin
de pierre et l'on écoutait les invisibles flûtes lointaines de la
nuit et du silence. C'était des harmonies douces, tendres, pro-
fondes. Je crois qu'elles étaient en nous...
Une Histoire d'Amour.
Un soir, à la fin d'août, chez grand-père Martel, dans le
petit enclos dont le portail grand ouvert nous laissait voir la
mer éblouissante sous les rayons fauves du couchant, au bruit
léger des pinèdes voisines que la brise faisait vibrer, tandis
que caquetaient au loin, sur la crête de la colline où elles se
retirent chaque soir, les perdrix rouges, mes amies, — grand-
père me regarda. Tante Adèle, assise près de nous, travail-
lait à quelque humble raccommodage... 11 regarda aussi la
sainte fille qui avait sacrifié sa dot à son frère, et qui consa-
crait à son père le reste de sa vie, puis de nouveau il me
considéra longtemps.
Le jour finissant brillait dans ses beaux cheveux rares et
légers.
Il posa tout à coup à terre les roseaux qu'il assemblait
pour faire une claie, et ses mains un peu tremblantes m'ap-
pelèrent. J'allai à lui ; il me serra sur sa poitrine.
— Écoute, Martel, me dit-il, voici que tu as quinze ans. Te
voilà un bel adolescent ; demain tu seras un jeune homme. A
quinze ans, mon fils, il arrive qu'on est amoureux. Tu as fait
peut-être des vers — en latin, qui sait ? — aux brunes et aux
SOUVENIRS PERSONNELS \b
blondes. L'amour, — rappelle toi Ésope — c'est comme la
langue : ce qu'il y a de meilleur et ce qu'il y a de pire. Ecoute.
A quinze ans, mon fils, aime-les toutes, mais avec les yeux
seulement : il y en a tant de mauvaises ! Il faut se défendre.
Choisis sans te presser, assure-toi que tu aimes vraiment, et
que celle-là est digne de toi, et puis épouse-la, sois fidèle, et
traversez la vie, jusqu'à la dernière heure, la main dans la
main.
Ayant soupiré profondément, il reprit, avec un sourire
enfantin :
— Moi, j'ai aimé deux fois.
Tante Adèle à son tour posa son ouvrage. Pour sûr, elle
connaissait l'histoire. Elle souriait aussi.
— La première fois, dit grand-père, c'était une marchande
de tabac, mais si jolie !
— La Graziella de Monsieur de Lamartine, dis-je, était une
cigarière, quoique le livre affirme qu'elle polissait du corail.
Je disais Monsieur de Lamartine parce que mon grand-père
ne parlait de Molière qu'en disant : Monsieur de Molière !
— Ma marchande de tabac, poursuivit-il, était bien jolie.
J'avais dix-sept ans. Je ne fumais pas : je ne ne pouvais donc
voir la dame de mes pensées qu'en passant dans la rue. Je
ne lui avais jamais parlé, mais je l'appelais ma maltresse.
Elle l'était puisque je me sentais prêt à lui obéir en tout.
Mon amour était grand. Je résolus d'entrer chez la marchande.
Je ne fumais pas ? Eh bien, je me mettrais à fumer. J'entrai
donc et je demandai un bon cigare. Nous étions seuls. J'au-
rais pu la dévorer des yeux à mon aise, mais j'étais timide.
Je n'étais pas entré chez elle sans beaucoup d'hésitation et
de peine. Je pris la boîte pleine de cigares et je ne regardai
d'abord que les cigares... j'en choisis un, bien lentement. Je
regardai enfin, l'espace d'une seconde, la marchande, en lui
demandant quelle somme je lui devais. Elle me le dit ; je
payai, en la regardant encore une fois, du coin de l'œil. Elle
était certainement, de près comme de loin, la plus jolie du
monde, et je savais que ses parents étaient honnêtes. Sans
46 LA PEOSE DE JEAN AICARD
me presser, j'allumai mon cigare ; puis, n'ayant plus de motif
pour rester là, je sortis, bien fâché de la quitter, et plus
amoureux que jamais. Je m'en allai en fumant de toutes mes
forces, afin de m'habituer au tabac et d'avoir ainsi un bon
prétexte pour aller voir souvent ma maîtresse... Je fumais de
mon mieux ; je m'appliquais à tenir mon cigare comme j'avais
vu faire aux officiers ; je le laissais parfois entre mes dents...
Il tirait mal ; je le fumai en conscience jusqu'au bout, étonné
de n'éprouver aucun des malaises que l'on m'avait annoncés,
et enfin je rentrai chez moi.
Hélas ! à peine arrivé dans ma chambre, surpris sans doute
par la chaleur des appartements, je tombai comme une masse
sur le parquet, étourdi, assommé, et, toute la nuit, je fus
malade, oh ! mais très malade.
Je ne retournai plus chez la jolie marchande de tabac...
Ce n'était donc point là, mon fils, une amour assez grande !
Ce n'était pas celle qu'il faut. Et tu vois comme on aurait
tort de s'engager avec trop de hâte.
A quelque temps de là je fus bien heureux d'être libre, car
je fis la connaissance de ta bonne grand'mère qui avait alors
seize ans. Je l'épousai un an plus tard, et depuis je n'ai aimé
qu'elle. Nous avons été heureux dans nos cœurs et cela suffit.
Tout le reste, auprès, est bien peu de chose. Et je serai, je
l'espère, béni en toi.
Grand-père se tut. Tante Adèle reprit son ouvrage et lui
le sien ; — mais ils durent le quitter peu d'instants après,
car la nuit tombait et, dans le grand cadre du portail, on
voyait la mer, tout là-bas, de jaune d'or devenir sombre...
II
CONTES
Mensonge de Chien^
I
J'avais en lui une confiance aveugle depuis longtemps. Nous
nous aimions. C'était un chien mouton. Il était blanc, avec
une calotte brune. Je l'avais appelé Pierrot.
Pierrot grimpait aux arbres, aux échelles! Fils de bateleur,
peut-être, il exécutait des tours de force ou d'adresse inat-
tendus. Il était amoureux d'une boule de bois grosse comme
une bille de billard ; il nous l'avait apportée un jour, et, assis
sur son derrière, il avait dit : « Lance-la-moi bien loin, dans
la broussaille... Je la retrouverai, tu verras !» On le fit.
Il réussit à merveille dans son projet. Il devint alors très
ennuyeux ; il disait toujours : t Jouons à la boule ! »
Il entrait dans le cabinet de travail de son maître, brusque-
ment, quand il pouvait, avec sa boule entre les dents, se
mettait debout, les pattes de devant sur la table, au milieu
des paperasses, des lettres précieuses, des livres ouverts :
« Voilà la boule... Jette-la par la fenêtre, j'irai la chercher.
Ça sera très amusant, tu verras, bien plus amusant que tes
papiers, tes romans, tes drames et tes journaux !... »
On lançait la boule par la fenêtre... Il sortait... Mais non,
1 . Extrait de L'été à l'ombre, recueil de nouvelles.
48 LA PROSE DE JEAN AICÀRD
on l'avait trompé, le bon Pierrot ! Et à peine était-il dehors,
que la boule prenait place sur la table, en serre-papier. Pierrot,
au dehors, cherchait, cherchait... Puis, revenant sous les
fenêtres : « Eh ! là-haut ! l'homme aux papiers ! Ouah !
ouah ! Voilà qui est un peu fort ! Je ne trouve rien I C'est donc
qu'elle n'y est pas... Si un passant ne l'a pas prise, alors,
pour sûr, tu l'as gardée ! »
II remontait, fouillait du nez dans les poches, sous les meu-
bles, dans les tiroirs entr'ouverts, puis tout à coup, de l'air
d'un homme qui se frappe le front, il vous lorgnait : « Je parie
qu'elle est sur la table!... » On se gardait bien de parier,
puisqu'elle était, en effet, sur la table... D'un coup d'oeil intel-
ligent, il avait suivi votre regard... II apercevait sa boule...
Pour la cacher encore, on l'enlevait d'une main brusque...
et alors, oh ! alors, bonsoir le travail ! C'étaient des parties
de gaieté extravagantes ! Il sautait après la boule, voulait
l'avoir à tout prix, suivait vos moindres mouvements, ne
vous quittait plus, toujours riant de la queue...
Avec cela, bon gardien. C'est ce qu'il faut à la campagne.
Il me faisait souvent penser à ces hommes métamorphosés
en chiens, comme on en voit dans les contes de fée. L'œil
était d'une humanité tendre, profonde, implorante, et disait :
« Que veux-tu > Je ne suis que ça : une bête à quatre pattes,
mais mon cœur est un cœur humain, meilleur même que celui
de la plupart des hommes. Le malheur m'a appris tant de
choses ! j'ai tant souffert ! je souffre tant encore aujourd'hui,
de ne pouvoir t'exprimer, avec des paroles semblables aux
tiennes, ma fidélité, mon dévouement !... Oui, je suis à toi, je
t'aime... comme un chien ! Je mourrais pour toi s'il le fallait...
Ce qui t'appartient m'est sacré... Que quelqu'un vienne y
toucher et l'on verra ! »
II
Or, nous nous brouillâmes un jour. Ce fut un gros chagrin.
Les gens qui croient au chien aveuglément me comprendront.
Voici ce qui arriva :
CONTES 4g
La cuisinière avait tué deux pigeons.
— Je les mettrai aux petits pois, s était-elle dit.
Elle alla dans une pièce voisine chercher une corbeille où
jeter les plumes de ses pigeons à mesure qu'elle les plumerait.
Quand elle revint dans sa cuisine, elle poussa un grand cri.
Un de ses deux pigeons s'était envolé ! Elle ne s'était absentée
pourtant que quelques secondes. Un mendiant sans doute
était passé par là, avait fait main-basse sur l'oiseau par la
fenêtre ouverte. Elle sortit pour chercher le mendiant imagi-
naire. Personne. Alors, machinalement, elle songea : « Le
chien ! . Et aussitôt, saisie de remords : . Quelle horreur,
soupçonner Pierrot ! Jamais il n'a rien volé ! Il garderait, au
contraire, un gigot tout un jour sans y toucher, même ayant
faim !... Du reste, il est là. Pierrot, dans la cuisine, assis sur
son derrière, — l'œil à demi-fermé, bâillant de temps à autre ;
il s'occupe bien de mes pigeons ! >
Pierrot était là, en effet, somnolent, avec un grand air
d'indifférence! Je fus appelé...
« Pierrot > » Il souleva vers moi sa paupière appesantie.
« Eh! que veux-tu, mon maître? J'étais si bien ! Tiens, je
pensais... à la boule! »
— A la boule ?... je suis de votre avis, Catherine ; le chien
n'a pu voler le pigeon. S'il l'avait volé, d'abord, il serait en
i train de le plumer, au fond de quelque fossé, pour sûr.
— Regardez-le, pourtant, monsieur... Ce chien-là n'a pas
l'air chrétien.
— Vous dites?
— Je dis que Pierrot, en ce moment, n'a pas l'air franc.
— Regarde-moi, Pierrot.
Très vite, la tête un peu basse, il grommela :
— Est-ce que je serais ici, bien tranquille, si j'avais volé
un pigeon? Je serais en train de le plumer!
Il me servait mon argument. Ceci me parut louche.
— Regarde- moi dans les yeux, comme ça...
A n'en pas douter, il feignait l'indifférence!
— Ah ! mon Dieu, Catherine, c'est lui ! j'en suis sûr! c'est lui !
S
5o LA PROSE DE JEAN AICARD
Ce que j'avais vu dans les yeux du chien était pénible,
affreusement pénible à mon cœur. Je vous jure, lecteur, que
je suis sérieux... J'y avais vu, distinctement, un mensonge
HUMAIN. C'était très compliqué!... Il voulait mettre une
fausse apparence de sincérité dans son regard, et il n'y
parvenait point, puisque cela est impossible même à l'homme.
Ce miracle du Malin n'est, dit-on, possible qu'à la femme, et
encore !
Lui, s'épuisait en efforts vains. Sa volonté profonde de
mentir était, dans ses yeux, en lutte avec la faible apparence
de sincérité qu'il parvenait à créer; mais ce mensonge inachevé
était plus tristement révélateur qu'un aveu !
Je voulus en avoir le cœur net, avoir la preuve.
III
A trompeur, trompeur et demi.
— Tiens, lui dis-je, je te donne ça!...
Je lui offrais le pigeon dépareillé... II me regarda, songeant :
« Hum! ça n'est pas possible! Toi, tu me soupçonnes, et tu
veux savoir) Pourquoi me donnerais-tu un pigeon aujour-
d'hui } Ça ne t'est jamais arrivé ! »
Il le souleva dans sa gueule, et doucement, tout de suite:
le remit à terre.
Il ajouta : « Je ne suis pas une bête 1 »
— Enfin, il est à toi !... Puisque je te le dis !... Je pense
que tu aimes les pigeons)... Eh bien ! en voilà un! Du reste
j'en avais deux : il m'en fallait deux !... Je ne sais que fairt
d'un seul... je te répète qu'il est à toi, celui-ci...
Je le flattai de la main, en songeant : '■
« Canaille ! voleur tu m'as trahi comme si tu n'étais qu'ur
homme ! Tu es un chien perfide ! Tu as menti à toute une exis
teuce de loyauté, gredin ! »
A haute voix, j'ajoutai :
— Oh I le bon chien ! le brave chien ! l'honnête chien ! Oh
qu'il est beau !
Il se décida, prit le pigeon entre les dents, se leva, et s'ei
CONTES 5l
alla, lentement, non sans tourner de mon côté la tête plusieurs
Fois, pour voir ma pensée véritable.
Dès qu'il fut dehors, sur la terrasse, je fermai la porte à
:laire-voie, et je demeurai à l'épier,
11 fit quelques pas, comme résolu à aller dévorer sa proie plus
loin, puis s'arrêta de nouveau, posa encore son pigeon à terre
ît réfléchit longtemps. Plusieurs fois il regarda la porte avec
son œil faux. Puis il renonça à chercher une explication
satisfaisante, se contenta du fait, ramassa sa proie et s'éloi-
gna... Et à mesure qu'il s'éloignait, la queue timide, hésitante
dans ses attitudes depuis notre conversation, devenait
sincère : « Bah ! attrapons toujours ça ! Personne ne me
egarder Vive la joie! Qui vivra, verra ! »
Je le suivis de loin et je le surpris en train de creuser dans
a terre un trou avec ses deux pattes, très actives. Le pigeon
jue je lui avais offert traîtreusement, était à côté de la fosse...
Je grattai la terre moi-même, tout au fond... Le premier
Digeon était là, volé ! habilement caché !
J'étais navré. xMon ami Pierrot, revenu aux instincts de ses
congénères, les renards et les loups, enterrait ses provisions.
Vlais, animal domestique, il avait appris à mentir!
Je fis, sous les yeux du menteur, un paquet des grosses
îlumes de mes deux pigeons, et je déposai ce plumeau sur
na table de travail.
Et quand Pierrot m'apportait la boule, en disant d'un air
légagé : « Eh bien ! voyons, ne pense plus à ça, jouons ! »
'élevais le petit balai de plumes... et Pierrot baissait la tête...
a queue se rabattait honteuse, se collait à son pauvre ventre
"rémissant... La boule lui tombait des dents! « Mon Dieul
non Dieu ! tu ne me pardonneras donc jamais ! »
- Tu ne m'aimais pas, lui dis-je un matin, non, tu ne
n'aimais pas, puisque tu m'as trompé, et si savamment!
Je ne sais qui me répondit, avec bonne humeur : « Mais
»i, mais si, mon cher, il vous aimait ! et il vous aime encore
incèrement... mais que voulez-vous? il aimait aussi le
3igeon !... Il est bien assez puni, maintenant, allez ! »
5a LA PROBE DE JEAN AICARD
IV
Je saisis le petit balai de plumes, et pourtant Pierrot n'eut
pas peur. — « Tu le vois, lui dis-je, pour la dernière fois.
Périsse le souvenir de ta faute ! » Je jetai l'objet dans le feu.
Pierrot, gravement assis, le regarda brûler... puis, sans éclat
de joie, sans sauts ni bonds, noblement, simplement, il vint
m'embrasser... Quelque chose d'infiniment doux gonfla mon
cœur. C'était le bonheur de pardonner.
Et, tout bas, mon chien me disait : « Je le connais, ce bon-
heur-là... Que de choses je te pardonne, moi, sans que tu le
saches I »
CONTES 53
Le Vase d'Argile*.
I
Jean avait, de son père, hérité un petit enclos au bord de
la mer. Autour de l'enclos, bourdonnaient les ramures des pins
qui répondaient aux bruissements des vagues. Au pied des
pins, le sol était rouge, et l'ombre pourpre de la terre, tom-
bant dans le bleu des vagues du golfe, les rendait violettes
£t tristes, le soir surtout, aux heures de rêverie.
Il y avait, dans l'enclos, des roses et des fraises. Les belles
filles du voisinage venaient chez Jean acheter de ces fruits et
de ces fleurs, comparables à leurs joues. Roses, lèvres et
fraises, ayant même jeunesse, avaient la même beauté.
Jean vivait heureux, devant la mer, au pied des collines,
sous un olivier planté devant sa porte, et qui, en toute saison,
faisait flotter sur son mur blanc une dentelle d'ombre bleuâtre.
Auprès de l'olivier, il y avait un puits. L'eau en était si
fraîche et si pure que les filles du voisinage, aux joues de
rose, aux lèvres de fraise, y venaient, matin et soir, avec leurs
cruches. Sur leur tête couronnée d'un coussinet, elles por-
taient, en les soutenant de leurs beaux bras nus, relevés en
anses vivantes, les cruches, sveltes et rebondies comme elles.
Jean regardait toutes ces choses et il admirait et bénissait
la vie. Comme il n'avait pas vingt ans, il aima d'amour une
des belles filles qui puisaient de l'eau à son puits, qui man-
geaient ses fraises et qui respiraient ses roses.
Il dit à cette jeune fille qu'elle était pure et fraîche comme
l'eau, savoureuse comme la fraise et suave à respirer comme
la rose. Alors, la jeune fille sourit.
Il lui répéta la même chanson et elle fit la moue.
Il lui répéta son même refrain ; et elle épousa un matelot
qui l'emmena sur la mer lointaine.
(I) Extrait de \Eté à l'Ombre,
54 LA PROSE DE JEAN AICARD
Jean pleura beaucoup, mais il admirait toujours et il bénis-
sait la vie. Jean pensait quelquefois que la frag-ilité de ce qu
est beau, la brièveté de ce qui est bon, donne du prix à h
bonté et à la beauté des choses.
II
Un jour, il s'avisa que, sous la croûte végétale, la tern
roug-e de son champ était d'excellente argile. Il en prit ui
peu dans sa main, la mouilla de l'eau de son puits et façonm
un vase naïf en songeant aux belles filles qui ressemblent i
des amphores sveltes à la fois et rebondies.
La terre de son champ était, en effet, d'excellente argile. I
se fabriqua une roue de potier ; il construisit de ses propre;
mains, avec son argile, un four qu'il adossa à la muraille d(
sa maison, et il se mit à fabriquer de petits pots à mettre des
fraises.
Il devint habile à cette besogne, et tous les jardiniers dei
environs venaient chez lui s'approvisionner de ces pots légers
poreux, d'un beau rouge, rebondis et sveltes, où la frais(
s'entasse sans s'écraser et dort à l'abri d'une feuille verte..
La feuille, le pot, les fraises, forme et couleur, cela enchan
tait le monde, et les acheteuses, au marché de la ville, m
voulaient plus de fraises que vendues dans les pots, svelte:
et rebondis, de Jean le potier.
Et plus que jamais les belles filles visitèrent l'enclos d(
Jean. Elles apportaient maintenant des paniers de roseauj
tressés, des « canestelles » où s'empilaient les pots vides
rouges et frais. Mais Jean savait maintenant regarder les fiUej
sans les désirer. Son cœur était, pour toujours, sur la mei
lointaine.
Cependant, à mesure que se creusait et s'élargissait, dam
son enclos, la fosse où il prenait son argile, il vit que ses pot!
à enfermer des fraises se coloraient diversement, teintés par
fois de rose, parfois de bleu ou de violet, parfois de noir oi
de vert. Et ces nuances de la terre lui rappelaient les plus
CONTES 55
belles choses qui eussent réjoui ses yeux, plantes, fleurs, mer
et ciel. Il se mit alors à choisir, pour faire ses vases, les
nuances de la terre, qu'il mariait délicatement. Et ces couleurs,
produites par des siècles d'ombres et de jours alternés, lui
obéissaient, modifiées à son g-ré en une seconde.
Sur la roue, qui tournait comme un soleil, à l'ordre de son
pied agile, c'est par centaines qu'il modelait chaque jour ses
pots à fraises. La masse d'argile informe, tournoyante au
centre du disque, sous le toucher du doigt, s'élevait brus-
quement comme une corolle de lis, s'allongeait, s'écrasait au
gré du potier, s'enflait ou se rétrécissait, vivante. Le potier
créateur animait la terre.
III
Et comme il songeait toujours aux choses qu'il avait le plus
admirées, sa pensée, son souvenir, son impondérable volonté
descendait de son front dans ses doigts où, sans qu'il sût com-
ment, il communiquait à l'argile le principe de la vie mysté-
rieuse, que le plus savant ne définit pas. Et les humbles
ouvrages de Jean le potier avaient des grâces surprenantes.
Dans telle courbe, dans tel coloris, il mettait un souvenir de
jeune sein palpitant ou de fleur épanouie, ou même de couleur
du temps, et de peine ou de joie.
Aux heures de repos, il marchait, les yeux fixés à terre,
étudiant les variations de ton du terrain sur les falaises, dans
les plaines, au flanc des collines.
Et le désir lui vint de modeler un vase unique, un vase mer-
veilleux, et par lequel vivrait, pour l'éternité, quelque chose
de toutes les beautés fragiles que ses yeux avaient vues,
quelque chose même de toutes les joies brèves que son cœur
avait éprouvées, et même un peu de sa douleur divine
d'espérance, de regret et d'amour.
C'était alors un homme dans toute la force de l'âge. Et,
cependant, pour mieux méditer sur son désir, il renonça au
travail bien rémunéré, qui lui avait permis, il est vrai, de
56 LA PROSE DE JEAN AICARD
mettre de côté un petit trésor. Sa roue ne tournait plus, comme
autrefois, du matin au soir. Il laissa d'autres potiers fabriquer
des pots à fraises par milliers. Les marchands désapprirent le
chemin de l'enclos de Jean. Les jeunes filles y vinrent tou-
jours, par bonheur, à cause de l'eau fraîche, des roses et des
fraises, mais les fraisiers, mal cultivés, périrent ; les rosiers
se firent sauvag-es et s'en allèrent, par-dessus les murs de
l'enclos, offrir aux passants du chemin leurs roses poudreuses.
Seule, l'eau du puits demeura fraîche et abondante, et cela
suffit à attirer autour de Jean l'éternelle jeunesse, l'éternelle
gaieté.
Seulement la jeunesse, pour Jean, devint moqueuse ;
moqueuse pour lui devint la gaieté.
— Eh ! maître Jean ! ton four ne va plus > Ta roue, maître
Jean, ne tourne plus guère ? Quand le verra-t-on, ton pot mer-
veilleux qui sera beau comme tout ce qui est beau, épanoui
comme la rose, grenu comme la fraise, et parlant, s'il faut
t'en croire, comme les lèvres ?
IV
Or, Jean a vieilli, Jean est vieux. Il est assis sur son banc de
pierre, à côté de son puits, à côté de son four de potier, sous
l'ombre en dentelle de son olivier, devant son enclos vide dont
tout le terrain est de bonne argile, mais ne produit plus ni
fraises ni roses.
Jean disait autrefois : « Il y a trois choses : les roses, les
fraises, les lèvres. » Toutes les trois l'ont délaissé. Les lèvres
des jeunes filles et même celles des enfants sont pour lui
devenues moqueuses :
— Eh ! père Jean ! tu vis donc comme les cigales > jamais
on ne te voit manger, père Jean?... Le père Jean vit d'eau
fraîche !... Qui devient vieux devient enfant! Qu'y mettras-
tu, dans ton beau vase, si jamais tu le fabriques, vieux fou >
il ne gardera pas même une goutte de l'eau de ton puits !
Va-t'en peindre des cages, vieille bête, et fabriquer des
CONTES 57
g:arg-oulettes ! Les garg-oulettes retiennent l'eau comme une
cage retient le vent !
Jean secoue la tête en silence et, à toutes ces railleries, il
répond par un bon sourire... Il respecte les bêtes et partage
avec des pauvres son pain sec. C'est vrai qu'il ne mange
plus guère, mais il n'en souffre nullement. Il est tout amai-
gri, mais sa chair n'en est que plus saine. Sous l'arcade de
ses sourcils son œil veille, attentif au monde, avec des clartés
de source où se mire le jour.
Et Jean, un beau matin, sur sa roue qui tourne au choc
rythmé de son pied, se met à modeler un vase, le vase qu'il a
longtemps vu en rêve. La roue horizontale tourne comme un
soleil, au battement rythmé de son pied. La roue tourne. Le
vase d'argile s'élève, s'abaisse, se renfle, s'écrase en masse
informe, pour renaître de lui-même sous la main de Jean.
Enfin, d'un seul jet, il jaillit comme une fleur soudaine d'une
invisible tige. Il s'épanouit triomphal. Et le vieillard, dans
ses mains tremblantes, l'emporte vers le four bien préparé où
le Feu doit, à la beauté de la Forme, ajouter la beauté,
fuyante et décisive, de la Couleur.
Toute la nuit, Jean, dans le four bien chauffé a entretenu
et mesuré la flamme, ouvrière des tons nuancés.
A l'aube, l'œuvre doit être achevé.
Et le potier, vieux et mourant, dans son enclos désolé,
élève vers la lumière du jour naissant la Forme légère, née
de lui, en laquelle il veut retrouver le rêve unifié de sa longue
vie. Dans la forme et la couleur du vase fragile, il a voulu fixer,
pour toujours, la couleur et la forme éphémères des plus
belles choses... O Dieu du jour! le miracle est accompli! Le
soleil éclaire des courbes rebondies et sveltes, des colorations
infiniment nuancées et fondues avec unité, qui font revenir,
dans l'àme du vieillard, par le chemin des yeux, les joies et
les douleurs savoureuses que donnent aux jeunes hommes
3.
58 LA PROSE DE JEAN AICARD
les jeunes filles pareilles à des roses mousseuses, les lèvres
semblables à des fraises, les bras arrondis en anses de
porteuses d'amphore, les seins palpitants des petites fiancées,
et les ciels d'aurore et les mers violettes et tristes au soleil
couchant... O miracle de l'art où la vie se résume, pour
éterniser la joie !
L'humble artiste élève, vers la lumière du jour naissant,
son chef-d'œuvre fragile, fleur de son âme naïve.
Il l'élève dans ses mains tremblantes comme pour l'offrir à
des dieux inconnus qui firent la beauté première. Mais voilà
que ses mains trop tremblantes, l'ont laissé échapper tout
à coup, comme son corps vacillant laisse échapper son âme et
le rêve du potier, tombé avec lui à terre, se brise et s'éparpille
en miettes.
Où est-elle maintenant la forme du vase, telle que l'a
éclairée un instant l'aurore nouvelle, telle que seul l'ont vue
et le soleil et l'humble artiste>
Sûrement, elle est quelque part la forme heureuse et pure
du divin Rêve un instant réalisé.
CONTES 59
Toute une Vie*.
I
Du plus loin qu'il me souvienne, je l'ai toujours vu à son
échoppe, au coin de la place de mon village, le savetier
Martin ; je l'ai toujours vu là, un soulier solidement pris
entre ses genoux, rapprochant ses deux poings énergiquement
fermés, écartant les coudes et tirant l'alêne avec la régularité
du gros balancier de cuivre qui, derrière lui, dans l'hor-
loge à gaîne, fait tac, tac, et lui raconte l'éternelle monotonie
des choses.
II
Tac, tac, de gauche à droite, le balancier va, les coudes
s'écartent, les poings se rapprochent. Pan, pan ! le marteau
tape ; la besogne avance et ne finit jamais. Après un soulier,
un autre. Les hommes marchent, les souliers s'usent. Pan,
pan ! de bas en haut ; tac, tac, de droite à gauche !... Toute
la vie, Martin, tu tireras l'alêne et tu frapperas du marteau,
assis sur ta chaise basse, dans ta boutique étroite, dans uk
coin de la place de mon village, devant l'église d'où sortent,
tous les dimanches, des chants monotones comme l'étemitc
dont ils parlent, comme l'enfer et le paradis, comme notre
vie mortelle qui va, tac, tac, de droite à gauche, de la crainte
à l'espérance, toujours, toujours !
III
Les arbres de la place sont verts au printemps et l'été ; en
automne, leurs feuilles tombent; l'hiver, les arbres sont
dépouillés. Tac, tac, toute ta vie, Martin, tu tireras l'alêne,
I . Extrait de VÈté à l'ombre
6o LA PROSE DE JEAN AICARD
tu frapperas du marteau ; les souliers s'usent, les hommes
marchent. La besogne, qui toujours avance, n'est jamais finie.
En été naissent les cigales ; il y en a par milliers dans les
hautes branches des platanes, dans les hautes branches qui
doucement remuent, de droite à gauche, toujours.
Sur le tronc des arbres et par terre, l'ombre est criblée de
petits ronds lumineux qui bougent, de gauche à droite, du
nord au sud, de l'est à l'ouest, selon le vent, toujours, tou-
jours ; et les cigales de l'été bruissent, prolongeant les sac-
cades de leur chant qui, toujours le même, s'élève et descend
comme s'il s'éloignait après s'être rapproché. La besogne
n'est jamais finie.
L'août s'en va, emportant les cigales. L'eau des collines
descend dans la plaine inondée. Les grenouilles par myriades,
autour du village, font une clameur soutenue, immense, un
tapage si régulier qu'on dort au milieu par l'habitude, sans
plus l'entendre, et que, s'il venait à se taire, on se réveillerait
brusquement, cherchant ce qui se passe d'insolite, car on
s'accoutume à tout. Voyez le père Martin qui, toute la vie,
frappe du marteau et tire l'alêne, toujours, toujours.
IV
Il y a, sur la place, une fontaine.
Du milieu d'un bassin rond s'élève une colonnette qui porte
une vasque d'où l'eau, par quatre becs, tombe, tombe dans l'eau
du bassin, sans cesse, avec un bruit gai, mais toujours gai,
sans variation, sans changement, gai d'une gaieté sans âme,
que rien n'émeut ; si monotone dans sa gaieté qu'on s'attriste
à songer que rien ne peut le faire changer, que rien ne peut
émouvoir aucune chose, ni le départ des morts qui, sous le
drap noir, traversent la place de mon village pour aller au
cimetière, ni l'arrivée des nouveau-nés qu'on va baptiser à
l'église.
C'est une horloge aussi, la fontaine aux quatre becs ; elle
semble indiquer les quatre saisons ; elle désigne le nord, le
CONTES 6i
midi, le couchant et le levant. Elle bruit sans fin, comme
bruissent les feuilles, comme les grenouilles et les cig-ales,
comme les chants de l'église, comme le balancier, comme le
marteau du père Martin... Pan, pan ! Les souliers s'usent, les
hommes marchent. La besogne, qui toujours avance, n'est
jamais finie.
Le père Martin a une femme, une femme de bon conseil,
une brave femme qui économise. Le père Martin, le dimanche
même, travaille, sans souci du curé : « Si je ne travaillais
pas, monsieur le curé, je me griserais peut-être le dimanche ! »
On ne l'a jamais vu gris, le père Martin. Il boit de l'eau. Il
économise, toujours ; et sa femme, qui l'aime, est contente.
Elle ne l'a jamais vu gris.
VI
A quoi rêve le père Martin, tout en tirant lalène, tout en
frappant du marteau > C'est une chose étrange : il veut quitter
l'échoppe. Il songe à la quitter.
De la place, les passants qui le regardent trouvent l'échoppe
jolie, car la porte vitrée, aussi large que la boutique, est en-
cadrée de verdure, et, là-dedans, sous les vitres, au milieu
de son cadre de fleurs, le père Martin a l'air d'un tableau
vivant, d'un fameux portrait, ma foi ! d'un de ces portraits de
maître où le peintre a mis tant d'expression, tant de réalité,
qu'on y devine toute la vie du personnage, ses habitudes
d'esprit, sa pensée, toute sa vie, toute.
Toujours le même, comme un portrait peint, le père Martin
vieillit en tirant l'alêne. De temps en temps, à inten'alles
réguliers, il relève le nez, jette un coup d'œil sur la place où
la fontaine coule, où les hommes marchent où les souliers
s'usent. « Bonjour père Martin ! » « Bonjour, bonjour ! » On
passe, on s'éloigne... on repassera.
6jl LA PROSE DE JEAN AICARD
VII
A quoi rêve le père Martin > A quitter l'échoppe. Il en a
assez. Il se sent vieillir. Et c'est précisément parce qu'il en a
assez de l'échoppe qu'il y reste, qu'il n'en boug-e pas, qu'on
l'y voit au travail, si tôt le matin, et si tard le soir, frappant
du marteau ! Martin travaille pour ne plus travailler. Il a ses
projets, Martin. Il économise. Pan, pan! Toute une vie il
besognera, pour avoir à la fin quelques jours sans travail, les
derniers, jours heureux où il changera de logis ! où il ne dira
plus : « Entrez ! entrez, nous allons voir ça ! » ou bien : « C'est
six francs sans marchander ! » ou bien : « Bonjour, bonjour! »
à tous les rouliers qui passent! Alors il aura un jardin, un
jardin à lui, qu'il arrosera, qu'il bêchera, devant une maison-
nette à lui, qu'il fera bâtir. Il a choisi déjà dans sa pensée,
l'emplacement de sa maisonnette ; elle sera à l'un des bouts
du village, un peu loin de la grand'route où les hommes
marchent, où les souliers s'usent. Il en a assez le père Martin,
de tirer l'alêne et de frapper du marteau.
VIII
Et il sourit, le brave Martin, parce qu'il travaille et qu'il
espère. Il est honnête, et l'on vient chez lui de bien loin. Il
entasse de jolis écus, dans de vieilles bottes suspendues au
plafond de son grenier. Tape, marteau ; coule, fontaine ; les
petis ruisseaux, eh ! eh ! eh ! font, dit-on, les grandes rivières ;
petit à petit, pan, pan, pan, l'oiseau fait son nid... Eh, eh, eh !
Et maintenant il arrive qu'en passant devant l'échoppe, on
entend rire le père Martin. Il rit tout seul, à son joli rêve, à
son jardinet, à sa maisonnette, construite où il sait bien : à
l'un des bouts du village, un peu loin, oui, un peu loin
de la grand'route, où les hommes marchent, où les souliers
s'usent.
CONTES 63
IX
— Holà ! père Martin ! nous avons donc pris un aide>
— Ma foi, oui, comme vous voyez !
Ils sont deux maintenant dans l'échoppe, à tirer l'alêne, un
vieux et un jeune, à tirer l'alêne et à frapper du marteau, à
dire : « bonjour » aux passants, à répondre aux pratiques. Ils
sont deux dans le cadre de verdure, qui apparaissent aux pas-
sants comme un tableau du travail monotone, du travail éter-
nel. 11 y a un vieux et il y a un jeune. Le jeune apprenti est
vig-oureux. Le père Martin a vieilli. Sa femme au fond de la
boutique, sourit.
X
— Un aide, père Martin ! c'est déjà bien du changement
dans votre vie !
— Du changement > oh 1 si peu ! Il y avait trop de pratiques !
— Tant mieux, père Martin ! trop de travail enrichit !
Et il sourit aussi, comme sa femme.
Du changement r il ne comprend pas. Non, elle n'est point
changée son existence ; voilà bien la place, l'église et la
fontaine, les mêmes choses, les mêmes bruits, les mêmes
paroles. Des morts qui passent sous le drap noir; des enfants
que l'on va baptiser. Les hommes marchent, les souliers
s'usent. Tac ! tac ! pan, pan ! mais cela va finir. La maison va
se construire. Elle se construit, elle monte. Voici déjà tout
le premier étage... On en parle dans le pays ! La maison du
père Martin ?... Elle masquera la vue de la plaine à la maison
du notaire, qui n'est pas content. Encore quelques jours,
brave homme, et à force de besogner, tu auras gagné le jour
du repos ! Besogne ! besogne ! Elle chante clair, la fontaine !
Demain tu ne l'entendras plus. Le bruit de ton marteau
semble sonner la joie. La maison neuve a deux étages. Les
maçons, sur les toits, contre la cheminée blanche, ont planté
64 LA PROSE DE JEAN AICABD
le drapeau, orné d'un bouquet de laurier-rose ! Ton rêve est
réalisé ! Ta maison est debout. Ton drapeau flotte, ma foi !
comme celui de la mairie les jours de fêtes ! Allons, Martin !
paye aux maçons bouteille ! Choisis pour cela un dimanche
un beau, un bon dimanche, et qu'on baptise la maison.!..
... Tu ne tireras plus l'alêne et tu peux poser ton marteau !
XI
« Je ne tirerai plus l'alêne, et je peux poser mon mar-
teau !... » Tant on a bu et rebu à la santé du père Martin,
qu'il s'est grisé, tout à fait g-risé. Il est bon, le petit vin blanc
dont jamais Martin n'avait bu ! Ce n'est pas l'eau de la fon-
taine ! Voici le premier dimanche de Martin, et c'est la pre-
mière fois qu'un dimanche il n'entend pas sortir de l'église le
bourdonnement régulier des psaumes, monotones comme la
vie éternelle dont ils nous parlent! C'est donc, cette fois, un
vrai dimanche, le dimanche du repos. Tout va changer, dans
la vie de Martin. Et gaiement, il tapote sur l'épaule de
l'apprenti. Eh ! eh ! eh!... Tous deux ils sont gris et tous
deux se regardent d'un air bien drôle, en se disant des choses
si plaisantes qu'autour d'eux on s'attroupe !... On rit d'eux ;
on les excite! La femme de Martin accourt... Comment!
pourquoi la fête s'est-elle achevée en bataille >
XII
La fête s'est achevée en bataille. Aussi, comment s'est-il
grisé > Pourquoi a-t-il grisé le petit apprenti > On ne les
aurait pas plaisantes tous les deux sur le compte de sa femme
à lui, le pauvre Martin ! à son âge ! Il n'aurait pas été furieux !
Et le soir, dans la vieille maison qu'il habite (la vieille, pas
la sienne, pas la neuve !), demeuré seul avec sa femme et son
apprenti, il n'aurait pas vu rouge, et, d'un coup de tranchet,
blessé au bras le jeune homme !... Mais c'était son premier
dimanche ! Il changeait, et pour toujours, de vie et d'habi-
CONTES 85
tudes ; il a voulu faire une fête, la fête de sa vie, la seule,
l'unique, et qu'on dise : « Oh I Martin, ce jour-là, a bien fait
les choses ! » Et alors il est rentré gris ! et il les a battus,
tous les deux ; ils se sont défendus ; il y a eu des coups, des
cris et du sang ! Et (elle n'est pas gaie, cette histoire, mais
elle est vraie, hélas ! pour le malheur du pauvre homme!) il
a, dans l'accès fou de sa colère d'ivresse, une lampe à la
main, mis le feu aux rideaux de son lit, aux rideaux des
fenêtres, criant bien fort: « Que tout brûle !... » Il en avait
assez, de cette vie de travail où le seul jour de fête qu'il ait
voulu se donner s'est changé en un jour de malheur !...
Et devant la maison en flammes, tandis qu'on panse l'ap-
prenti et que l'on console la femme, Martin pleure, pleure,
Martin pleure comme un enfant.
XIII
La maison neuve n'est plus à lui. La moitié de l'argent
empilé dans les bottes a payé l'incendie, qui a été grave.
Pourtant l'échoppe n'a pas souff'ert. La verdure, depuis ce jour
(qui fut il y a deux ans), a repoussé ; et l'horloge, au fond de
l'échoppe, fait tac, tac, comme si rien ne s'était passé.
Sur la place, les arbres tour à tour sont verts, oujaunissants,
ou tout dépouillés. La fontaine aux quatre becs coule, coule,
coule avec son bruit gai, d'une gaieté triste parce qu'elle n'a
point d'âme, et qu'elle laisse indiff"éremment passer les morts
et les nouveau-nés. Enterrements, mariages, baptêmes, sur
la place de l'église de mon village, cela se voit tous les jours.
Le chœur des grenouilles fait la nuit un grand tapage qui ne
déplaît pas à ceux qui ont coutume de l'entendre, lesquels se
réveilleraient brusquement, si ce bruit venait à se taire. En
été, les cigales saccadées bruissent dans les hautes branches
des platanes remués, sous lesquels l'ombre est criblée de
ronds lumineux qui eux aussi s'agitent selon le vent, comme
nos âmes qui toujours vont de l'espérance à la crainte, tou-
66 LA PROSE DE JEAN AICARD
jours ! Tac, tac, pan, pan ! le temps coule, le marteau frappe ;
les hommes marchent, les souliers s'usent... « Bonjour ! bon-
jour ! père Martin !... »
XIV
Il est là, le père Martin, seul comme autrefois, seul sans
apprenti. Sa femme ne sourit plus. Elle vieillit, vieillit, se
parcheminé et se voûte. Elle fait la soupe et coud les habits.
Son mari tire l'alêne. Il ne demande plus rien, ni maison, ni
jardinet. Pourtant, parfois, comme en un rêve, il se répète :
« Oh I si j'avais un jour, si, avant de mourir, j'avais une mai-
sonnette ! Un petit jardin ! » — Mais au fond, il en a assez
de la vie, de cette vie où les fêtes tournent en jours de
malheur I
Il vit par habitude, parce que c'est « comme ça ».
XV
Dans son cadre de verdure, où le printemps met çà et là
des fleurs rouges comme du sang, il a l'air d'un portrait de
maître, où le peintre a su, par la ligne et par la couleur,
raconter toute la vie d'un homme, toute la vie.
XVI
Au loin, coupant la plaine, des trains de chemins de fer
sifflent, à deux lieues du village. Ils courent sur les rails qui
vont d'un bout du monde à l'autre, ou qui plutôt entourent la
terre comme un cercle une barrique ; mais Martin est toujours
là, assis sur une chaise basse, dans son échoppe étroite.
Sur la mer courent les navires qui, eux aussi, avec leur sil-
lage, font un cercle à la terre. Martin est toujours là, tirant
l'alêne, frappant du marteau, dans son échoppe étroite.
Il y a beaucoup de routes sur la terre, beaucoup de chemins,
et les sentiers ne se peuvent compter. Les hommes mar-
chent, les souliers s'usent. Martin ne bougera pas.
CONTES 67
Pan, pan! enfonce tes clous étoiles qui reluisent sous les
larges semelles des souliers de nos paysans. Tu as enfoncé,
dans du cuir, autant de clous, compère, qu'il y a d'étoiles au
ciel ! Pan ! pan ! Le marteau frappe ! pan ! pan ! pan ! toujours,
toujours.
Les conscrits quittent le villag-e, soldats ou matelots, les
gros propriétaires aussi ; — et les uns et les autres vont bien
loin sur les navires, dans les wagons ; beaucoup font le tour
du monde, mais, quand ils reviennent dans mon village, après
les longues absences, ils revoient toujours le savetier Martin,
un soulier solidement pris entre ses genoux serrés, rappro-
chant ses deux poings énergiquement fermés, écartant les
coudes et tirant l'alêne avec la régularité du gros balancier
de cuivre qui, dans l'horloge à gaîne, en forme de cercueil,
droite derrière lui, — accompagnant de son < tac, tac, tac »
le bruit du marteau qui cloue les semelles comme on clouera
un jour le cercueil de Martin, — lui raconte l'étemelle mono-
tonie des choses, que personne ne comprend.
XVII
II est là, le père Martin, seul comme autrefois, seul, sans
apprenti, dans son échoppe étroite.
Il recommence.
68 LA PROSE DE JIÀN ÀICABD
Pastouré raconte l'histoire des
« Merlates » qui étaient des
merles* .
Voici donc l'histoire des Merlates. Il est bon qu'on te la
rabâche, ô Moourin! pour le cas, où malgré mes bons
conseils tu prendrais une femme, et surtout si la femme est
une de ces Tonia qui tirent la carabine comme des hommes.
Un cultivateur de chez nous, nommé Sanplan, avait
épousé une jeune fille de la famille Charpinois (hargneux). Des
gens de cette famille, on en trouve partout.
Sanplan un jour tua deux merles au cimeau. Le rôti étant
cuit, les époux se mirent à table, dans la salle d'en bas de
leur bastide.
Tout en se pourléchant les lèvres, Sanplan s'écria tout à
coup :
— Voilà un fameux merle !
— Tu veux dire : une fameuse merlate>
— Je dis : un fameux merle !
— Eh bien, tu as tort, répliqua la femme, car c'étaient des
femelles. Les mâles ne sont pas si bons!
— Merlates, si tu veux, alors ! répondit Sanplan qui était
d'humeur facile.
— Il n'y a pas de si je veux ! lui répéta la Charpinois ;
je ne veux pas que tu aies l'air de me faire une grâce !
Sanplan était marié depuis peu de jours, et d'ailleurs son
caractère n'était pas pénible, mais au contraire tout à fait
tranquille. C'est pourquoi d'un air aimable :
— Et si je suis de ton avis, dit-il, à seule fin de te faire
plaisir, où est le mal >
1. Extrait de V Illustre Maurin. — Maurin et son compagnon
Pastouré dit Parlo-Soulet (Parle-Seul) sont descendus dans un
puits pour échapper aux gendarmes. C'est là que Parlo-Soulet,
après avoir bu, devient loquace et raconte cette histoire à Maurin.
CONTES 00
— Alors, cria-t-elle, tu t'entêtes à dire et à répéter que
c'étaient des merles >
— Je m'en garderais bien!... c'étaient peut-être bien des
bécasses.
— Bécasses, bécasses ! Tu dis bécasses pour te moquer de
moi !
— Mettons, si tu tiens, que tu as mangé une merlate et
moi un merle. La preuve, d'ailleurs, a disparu et tu n'as pas
goûté du mien.
— Je l'ai senti ; c'était une merlate.
— N'en parlons plus, c'est comme tu voudras.
— Comme tu voudras ! comme tu voudras ! grogna l'insup-
portable femelle. Les choses ne sont pas comme on les veut.
Elles sont comme elles sont !
— Hélas ! soupira le mari, tranquille comme Baptiste,
hélas ! oui, elles sont comme elles sont !
Mais, à l'ordinaire, plus Sanplan était calme, plus sa
femme s'exaspérait, et, comme elle n'était pas bête, elle
comprit trop le soupir du mal marié :
— Aï! las! cria-t-elle, c'est à moi de soupirer !... Ma
mère me l'avait bien dit que je ne tarderais pas à être mal-
heureuse avec toi !
— Peuh ! ta mère ! ta mère !
— Eh bien, quoi, ma mère ? Tu n'as pas de mal à dire de
ma mère, à présent !
Et prenant à témoin le monde entier qui n'était pas là :
— Vous l'entendez ? Vous l'entendez tous } il me dit
du mal de ma mère, à présent ! il ne manquait plus que cela !
O ma brave, ma pauvre mère! Pourquoi ne suis-je pas
restée dans la maison de ma mère !
Sanplan ne put s'empêcher de dire :
— Plus Dieu, carogne, que tu fusses restée en galère !
— C'est ça, insulte-moi ! hurla misé Sanplan, née Charpi-
nois... Va dire à tout le monde que tu m'as prise en galère !
Et menace-moi de m'y envoyer !... En galère, bon Dieu!
m'envoyer en galère! et pourquoi, je vous le demande,
"Jb LA PBOSB DE JEAN AICARD
pourquoi > parce que, tout bonnement, je ne veux pas dire
qu'une merlate est un merle! N'est-il pas juste de soutenir
qu'une merlate n'est pas un merle > N'est-ce pas la vérité
même ?... Il faut être fou pour vouloir faire dire à une
honnête femme une chose qui est l'opposé de tout bon sens et
de toute vérité !... On ne m'a pas appris à mentir, chez mes
parents... En galère !... Et je ne commencerai pas, non, pas
même pour faire plaisir à mon homme. Non, non, je ne
mentirai pas!... c'étaient des merlates, des MERLATES !
des MERLATES/... Et l'on me pilerait dans un mortier
plutôt que de me faire dire le contraire ! »
Le repas fini, elle continua ainsi à grog-nasser durant une
heure, tout en tricotant des bas. Son mari ne soufflait plus
mot. Elle tricotait sous la lampe, en grognassant toujours :
— De sûr, c'étaient des merlates ! Il n'y a que des sots et
des imbéciles, des ignorants, pour soutenir que des merlates
sont des merles !... Oui, oui, c'étaient des merlates ! et au der-
nier badàous (bâillements d'agonie), je le répéterai encore :
C'étaient des merlates ! des merlates ! »
— Ces merlates-là, dit Sanplan, que Dieu alors en préserve
les merles, car c'est plus affaire aux merles qu'à moi !
— Cependant, riposta la Charpinois hors d'elle, cependant
tu n'es toi-même qu'un sot merle ! un vilain merle !
Sur cette dernière parole, Sanplan toujours tranquille,
sortit de la cuisine, ferma la porte et monta se coucher.
Demeurée seule, la Charpinois continua de tricoter, tirant
à elle, par petits coups, son fil de coton...
Quand la Charpinois tricotait, elle laissait courir son pelo-
ton à terre, de-ci, de-là, — car elle n'avait ni chat ni chatte,
ne pouvant pas souff"rir les bêtes, qui le lui rendaient bien.
Maintenant elle continuait à jargouiner toute seule :
— Devant le bourreau, je le dirais ! Le bourreau ne me
ferait pas dire autre chose ! c'étaient des merlates ! Au jour
du dernier jugement, je le dirai encore au bon Dieu, en per-
sonne : c'étaient des merlates !... Il est en train de se coucher,
ce grand lâche I II a peur de la vérité !... mais quand je vivrais
CONTES 71
cent ans, il ne m'entendra plus dire autre chose : c'étaient
des merlates ! et même de grosses merlates !
Et malgré son pégin (humeur maligne), c'était bien douce-
ment qu'elle tirait de temps à autre son mince fil de coton,
précautionneuse à ne pas le rompre, car les vrais charpinois
ne perdent jamais la tête, même au plus fort de leur charpin.
Tout à coup, le fil résista. Elle tira encore ; le fil se tendit.
Intriguée, elle le suivit de l'œil. Le fil passait là-bas, sous la
porte fermée.
— Mon homme aura poussé le cabedèou (le peloton) du
pied, le maladroit, en s'en allant... Ah ! les hommes ! ça ne
fait attention à rien ! que ferait-il, celui-là, s'il ne m'avait
pas ! mais il m'a ! et — j'en reçois tous les jours la preuve —
il ne connaît pas son bonheur, pauvre de moi !
Elle se leva, prit la lampe, ouvrit la porte et, avec grande
surprise, elle vit que le fil montait, par l'escalier, montait,
montait, tendu tout le long des marches, contre le mur de la
rampe.
— Ah ! par exemple ! que veut dire ceci Ml y a là-dessous
quelque manigance... Mon peloton n'est pas monté tout seul,
peut-être ! »
Elle ne pensait plus aux merlates, elle n'en parlait plut
du moins, car la curiosité des femmes a une telle force que,
pour apprendre un secret, les plus bavardes seraient capables
de se taire un petit moment.
Le fil la conduisit au haut de l'escalier... Là, elle vit qu'il
entrait, en passant encore sous la porte, dans leur chambre
à coucher.
Elle y pénétra, sa lampe à la main. Elle suivit le fil du
regard... Il grimpait sur le lit, où son mari ne dormait que
d'un œil. L'œil qui ne dormait pas riait. Et le fil conduisit le
regard de la femme jusqu'au lit. Le fil disparaissait sous la
couverture. Elle la souleva et vit alors que le fil était attaché
avec le peloton à un petit bâton, un joli petit martin-bâton,
pas trop noueux mais bien solide, avec lequel Sanplan cares-
sait d'ordinaire le dos de son âne, et qui pour l'heure faisait,
72 LA PROSE DB JEAN AICARD
comme son maître, semblant de dormir. Misé Sanplan ne
soufflait mot, et pour cause : elle était occupée à regarder le
gourdin.
— Femme, dit alors le mari, ceci est un premier avertisse-
ment. Si tu t'amuses à me rompre la tête, je te romprai, moi,
les échines. Mais, crois-moi, ceci ne vaut rien, et des coups
de bâton n'ont jamais rien accommodé... Je suis bon comme
un imbécile, mais j'entends être respecté comme si j'étais
un peu méchant, tiens-le toi pour dit. Je vois avec plaisir que
tu sais, à l'occasion, ne pas tirer sur un fil jusqu'à le rompre.
t Quand je t'ai résisté, moi, si doucement, sur la question
de tes merlates, que le diable emporte ! pourquoi as-tu tiré si
fort sur le fil > Le fil qui attache l'un à l'autre un mari et une
femme est plus fin encore et pas tant solide que ton fil de
coton, ma mie, et une fois rompu, il n'y a ni nœud ni épissure
qui puisse le rendre neuf et joli comme devant ! Si tu tires
trop fort sur le fil que je te dis, il pétera, pechère! et je te
planterai là, toi, avec tes merlates, car je tiens le bon bout
— celui du peloton — autour de ce bâton qui te représente
ma volonté d'homme. Là-dessus couche-toi, si c'est ton bon
plaisir, et me laisse en paix jusqu'au jour!
» Que l'endiablée femelle se soit décidée à porter dignement
par^la suite le nom de Sanplan et à faire oublier son nom de
Charpinois, je n'en jurerais pas, dit Pastouré en terminant
son histoire, mais du moins, de toute cette nuit-là, elle ne
parla plus de merles ni de merlates, et Sanplan put dormir à
poings fermés.
Or six ou sept heures de sommeil tranquille, quand on
est marié, du moins comme il l'était, c'est toujours un peu de
bon temps de gagné...
CONTES 7S
OÙ, sans autre raison que le plaisir
de rendre visite à un brave homme,
l'auteur conduit le lecteur chez
Victorin Pastouré, frère de Parlo-
Soulet \
Victorin Pastouré, le frère de Parlo-Soulet, habitait au
cœur des Maures, à quatre lieues de Roquebrune, une maison
isolée au milieu d'un champ créé de sa main, en plein bois,
au quartier des Cabanes- Vieilles. Lui-même autrefois l'avait
« essarté » (défriché parle feu).
La maison était pauvre, mais le champ n'était pas sans
valeur. Victorin était le type du paysan travailleur acharné
à la terre et thésauriseur.
Les deux frères possédaient d'ailleurs une autre bastide et
un autre champ dans l'Estérel, non loin de la légendaire
ferme des Adrets. Ils avaient là un fermier qui tous les ans
venait exactement aux Cabanes-Vieilles, payer le patron. Les
Pastouré étaient donc à leur aise.
C'est par amour de la solitude et du travail que Victorin
vivait aux Cabanes, tout seul, bêchant, labourant, semant son
blé et son avoine, taillant sa vigne, chassant aussi parfois ;—
mais tandis que Parlo-Soulet courait les Maures d'un bout
à l'autre bout, en compagnie de Maurin, Victorin faisait
autour de sa maison le vol du héron, décrivant un cercle
toujours le même, et rentrant chez lui satisfait après sa pro-
menade, qu'il eût tué ou non quelque gibier gros ou petit.
Il visitait chaque recoin de sa propriété. Il connaissait le
goût de chaque espèce de bête pour telle touffe de genêt ou
de bruyère, pour tel ravin humide ou tel coteau desséché.
Il savait un certain chêne, dans le fond d'une baisse,
I . Extrait de Y Illustre Maurin.
74 LA PROSE DE JEAN AlCARD
au pied duquel il avait tué, chaque année, depuis trente ans,
une, deux, trois, cinq bécasses. Victorin était aussi acoquiné
à sa terre que l'un de ses chênes-lièges. Ses pieds remuaient
pourtant et n'étaient pas des racines, mais son cœur et son
esprit étaient attachés à ce sol. A l'en arracher, on l'eût fait
crier et saigner.
— Comment peux-tu perdre de vue le toit de notre cabane >
disait-il à son frère.
Avare, ou économe jusqu'à l'avarice, Victorin, l'aîné de
Parlo-Soulet, n'employait aucun aide, jamais. // se faisait tout.
Il cousait, raccommodait, lavait ; il allumait son feu, cuisait
sa soupe. Avec son blé, il faisait sa farine, et avec sa farine
il pétrissait et faisait son pain, tous les samedis, dans un four
primitif bâti de ses mains.
Il dépassait les soixante ans. Il avait six doigts à chaque
main et s'en trouvait bien. On l'avait, à cause de cela, exempté
du service militaire. N'allant jamais « à la ville », il n'avait
jamais pris part à un vote. Quand on le lui reprochait :
— J'ai six doigts, répliquait-il, je suis exempt !
Depuis son tirage au sort, il n'avait plus mis le pied à
Roquebrune. Son frère (dont il avait pris soin dès cette
époque, après la mort de leurs parents, quand Parlo-Soulet
avait cinq ans à peine) l'adorait. Victorin lui avait tenu lieu
de père et de mère. Dès cette époque lointaine, le petit
frère — qui avait cinquante ans aujourd'hui — allait seul au
village pour acheter ceci ou cela, une étoffe, un pantalon tout
fait. François le matelassier passait par les Cabanes,
quelquefois, rapportant de la ville, pour le compte de Victor,
ce que Victorin lui avait commandé. Des braconniers traver-
saient le champ de Victorin, et en échange de cette tolérance
se faisaient aussi ses commissionnaires — apportaient la
poudre de contrebande, en gros grains ronds, pareils à des
petits pois tout noirs, et aussi le plomb (du huit) pour tout
gibier, et les chevrotines pour les sangliers.
Jamais Victorin ne prenait part à une battue ; mais quand
on en faisait une dans son quartier, il veillait chez lui, aux
CONTES 75
bons endroits ; et de cette façon, ou à l'affût, la nuit, il avait
abattu plus d'un porc sauvage.
Il savait, seulement parce qu'il avait eu une mère, qu'il
existe des femmes ; il le savait encore parce que, à vingt-cinq
ans, son cadet lui avait fait le chagrin de se marier, de le
quitter, d'aller habiter Roquebrune, mais sa belle-sœur était
morte et \'ictorin avait retrouvé son frère, dont la chambre
était toujours prête aux Cabanes-Vieilles, t Un coureur I
disait Victorin, mais si brave ! »
Le fils de Parlo-Soulet n'avait pas trouvé cette solitude de
son goût, et tout jeune s'en était allé à Roquebrune où il
travaillait le bien d'un riche propriétaire, apprenant non
seulement la culture de la vigne, mais le jardinage d'agrément.
Et si Parlo-Soulet parlait dès qu'il était seul, il y avait
à cela deux raisons. La première, c'est que presque tous
les solitaires aiment à parler ainsi tout haut, soit qu'ils
s'adressent à eux-mêmes, soit qu'ils animent les objets autour
d'eux, en les interpellant et leur prêtant des réponses, — car
l'homme n'est pas né, de par la nature, pour vivre seul,
L'autre raison qui avait fait prendre à Parlo-Soulet sa
plaisante habitude, c'est l'instinct d'imitation. Ce qui semble
d'abord ridicule, on l'adopte parfois cependant, lorsque
l'exemple vous y engage. « Tu vois, ça n'est pas si extra-
ordinaire, d'autres font bien ce que tu crains de faire. »
Tout petit, Parlo-Soulet avait vu son frère gesticuler, dire
à son fusil :
— Tu partiras, cette fois, hé, testard : Tu m'en joues, des
tours... Nous nous fâcherons, Jôousé ! »
Victorin appelait son fusil Joseph, sa pipe Marietto, sa
marmite Vidasso (grosse vie), sa bouteille L'Amiguo (l'amie),
son lit Consolation, sa charrue Tiro-dré (tire-droit), sa bêche
Pico-fouart (frappe fort) et le reste à l'avenant.
Il disait à sa pipe :
— Marietto, tu te fais plus noire qu'une pète (un crottin
de chèvre). Tu portes des culottes, Marietto î jamais femme
que toi ne les portera dans ma maison !
76 LA PROSE DE JEAN AICAED
Il disait à sa marmite :
— O Vidasso, tu es encore pleine, que } c'est pour t'emplir
que le monde trime ! Et plus je t'emplis, plus je te vide.
C'était la marmite des Danaïdes. II disait à sa bouteille :
— L'Amiguo, tu as un beau chapeau ; ôte-le, que je te boive
le sang- de ton cœur !
Il disait à son lit :
— Consolation, préni-mi (prends-moi). Tous les soirs tu
nous prends pour rire, puis un jour vient que tu nous prends
pour de bon ! Alors les autres pleurent, mais tu les consoles,
puis, à leur tour.
A sa charrue, il disait :
— O Tire-droit ! Quand tu ne tireras plus droit, ce ne sera
pas de ta faute ; c'est que ton maître, de la main et des
jambes, pechère ! sera tortu et lui-même tremblera !
Il disait à sa bêche :
— Pico-fouart, frappe fort, que la terre est dure ! Fais-moi
des trous qui me font vivre, que tu me feras, puis, celui où
je tomberai mort.
Tous ces discours avaient été la grande école de Parlo-
Soulet.
Un jour, le matelassier François l'avertit que Victorin se
sentait malade et l'appelait aux Cabanes-Vieilles. Parlo-Soulet
pria le matelassier de prévenir Maurin et d'informer de la
mauvaise nouvelle son propre fils, à Roquebrune. Si Victorin
l'appelait, c'était grave. Pour sûr, c'était la fin ! Parlo-Soulet
ne se trompait pas. Un chaud et froid, une « pérémonie », et
Victorin se mourait en effet.
Dès que son frère arriva, Victorin voulut s'habiller.
Parlo-Soulet eut beau protester, rien n'y fit. Le rude Victorin
se leva, mit sa plus vieille veste et retomba éreinté sur
Consolation.
Alors, il dit :
— Puisque c'est ici la mode d'habiller les morts, j'ai voulu
m'aider, que, tout seul, tu aurais eu trop de peine.
Parlo-Soulet pleura. Alors Victorin eut le mot pour rire :
CONTES 77
— Les coïons de ce siècle se mettraient la lévite noire ou
le kalitre, puisqu'ils se les mettent pour se marier... La plus
vieille veste suffit bien pour faire fumier dans la terre ; et le
bon Dieu, s'il y en a un, nous recevra toujours à son bal,
dans la salle verte du paradis.
Il soupira profondément et dit :
— Parlo-Soulet >
— Victorin }
— Tout ce que j'ai fait dans ma vie, je le voudrais faire
encore une petite fois, pechère ! mais je ne peux pas. Alors,
sais-tu, je veux te le voir faire à toi. Mets donc la table et
mange. Les oignons sont ici, les jambons sont là. Je sentirai
l'odeur de la dernière soupe... Dommage que tu n'aies pas
ici de quoi me faire sentir le goût d'une bonne bouille-abaisse !
Pendant que la soupe cuisait :
— Prends Joseph et fais-le parler. C'est l'heure où les
perdreaux me volent l'avoine sur l'aire. Vas-y voir. Emmène
mon chien César avec ton Pan-pan.
Parlo-Soulet sortit. Les perdreaux en effet étaient sur l'aire,
à l'avoine. Il tua une grosse vieille perdrix que le chien de
Victorin lui rapporta à son lit de mort.
— Brave ! il est brave, César ! dit-il en caressant son chien,
de sa main maigre et faible.
« Donne-moi un peu de soupe... Adieu, Vidasso!
Il goûta la soupe et dit :
— Passe moi Mariette. Allume-la-moi.
Il tira deux bouffées :
— Quand Mariette ne veut plus de vous, c'est qu'on n'est
plus bon à rien.
H la jeta à terre, elle se brisa, et il se dit à lui-même :
— Tu ne fumeras plus, Victorin !
Des heures se passèrent. Il dormit, se réveilla, couvert de
sueurs terribles. Il sentait la fin finale.
Alors, il dit :
— Je suis content de t'avoir revu, petit (le petit était un
vieux). Je vais retrouver les ancêtres, savoir lequel a fumé
78 LA PEOSE DE JEAN AICARD
du blé et lequel a nourri de la vigne. Ce que nous avons
mang-é et bu, à son tour nous boit et nous mange. Adieu,
que je meurs... J'ai ciré les harnais neufs et j'ai repeint la
charrette par précaution, quand je me suis vu si malade, pour
te faire honneur à l'enterrement. Tu prendras Pico-fouart et
tu me feras mon trou toi-même, — toi-même, tu entends. J'y
tiens. Mon argent est pour toi, Pastouré. (Victorin se consi-
dérant comme mort donnait à Parlo-Soulet son nom de famille,
le titre héréditaire.) Mon argent est pour toi et pour ton petit.
Dès que je serai mort, tu prendras Pico-fouart et tu creuseras
sous la grosse figuière, tout autour du pied, en un grand
rond, à six métrés juste loin du tronc de l'arbre ; l'argent est
là, il est là autour de l'arbre, comme une couronne... Une
couronne d'or, sous des pommes de terre ! mais fouille bas,
bien bas, tu comprends, à quatre pans. L'argent ne pourrit
pas comme nous. Tu trouveras là ma fortune qui est tienne,
ce qui vient de nos parents et ce que moi j'ai gagné !
Il soupira profondément et, après un petit silence :
— Arrange mon coussin, que > que j'ai sommeil de mort.
Et il bâilla plusieurs fois, péniblement.
Dans l'agonie, il arrive, avant les dernières convulsions,
que le mourant fait un geste d'habitude, prononce une parole
accoutumée... Quand il fut en agonie, Victorin mit sa main
gauche sur sa main droite et sur sa main gauche sa joue. Il
dormait ainsi, comme les bons chiens, la tête sur leurs pattes
croisées ; et comme il avait, toute sa vie, vu ses idées deve-
nues des personnes, il vit la mort et l'interpella :
— O vé ! tu es toi ! dit-il. Mort > je t'attendais ! mais
coquin de sort! tu n'es pas jolie, jolie !... Zou ! finis-moi
vite !
L'homme était fort. L'agonie dura une heure encore. En
mourant, il n'eut plus qu'un seul mot :
— Parlo-Soulet >
— Ouil
— Parlo-mi 1
Et il expira.
CONTES 79
Comment Parlo-Soulet comprend les
droits de l'homme et où l'on verra
qu'il ignorait les plus simples
rouages de la machine sociale, bien
qu'il eût figuré dans maintes réu-
nions électorales et voté pour la
sociale à la suite de son Roi ou,
si l'on veut, de son ami Maurin.
Dès que Victorin fut mort, Parlo-Soulet alluma des chan-
delles et s'assit près de lui.
Un chasseur passa devant sa porte. Il l'appela, lui offrit à
boire et le pria de faire prévenir, si cela se pouvait, son fils
et Maurin d'avoir à le rejoindre le lendemain vers midi à
Roquebrune, puisqu'ils n'avaient sans doute pas reçu son
premier message.
Quand vint la nuit il se coucha sur de vieux sacs jetés à
terre, et près de lui dormirent les deux chiens, Pan-Pan et
César.
Le lendemain matin, avant jour, il mit le cheval, nommé
Loubùou (le bœuf), à la charrette toute bleue, peinte de neuf,
attela le petit âne en flèche s'assit sur le brancard, la pipe
à la bouche, et hue, Loubùou ! la charrette grinçante
s'ébranla...
Sur la charrette, Parlo-Soulet avait jeté la limousine tout
neuve de son frère et, par les durs chemins de montagne,
le lourd véhicule, cahotant et grinçant, allait se soulevant
sur le dos des roches, comme un bateau sur la vague, pour
retomber dans les creux.
Quand le choc était trop rude. Parlo-Soulet se retournait
et arrangeait soigneusement les plis de la limousine neuve,
craignant sans doute de la perdre.
Aux descentes, il suivait la charrette, prenait en main la
8ç LA PROSE DE JEAN AICARD
corde de la mécanique, et il se rejetait en arrière pour serrer,
le frein en criant, à l'adresse de l'âne :
— Hue, l'aï ! hi ! gia ! hue ! gia, l'aï !
Les bois autour d'eux faisaient un bruit de mer sous les
étoiles vives. Puis, devant lui, au levant, Parlo-Soulet vit de
longues bandes horizontales, jaunes et rouges, rayer le ciel,
coupées par les mille jambes noires des pins qui semblaient
des bataillons de géants immobiles : puis le levant devint
rose, puis blanc ; et le soleil éblouit le charretier, et peu à peu
tout se fit chaud. Alors des mouches et des guêpes se mirent
à suivre l'attelage, et avec un rameau de bruyère, Parlo-
Soulet les chassait quand elles se posaient sur la limousine
neuve de Victorin.
Quand il eut pris la route plate, qu'il atteignit par un
circuit, et qui le menait à Roquebrune, il se rassit sur le
brancard et ralluma sa pipe éteinte. Mais il garda en main sa
longue tige de bruyère et tantôt il en caressait la croupe de
son cheval, tantôt il en touchait la limousine que suivaient
obstinément les mouches mordorées.
Et Parlo-Soulet, pour l'heure, ne disait mot, bien qu'il fût
seul.
Arrivé à Roquebrune, il alla droit chez le menuisier et,
devant la boutique, il s'arrêta.
— Oou ! c'est toi Pastouré > Qu'il y a pour ton service ?
— Je viens te commander la caisse >
— Quelle caisse >
— De mort, donc.
— Et qui est mort >
— Victorin, mon frère !
— As-tu pris les mesures r
— Non, je te l'ai apporté.
— Quoi. Qu'as-tu apporté >
— Mon frère, donc }
Parlo-Soulet souleva la limousine. Dessous, dormait son
frère, la tête relevée par un sac d'avoine, et il dit :
— Fais ton travail et dépêche. Les morts veulent la terre.
CONTES 81
Le menuisier se récria :
— On ne trimballe pas les morts ainsi ! Avait-il appelé le
médecin des morts > avait-il averti le maire >
Parlo-Soulet secoua la tête.
— Je sais qu'on ne peut pas enterrer les gens dans leur
bien et c'est pourquoi j'ai fait venir mon frère ici avec moi.
Mais que me parles-tu du médecin des morts > Depuis quand
les morts ont-ils besoin de médecin ? Ce n'est pas l'heure
de plaisanter avec moi. Les morts n'ont besoin de personne
et de médecin encore moins que de tout le reste. Pour quant
au maire, mon frère ne l'a jamais vu et le maire se moque
bien de mon frère. Mon frère ne regarde que moi. Fais la
caisse que je l'enterre, je te paierai ici même.
— Oou ! dit le menuisier. Tu parles raide et serré. Je ne
t'ai jamais vu ainsi !
— Il faut l'occasion, répliqua Pastouré, On ne perd pas
tous les jours le seul frère que l'on ait.
En vain le menuisier tâcha de lui faire comprendre quelles
formalités il avait à remplir.
Parlo-Soulet, têtu, dix fois, vingt fois, répéta :
— Mon frère est à moi. C'est mon frère. Il ne regarde per-
sonne. Seul il a vécu, seul il meurt. Sa mort ne regarde que
la nature ! Et je l'enterrerai à moi tout seul, comme je lui ai
promis. Qu'on me montre l'endroit, et je ferai le trou, selon
son commandement, avec Pico-fouart, que j'ai près de lui,
sous la limousine. Zou ! fais ton travail, que je puisse faire
le mien.
Apprenant de quoi il était question, les gens s'attrou-
paient :
— C'est ton frère qui est mort >
— Oui.
— Il est là? véritablement?
— Il est là.
Le menuisier fit prévenir le maire qui accourut en personne,
et qui renonçant à faire entendre raison à Pastouré, prit le
parti de remplir d'office les formalités nécessaires, sur le
4.
8a LA PROSE DE JEAN AICARD
champ. Le médecin arriva, écrivit chez le menuisier un bulle-
tin de décès.
Pastouré, assis sur son brancard, fumant sa pipe, haussa les
épaules et il dit :
— De médecin, vous êtes le premier qu'il voit. Il n'en a
jamais vu et il est mort quand même !
11 fumait en silence, entouré des badauds qui lui montraient
le respect compatible avec discrétion, et lui, très calme sur
le bruit du marteau qui clouait la caisse, machinalement
rythmait les jets de fumée qui, sortant de ses lèvres, jouaient
dans le soleil.
Parfois il reprenait sa branche verte et chassait encore les
mouches bourdonnantes :
— Les sottes bêtes ! disait-il tout haut. Comme de juste,
il y en a plus au village que dans les bois.
La caisse terminée, on la mit sur le véhicule à côté du mort,
puis on y coucha le mort, et on la cloua. Pastouré aida, pour
que cela fût fini plus vite et mieux.
Alors, assis sur son brancard, il remit en marche son atte-
lage, suivi d'une foule toujours grossie, curieuse mais sym-
pathique, car lui, Parlo-Soulet, était connu de tous.
— Sans reproche, vous êtes beaucoup nombreux, mes
braves gens, dit-il, mais pardon, excuse ! ceux que j'aurais
voulu voir c'est Firmin, mon fils, et aussi mon brave Maurin,
car j'ai pensé à les faire avertir. Qu'un des petits qui sont là
aille voir s'ils arrivent et leur dise que nous sommes au cime-
tière, mon frère et moi.
Au cimetière, le fossoyeur, prévenu par le maire, avait com-
mencé à creuser une fosse.
— Voilà le trou pour ton frère, Pastouré.
— Mon trou à moi, je me le ferai, et personne autre ! Ainsi
l'a commandé mon frère. Zou ! écartez-vous, braves gens!
Il avait pris soin d'apporter aussi une pelle. Il fit le trou.
Tout le village était maintenant rassemblé là, venu pour le
voir faire.
Et dans la fosse Parlo-Soulet parlait de temps en temps,
CONTES 83
non pas aux gens mais à lui-même, car dans la fosse il était
seul :
— Que de vers, mes amis ! et que de germes î Bonne terre !
et qui doit nous consumer vite ! Si toute la terre était partout
comme ça dans le monde entier, oui, qu'on aurait moins de
peine à la récaver et à la faire rendre ! C'est tout fumier, par
la fréquence des morts. Pico-fouart ici peut frapper doux;
il entre comme dans du sable... A présent, trou, que tu es
profond, mou comme tu es et plein de tant de bons germes
et de racines nouvelles, c'est bien Consolation qu'on pourrait
t'appeler, car de meilleur lit, je n'en connais pas.
A ce moment arriva Maurin.
Parlo-Soulet sortit du trou, pas loin duquel était déposé le
cercueil qu'il entoura avec les cordes de la charrette, à la
façon des fossoyeurs, et s'adressant à Maurin, sans même un
bonjour :
— Prenons-le. Aide-moi, dit-il.
Ils s'aidèrent... Il y eut un faux mouvement. Le cercueil
glissa un peu trop vite vers le trou, en basculant du côté de
la tête :
— Mon Dieu ! cria une femme épouvantée.
— D'une manière ou d'une autre, de la tête ou des pieds,
il arrivera toujours où l'on va, soyez tranquille ! dit Pastouré.
Maurin l'aida encore à combler le trou. Ils élevèrent un
tertre. Sur le tertre Pastouré planta une croix faite de deux
branchettes reliées par un chanvre grossier,et la foule se retira.
Un malin lui cria :
— Oou ! je te croyais libre-penseur >
II se retourna et doucement il dit :
— Ce que j'ai de pensée, mêlé à ce que toi tu en as, cou-
youn, n'emplirait pas la tête d'un darnagas, pechère ! Alors,
le tien comme le mien, de pensement, que ça soit libre ou pas,
je te conseille de ne pas le mettre dans une balance, qu'on se
moquerait de toi comme de moi, mon homme !
Firmin, le fils de Parlo-Soulet, parut enfin, quand tout était
terminé.
84 LA PROSE DE JEAN AICARD
Le père serra la main du fils, sans rien dire, et les trois
hommes reprirent le chemin des Cabanes- Vieilles.
Us s'arrêtèrent à mi-chemin pour faire manger les bêtes ;
et pour eux, s'étant assis à terre, ils dévorèrent les provisions
du carnier et celles que contenait le caisson de la charrette,
puis ils repartirent.
Les bruyères, les romarins, les cj'stes, les chênes-lièges et
les pins chantaient autour d'eux, puissants de rêve, de vie et
d'amour. Les trois hommes parlaient de chasse. Trois chiens,
autour d'eux, çà et là couraient, s'amusant à arrêter un lapin
sous une touffe de thym ou à taire des bonds derrière un
lièvre imaginaire.
Maintenant les trois hommes se taisaient. Ils gardèrent leur
grand silence pendant plus d'une heure chacun roulant ses
pensées. Puis tout à coup Pastouré le fils dit paisiblement :
— Si c'était un effet de vos consentements (de celui de mon
père et du vôtre, monsieur Maurin), volontiers de votre fille
je ferais ma femme.
— Si elle te veut, ça ira... dit IVlaurin.
— Qu'elle me voudra, je le pense. Je crois l'avoir compris
l'autre jour, à l'enterrement de sa grand'mère, où cependant je
la vis pour la première et seulette fois.
Ainsi parla le fils Pastouré, et alors, tout de suite, quelque
chose de gai et de salubre, qui faisait oublier la mort, entra
dans le cœur des trois hommes qui continuèrent à marcher en
se taisant.
Le Merle des Fanfares ^
— A propos, dit M. Rinal, savez-vous, Maurin, ce qui s'est
passé à Bourtoulaïgue, le 25 juillet dernier? On dit que vos
deux fanfares, qui s'étaient si bien gourmées à Saint-'Tropez,
I. Extrait de l'Illustre Maurin. — L'auteur a raconté ailleurs les
terribles querelles qui avaient plusieurs fois rais aux prises les deux
fanfares de Bourtoulaïgue.
CONTES 85
le jour de la Bravade, se sont réconciliées avec un cérémonial
extraordinaire.
— Ah ! ah ! s'écria Maurin, celle-là, voui, que c'en est une
de bonne, d'histoire ! Figurez-vous que la veille du 14 de juillet,
le maire fit appeler les deux chefs des deux musiques ennemies
et leur dit comme ça : « J'ai un merle ! »
— Bon début et qui promet ! s'écria Cabissol, joyeux.
M. Rinal lui fit signe de ne pas troubler par d'inutiles criti-
ques le génie du narrateur :
— « J'ai un merle privé, dit le maire. Et en le regardant, ce
matin, à travers les barreaux de sa cage, il m'est venu une
idée...
* La liberté est la meilleure de toutes les choses... mon
merle en est privé... rendons-la lui, mais rendons-la lui d'une
manière utile à la cause de la commune. Voici comment. Ma
fille, ce soir même, lui prendra mesure du tour de son cou, et
lui préparera, avant de se coucher, une petite cravate faite
dun ruban tricolore bleu, blanc, rouge. Et demain, 14 de
juillet, si vous êtes tous consentants, je réunirai les deux fan-
fares, l'Harmonie et la Symphonie, dans la grande salle de la
maison commune. Nous fermerons les portes, nous ouvrirons
les fenêtres. Et nous apporterons mon merle dans sa cage,
que nous mettrons sur la grande table du conseil.
« Tous les musiciens, avec leurs instruments, entoureront
la table.
€ Sur un signe que je ferai, la porte de la cage sera ouverte
solennellement. Aussitôt, les deux musiques se mettront à
jouer, bien d'accord, la Marseillaise, et le merle s'envolera,
aux sons de cette musique célèbre, emportant à jamais sur ses
ailes le souvenir de toutes nos discordes ! »
€ Les deux chefs de musique furent enthousiasmés et répon-
dirent :
< — Monsieur le maire, c'est une idée sublime ! »
« L'idée fut trouvée, en elïet, belle par tout le monde à
Bourtoulaïgue. Si on avait demandé aux deux fanfares d'ou-
blier tout bonnement leurs querelles, leurs rancunes, leurs
OD LA PROSE DE JEAN AICABD
colères passées, elles ne l'auraient pas pu ni voulu faire, mais
la seule idée d'une si belle manifestation fit du coup un com-
mencement de paix dans le pays . Tout le monde voyait d'avance
le merle, décoré, s'envolant par la fenêtre, et emportant le
souvenir des discordes d'autrefois sur ses petites ailes noires.
L'annonce de cette cérémonie transporta donc de joie tout le
peuple de Bourtoulaïg-ue. Elle eût enthousiasmé la France
tout entière si les journaux en avaient parlé, mais il n'y a pas
encore de journaux à Bourtoulaïg-ue.
« Le 14 de juillet au matin, la cag-e du merle, posée sur la
table du conseil municipal, au beau milieu du tapis bleu marine
où sont brodées en roug-e les armes de la ville, fut entourée
par les deux fanfares et par le conseil municipal, maire en tête.
« En bas, sur la place, devant la fenêtre ouverte, la foule,
tout Bourtoulaïg-ue, attendait.
« Trois jeunes fillettes, vêtues l'une de bleu, l'autre de blanc,
la troisième de roug-e, entrèrent dans la salle du conseil. La
première ouvrit la cage dont elle attacha avec une ficelle la
portette à ressort, de manière qu'elle restât ouverte, la seconde
pritbien doucement lemerledans sa main, la troisième arrangea
autour du cou de l'oiseau un petit ruban tricolore.
« Puis le merle fut remis dans la cage dont la porte toute
ouverte était bien en face de la fenêtre grande ouverte égale-
ment. Il se fit un gros silence... Le maire alors parut au balcon
et dit au peuple :
« — Citoyens, aujourd'hui, jour glorieux où fut renversée la
prison d'État qu'on appelait la Bastille, et pour honorer la
naissance de nos libertés, mon merle va être rendu libre, lui
aussi ! Déjà il porte les couleurs nationales qui ont fait le tour
du monde sur l'aile de la Révolution. Il est encore dans sa cage,
dans sa prison ; il n'attend pour s'envoler par cette fenêtre que
les premiers accords de la Marseillaise... Répétez avec moi :
« Vive le merle ! vive l'union ! vive la liberté ! »
« Les acclamations de tout un peuple entrèrent par la fenêtre,
mais il faut croire qu'elles firent peur au merle, car il se ren-
coigna dans sa cage.
CONTES 87
« Alors les deux chefs de musique battirent ensemble la
mesure et la Marseillaise éclata avec un bruit terrible dans la
salle qui était beaucoup étroite.
« Chaque musicien, monsieur, regardait le merle...
— Vous y étiez donc? dit M. Cabissol.
— Chut ! dit M. Rinal, il croit y avoir été: ça suffit. C'est
l'artiste qui compose !
Maurin n'entendait plus rien... que la Marseillaise, et il
voyait le merle.
—Et le merle, poursuivit-il, regardait les musiciens,
penchant sa tête, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, mais pour
ça, il était gêné par sa petite cravate, quoiqu'elle fût petite,
parce qu'il n'en avait pas l'habitude, comme de juste. Il
paraissait très étonné et, au lieu de le faire fuir, le tintamarre
des instruments vous le clouait là; on eût dit qu'il devenait
empaillé !
€ Le peuple, sur la place, ne voyait toujours rien sortir par
la fenêtre et chacun s'étonnait.
«_ Qui sait ce qu'il y a> Alors, il sort pas : La musique
pourtant lui devrait faire peur... Oï ! que c'est drôle! c'est
€ un affaire » manqué ! »
« Que vous dirai-je, messies r Le merle écouta la Marseillaise
jusqu'au bout, mais quand les fanfares eurent fini leur tapage...
frutt ! tout à coup, sans rien dire, il s'envola de la cage et prit
la fenêtre.
« Le peuple ne le vit pas ; il poussait des cris d'impatience
à faire trembler les maisons !
€ On chantait sur l'air des lampions : «Le merle ! le merle J
le merle ! »
« Le maire se mit alors au balcon et dit :
« — Citoyens, il est parti ; il a emporté sur ses ailes le
souvenir de toutes nos discordes. Vive la République!..
Et surtout, citoyens, faites bien attention, quand vous irez à la
chasse, à partir du i5 août, de ne pas le tuer. Vous le recon-
naîtrez à sa petite cravate ! Il est sous la protection des trois
couleurs nationales ! »
88 LA PROSE DE JEAN AICABD
« Alors la foule bien contente s'en alla. Elle gagna, la place
au bord de la mer et là tout le monde se promenait, en se
contant plus d'une fois la cérémonie.
« On remarquait que chacun des musiciens du Triomphe de
l'Harmonie donnait le bras à un musicien de la Victoire de
la Symphonie.
« Tout à coup, un bruit courut dans le peuple; < Le merle
est revenu ! oui ! oui ! il est revenu I » C'était vrai ; il était là,
sur un des arbres de la place : on le reconnaissait facilement,
comme de juste, à sa petite cravate.
c Deux musiciens allèrent sous l'arbre et, le nez en l'air, ils
l'appelaient d'une manière aimable : « Petit, petit ! »
€ — Pechère ! disaient comme ça les jeunes filles, il a perdu
l'habitude de trouver sa nourriture tout seul dans les bois ! il
revient à la mangeoire. »
« Un vieux retraité avait pour opinion que les musiciens
devaient adopter ce pauvre oiseau qui ne savait pas profiter
de sa liberté.
« De ce temps, le merle était descendu sur l'épaule de l'un
des deux musiciens qui l'appelaient.
« Celui-là voulut le prendre, mais son camarade, qui était
de l'autre fanfare, l'avait vu avant et ils se disputèrent... Pre-
mièrement vinrent les injures ; après vinrent les coups de poing.
Que vous dirai-je > Tous les musiciens qui s'étaient faits amis
depuis le matin, arrivèrent au secours, chacun prit parti pour
sa bandière (bannière), et une bataille épouvantable — comme
celle du jour de la bravade — s'ensuivit, sous les yeux
du maire, des adjoints et des gardes, qui ne pouvaient rien
empêcher.
« A la fin des fins, le maire reprit lui-même son merle et dit :
« — Citoyens ! nous recommencerons au 14 juillet de l'an
qui vient. »
€ Ah ! monsieur Rinal, conclut Maurin, je crois bien que
leur cérémonie du merle, ils la referont tous les ans, à Bourtou-
laigue, et jusque dans les siècles des siècles, pourquoi le
merle des fanfares, voyez-vous, ça revient toujours I
CONTBS 89
Le Marchand de Larmes'.
Avant de s'établir marchand de larmes, Bédarride avait paru
sur la scène politique.
— Je fus chargé, dit l'un des personnages du roman, d'aller
parler aux grévistes qui devenaient menaçants, ils voulaient,
au lieu de travailler ce jour-là, aller faire une partie de boules.
J'essayais vainement de les calmer, lorsque du milieu de la
foule un homme surgit, vêtu d'une longue redingote noire et
coiffé d'un monumental chapeau haut de forme.
— Laissez-moi faire, M. Cabissol, me dit-il d'un ton bien-
veillant, et, montant sur une borne :
— Citoilliens, s'écria-t-il, quelle heure est-il >
— Sept heures manque un quart ! cria la foule.
— Et bien ! citoilliens, outre que c'est l'heure d'aller dîner,
c'est l'heure où la nuit commence... La nuit, citoilliens ! la nuit
n'est pas le jour. Ce n'est pas dans la nuit comme des malfai-
teurs, c'est dans le jour que vous devez débattre les intérêts
de la liberté !... Vous voulez tous la justice, n'est-ce pas> Eh
bien, la justice apparaîtra avec le soleil. On vous rendra jus-
tice demain, au chant du coq, au grand soleil de la République !
Allez vous coucher.
Une acclamation formidable salua ce discours :
— Vive la République !
Et la foule se retira, satisfaite, sans aucun désordre.
Alors, je dis à l'homme noir, jeune et maigre :
— Qui êtes-vous donc, mon ami, pour avoir, si jeune, une
pareille influence sur tout ce peuple r
— Moi } me répondit-il avec un calme sourire, moi > mon-
sieur Cabissol ? je ne connais personne ici, et personne ne me
connaît.... seulement je sais leur parler, voilà tout.
I, Extrait de Maurin des Maures,
9© LA PROSE DE JEAN ATOABD
— Mais, lui dis-je, vous me connaissez donc >
— Pardi ! je vous ai vu passer quelquefois à la chasse, sur
mon petit bien, près de Draguignan. Quand je suis là, que je
laboure et que vous passez, vous me demandez toujours si
c'est dur ou mou, si ça se fait bien... enfin, quoi ! vous n'êtes
pas fier. Alors, comprenez, j'ai trouvé avec plaisir cette occa-
sion de vous rendre un petit service... Vous ne savez pas mon
nom } On me dit Bédarride.
— Ah ! lui dis-je, stupéfait... merci, je ne vous avais pas
reconnu.
— C'est rapport à mon costume que je n'avais pas mis depuis
mon mariage avec ma pauvre femme qui est morte, pechère !
voilà trois semaines
— Mais, insistai-je, pourquoi vous êtes-vous habillé en
bourgeois, vous, un travailleur de la terre, précisément un
jour d'émeute populaire }
— Eh ! dit-il gravement, je me suis fait bo pour un peu
venir voir la Révolution !
— Voilà, dit le préfet, un discoureur intéressant et
adroit. Mais qu'en pensa votre ami de Lyon >
— Il fut désarmé; et les grévistes, voyant qu'il comprenait
leur caractère, lui bâtirent sa villa joyeusement. Il espère
bien mourir dans ce pays de gaieté.
— Et l'homme au discours, vous ne l'avez pas perdu de
vue, je suppose >
— Certes, non !
— Et qu'est-il devenu >
— Ce qu'il est devenu } c'est encore toute une histoire.
— N'hésitez pas à me la conter.
— Il est devenu marchand de larmes.
— Marchand de larmes > vous m'intriguez.
— La mort de sa femme l'avait orienté vers les choses
funèbres. Il avait, comme vous l'avez vu, essayé de se dis-
traire en assistant, vêtu de ses sombres habits de noce, aux
émeutes populaires, mais les émeutes, par bonheur, ne durent
pas toujours ; les travaux de la campagne ne l'intéressaient
CONTES 91
plus parce qu'il avait l'étoffe d'un homme public, le tempé-
rament d'un tribun, un vrai talent d'orateur. L'école primaire
en avait fait un aspirant bourgeois. Il voyait grand, il rêvait
une vie supérieure à sa fortune. Que faire > Il eut une idée
géniale. Il s'établit marchand de larmes.
— Vous me faites mourir de curiosité.
— J'appris un jour qu'un personnage étrange hantait le
cimetière d'Aiguebelle. On me fit de lui un portrait que je crus
reconnaître. Bien certainement c'était mon homme. Je voulus
m'en assurer. La chose était facile puisque, disait-on, il n'aban-
donnait le cimetière qu'au moment de la fermeture des grilles.
Il y arrivait le matin et ne le quittait pas même pour déjeuner.
A midi, assis sous un cyprès, au bord d'une tombe, il croquait
un quignon de pain, buvait l'eau ou le vin d'une bouteille plate
qu'il remettait ensuite dans sa poche soigneusement, et repre-
nait son poste d'observation dans les bosquets funèbres.
— Son poste d'obser\'ation } interrogea le préfet.
— "Voici. Je me rendis un matin au cimetière, pour voir si
le marchand de larmes était bien le dompteur de foules que
je connaissais. Il se trouva que j'arrivai à la grille en même
temps qu'un enterrement de deuxième classe... Je suivis, moi
dernier du cortège. A peine avions-nous dépassé les premiers
cyprès de la grande allée, que mon homme en sortit. Il avait
son même costume de bourgeois, son costume des jours
d'émeute. Le noir en était un peu jauni. Le chapeau haut de
forme, bien brossé, luisait de son mieux, au-dessus d'un
crêpe étroit. La chemise était propre ; la cravate fripée légè-
rement, mais à peu près blanche. L'homme avait des sou-
liers vernis.
Son regard allait lentement de la tête à la queue du cor-
tège. Il m'aperçut et vint à moi, d'une démarche compassée,
d'une allure triste.
— Bonjour, monsieur Cabissol, murmura-t-il d'une voix
très basse, endeuillée.
— Bonjour, mon ami Bédarride !
— Qui enterre-t-on }
9a LA PROSE DE JEAN AICARD
— Je ne sais pas... j'arrivais... pour vous voir, pour vous
entendre.
— Ah ! fit-il, vous connaissez mon nouvel état>
— On m'en a parlé.
— Eh bien ! alors, permettez-moi de faire mon devoir.
Et s'adressant à l'un des bourg-eois qui nous précédaient
de trois pas :
— Qui enterre-t-on ?
— Mademoiselle Adélaïde Estocofy.
— Attendez donc !... fit-il, mais... je la connais !
— Qui ne connaît pas Adélaïde à Aiguebelle, répliqua
l'autre, une des deux dévotes > Des épicières qui vendaient le
meilleur café de la ville !
— Pardi ! répliqua Bédarride, à qui le dites-vous > Je le
connais, son café. Pour du bon café, voui, cetaitdu bon café
et qui ne sentait jamais la marine !
Et après un silence :
-— Sa pauvre sœur, reprit-il, doit être bien désolée. Elle
est son aînée, je crois >
— Oui, Anastasie est l'aînée et elle voit partir sa cadette,
pechére !
Bédarride quitta les derniers rangs du cortèg-e ; il g"agna
les rangs du milieu. Je le suivis.
Il avisa une vieille dame qui s'essuyait les yeux et lui
dit:
— Quel âge pouvait-elle bien avoir, notre pauvre Adélaïde ?
La femme répondit :
— Elle n'avait que soixante-cinq ans, pechére !
— Je ne l'aurais jamais deviné à la voir, pechére ! dit Bédar-
ride... vous l'aimiez beaucoup, madame?... madame)...
— Madame Labaudufle.
— Vous l'aimiez beaucoup, dites... madame Labaudufle >
— Voui ! gémit la matrone. Nous nous étions élevées
ensemble, rue de l'Aubergine où elle est morte, dans le maga-
sin qui l'avait vue naître, puisque sa mère, comme vous savez,
était marchande de fruits et tenait boutique d'épicerie, depuis
CONTES 93
l'autre siècle, à côté de l'ancien théâtre des marionnettes où
on jouait la Crèche, pour la Noël.
— Je l'aimais aussi beaucoup, dit Bédarride... pauvre Adé-
laïde !
On arrivait près de la fosse ouverte qui attendait la
dépouille mortelle d'Adélaïde Estocofy.
Vivement Bédarride gagna les premiers rangs du cortège.
Il reconnut facilement Anastasie à sa douleur ; il s'approcha
d'elle.
On descendait le cercueil dans la fosse.
Le prêtre bénissait la tombe ouverte et psalmodiait les
prières lamentées.
Bédarride se pencha vers Anastasie :
— Pauvre demoiselle! lui dit-il d'une voix mouillée, je
prends bien part à votre chagrin... avec toute la ville, d'ail-
leurs...
Anastasie eut un sanglot.
Bédarride reprit, d'un ton plus bas, confidentiel, mais d'un
accent plus assuré :
— Est-ce que quelqu'un parlera sur sa tombe }
— Pechère ! sanglota Anastasie ; de pauvres gens comme
nous, on les enterre sans discours !... Qui voulez-vous qui
parle sur sa tombe >
— xMoi ! dit Bédarride avec une sombre énergie ; moi, si
vous le désirez, ma pauvre demoiselle, car je connaissais ses
vertus, à la pauvre morte, comme je connais les vôtres. Je suis
M. Bédarride.
Anastasie étouffa un sanglot plus profond que les autres.
Les prières étaient achevées.
— Désirez-vous toujours que je parler interrogea Bédar-
ride.
— Vous me ferez beaucoup d'honneur, monsieur Bédarride.
Il s'avança au bord de la fosse, et tenant son chapeau de la
main gauche, il refoula d'un geste large de sa droite ceux des
assistants qui s'apprêtaient déjà à jeter sur le cercueil les
premières poignées de terre.
94 LA PROSE DE JEAN AICARD
Alors, pâle, maigre, noir, debout sur l'éminence formée
par la terre fraîchement retirée du trou, ému lui-même, il
parla ainsi à la foule émue :
— Mesdames, messieurs, vous tous, amis connus et incon-
nus, recevez les remerciements d'une famille éplorée ; d'une
sœur écrasée sous la plus inconsolable de toutes les douleurs,
puisque jamais la tombe n'a rendu sa proie ! Du moins, chère
demoiselle Anastasie (Ici M»» Anastasie sanglota éperdu-
ment.), du moins vous avez cette consolation, enviée par tous
les honnêtes gens, de voir une ville entière se presser autour
de vous, dans un élan de participation à votre douleur, parti-
cipation qui n'a d'égale, par sa grandeur, que votre douleur
elle-même. Chère et malheureuse Adélaïde, regarde autour
de toi. Tout Aiguebelle a pour toi les yeux de madame Labau-
dufle, qui sont noyés dans les larmes. Ah! elle t'a aimée,
cette vénérable dame, comme nous t'aimions tous ! Tout
Aiguebelle rend hommage, sur cette tombe, à l'élévation de
sentiments et à la probité commerciale de ces deux sœurs
dont le café renommé n'a jamais subi aucune défaillance de
réputation depuis plus d'un siècle. Car il y a un siècle, — ne
l'oubliez pas I — la mère et les ancêtres des deux célèbres
sœurs avaient déjà fondé la réputation de leur incomparable
maison, située à côté même de ces théâtres, — aujourd'hui
disparus hélas ! — où des marionnettes jouaient, pour l'édi-
fication du peuple, le Saint Mystère de la Crèche et l'histoire
de Geneviève de Brabant... Voilà, messieurs et dames, des
titres de noblesse qui en valent bien d'autres. Réjouissez-vous
donc à travers vos larmes, tout au fond de vos cœurs, dans
l'espérance, que dis-je > dans la certitude des récompenses
éternelles que le ciel doit à la probité commerciale unie à
l'élévation des sentiments qui sont la gloire de l'humanité!...
Adieu, Adélaïde ! tu ne pouvais pas partir sans qu'une parole
de justice, de reconnaissance et d'amour fût prononcée sur ta
tombe. Adieu, pieuse Adélaïde, si pieuse que ta boutique est
connue à Aiguebelle sous le nom de la boutique des Deux
Dévotes, — car ta chère et malheureuse sœur partage dès ce
CONTES 96
moment ta pure renommée, comme elle partagera un jour —
le plus tard possible, — ta gloire immortelle dans le ciel !
Bédarride se tut. 11 essuya ses yeux d'où coulaient de vraies
larmes.
Il se pencha vers moi :
— Vous le croirez ou non, monsieur Cabissol, je ne la
connaissais ni des lèvres, ni des dents. Eh bien ! il me
semble que je l'ai toujours connue.
Anastasie, secouée par les sanglots, tomba à demi-pâmée
dans les bras de madame Labaudufle...
Alors, doucement, bien doucement, Bédarride lui souffla à
l'oreille :
— J'espère que vous êtes contente, ma bonne demoiselle). ..
Il prit un temps, puis :
— C'est cinque franques, ajouta-t-il.
Machinalement, l'honnête commerçante chercha sa poche
d'une main tremblante.
— Non, non, dit Bédarride discret... je passerai chez vous.
Pas ici... Ici, voyez-vous, ça me ferait trop de peine !
m
PAYSAGES DE PROVENCE
Notre-Dame d'Amour ^
1
Zanette, c'était son nom de Jeanne, de Jeannette, comme
elle le prononçait en zézayant, lorsqu'elle était toute petite.
Tel il lui était resté. Ce qui, aussi, lui était resté, c'était sa
grâce d'enfance, on ne sait quoi de tout mignon, de plus jeune
qu'elle-même. Elle était belle de ses beaux seize ans, de son
profil de Grecque, et de ses cheveux noirs, qui, sous le hennin
de l'Arlésienne, pendaient lourdement sur la blancheur dorée
de son cou.
Elle avait seize ans avec l'air d'en avoir douze. Pourtant,
on sentait la vie jeune et forte palpiter dans la chapelle, c'est-
à dire dans l'entre-bâillement des fichus aux plis innombra-
bles, qui laissent voir un peu de la poitrine nue sur laquelle
brille la croix d'or suspendue à la chaînette des grand'mères.
Zanette vivait à la ferme de la Sirène, bien tranquille à
soigner ses poules, ses lapins, auprès de son père, maître
Augias, le bayle. A l'ordinaire elle allait en Arles tous les
dimanches.
I. C'est le premier chapitre du roman qui porte ce titre et qui
raconte les aventures de la petite Zanette et du guardian Pastorel.
98 LÀ PBOBE DE JEAN AICARD
Et bien souvent, assise au bord du Petit Rhône, seule, sous
les saules et les aubes, elle rêvait en regardant l'eau, l'eau
qui s'en allait vers la mer, vers la mer si grande, où des
bateaux vont et viennent, comme des bêtes de rêve, comme
de grands oiseaux aux ailes blanches... Un songe d'inconnu
accompagnait toujours Zanette. Ses beaux seize ans espéraient.
.... N'est-ce pas qu'elle porte un joli nom, la ferme de la
Sirène? La Sirène (la Sereno) si vous interrogez les paysans,
ils vous le diront, est un oiseau de passage, qui jamais
ne s'arrête chez nous, et qui traverse seulement notre ciel,
très haut. Quelquefois, le laboureur, en novembre, arrête
son attelage, parce qu'il a entendu une harmonie lointaine,
confuse, comme un son prolongé de viole ou de mandoline....
Et il écoute, en rêvant....
Ce sont les sirènes qui passent là-haut, tout là-haut. Elles
sont plus petites que des tourterelles et leurs plumes miroi-
tantes ont toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. On ne sait pas
si la musique qu'elles font sort de leur gosier ou vient sim-
plement de la vibration de leurs ailes. On croit plutôt que
leur vol est harmonieux. Leur voix y ajoute une seule note
qui, de temps en temps, scande et domine la mélodie des
ailes... Un jour, dit-on, comme on venait à peine de construire
le château et sa ferme, une sirène un instant se posa sur le
bouquet de tamaris en fleurs que les maçons plantent au bout
d'une perche, sur la toiture, dès qu'elle est achevée. Et le
château, et la ferme qui le touche, furent, voilà bien long-
temps, baptisés du nom qu'ils portent encore.
Entre la ferme et le château, une vieille chapelle décrépite,
où jadis on disait la messe, se dresse, étroite et longue.
On la dirait bâtie sur le modèle des huttes camarguaises.
Les huttes sont en « tape », en argile desséchée, recouvertes
de roseaux, et la chapelle est en moellons, et recouverte de
pierres plates, mais les deux toits ont la même forme, celle
d'un bateau long, la quille en l'air ; et sur leurs toitures, les
cabanes, aussi bien que la chapelle, portent toutes une croix
penchée, comme renversée en arrière. Toutes ces croix pen-
PAYSAGES DE PBOVENCK 99
chantes font songer au mistral éternel qui incline ainsi un peu
tous les arbres des plaines provençales, dans la même direc-
tion. Tous ils gardent un peu la marque du vent maître,
« magistral », à qui les Romains avaient élevé un temple,
comme à la puissance divine, protectrice de ce pays qu'il
balaye et assainit sans cesse... Elles donnent encore, les petites
croix qu'on plante ainsi à dessein penchées, l'impression des
choses de la religion, à la fois vaincues et résistantes. Elles
sont là, tenaces mais inclinées, jamais arrachées mais toujours
penchantes, et elles disent le triomphe obstiné d'une foi sans
relâche battue des vents...
Bien délaissée en effet, la petite chapelle. On n'y dit plus la
messe. Et pourtant, les gens du château et de la ferme ne
l'abandonnent pas ; ordre est donné à Zanette par les maîtres
du château, riches négociants qui habitent Marseille, — de
tirer, aux jours de fête, — de dessous l'autel qui forme pla-
card, — les vêtements sacerdotaux précieusement enfermés
là, et de les visiter avec soin, d'en éloigner les fourmis, les
araignées, les tarentes.
Cette chapelle est consacrée à la Vierge, qui porte aussi le
nom de Notre-Dame-d' Amour.
Hélas ! même parmi les saints du saint paradis, il y a des
humbles et des glorieux ! Il y a hélas ! par le monde, des
Notre-Dames illustres, vénérées de tous, à qui on apporte
chaque jour des présents magnifiques, des robes de soie, des
couronnes de perles, des colliers de diamants ! Il y a des
Notre-Dames à Lyon, à Paris, à Lourdes, à la Salette, —
l'univers le sait. Et peut-être aucune d'elles n'a un si beau
nom que la petite Notre-Dame qui, en Camargue, inconnue du
monde, délaissée même des gens du pays, habite une pauvre
chapelle décrépitée, semblable à la plus pauvre des cabanes
de ce désert !... Notre-Dame-d'Amour ! c'est sous ce nom
charmant que la chapelle est connue de tout le pays. Mais si
Notre-Dame-d'Amour est aussi connue que Saint-Trophime
d'Arles ou les Saintes-Maries-de-la-Mer, elle n'est pas visitée
comme eux, tant s'en faut ! Et dans sa niche de pierre, au-
lOO LA PEOSE DE JEAN AICARD
dessus de l'humble autel où brillent deux candélabres Jde
cuivre et un tabernacle de bois doré, la Notre-Dame, dorée
également, ne voit plus à ses genoux que Zanette. Du moins
est-ce tous les jours, dès l'aube, que Zanette vient lui adresser
sa prière, depuis sa petite enfance.
Pauvre Notre-Dame-d'Amour, que son nom adorable ne
protège pas contre l'abandon ! Elle est pourtant jolie à voir,
grande, oh ! grande comme une enfant de dix ans, vêtue, par-
dessus la robe de bois doré, d'une robe en vraie étoffe, jadis
blanche, toute piquée de fleurettes bleues. EUe'est coiffée d'un
velours d'Arlèse, bleu également, frappé de roses pâles ; elle
a, aux oreilles, des pendeloques de cuivre ; au cou, un collier
de perles de verre, et ses mains et sa figure furent sans doute
dorées bien solidement par un maître-ouvrier, puisque la
dorure du visage et des mains reluit au soleil, comme neuve,
quand Zanette ouvre la porte, chaque matin. Elle a pourtant
plus de cent ans, la douce Notre-Dame-d'Amour, qui sourit
aux humbles ex-voto suspendus aux murailles, tableaux naïfs,
béquilles, fusils crevés offerts par des chasseurs, petits
bateaux jadis apportés par des marins sauvés du naufrage.
Aussi, pourquoi, ô Notre-Dame-d'Amour, pourquoi ne
faites-vous pas de miracles > Voyez, aux Saintes-Maries-de-la-
Mer — à cinq lieues d'ici, au sud, — voyez l'église crénelée,
de six cents ans plus vieille que vous, et voyez comme les
pèlerins s'y pressent tous les ans, au 24 mai ! Ce jour-là, les
saintes châsses, qui contiennent les os des deux saintes
Maries, Jacobé et Salomé, descendent en grande cérémonie,
du haut de la voûte. On leur tend les bras. On les supplie, on
les touche. Et les Saintes guérissent quelquefois les paralysés.
Elles ne sont pas toujours justes. On ne sait pas pourquoi,
on ne saura jamais pourquoi elles guérissent celui-ci au lieu
de celui-là, — mais à tous également elles donnent l'espérance,
c'est-à-dire le meilleur de la vie.
Et c'est pourquoi chaque année, des milliers de pèlerins en
caravane, visitent leur église... Que ne les imitez-vous, pauvre
Notre-Dame > Vous êtes leur reine pourtant, et la propre mère
PAYSAGES DE PROVENCE lOI
de Dieu, et c'est elles qu'on visite seules, c'est elles et même
sainte Sare, qui fut leur servante, et dont les reliques, dans
la Icrypte souterraine de l'église, sont vénérées surtout des
bohémiens I Et vous, vous, ô Notre-Dame, vous êtes toute
seule ici, dans une toute petite chapelle froide, sans honneur
et sans prière... sinon celle d'une petite fille. Il est vrai qu'elle
est jolie et qu'elle est sage, et peut-être l'aimez- vous... Pro-
tégez-la donc, ô Notre-Dame-d'Amour ! et donnez-lui l'amour
vrai. Qu'elle aime et qu'elle soit aimée. C'est, des destinées
de la terre, la plus humaine et la plus divine I
Chaque matin, Zanette, avant toute chose, sort de la ferme
pour aller dans la chapelle. Elle ouvre la porte. Le rayon hori-
zontal du matin entre bien vite avec elle et fait resplendir le
visage d'or de la vierge. Zanette va s'agenouiller au pied de
l'autel. Sa coiffe du matin enserre étroitement son haut chi-
gnon au-dessus duquel elle se termine en deux petites cornes
pointues, toutes blanches, qui font sourire aux anges. Elle
fait le signe de la croix et sa main touche un peu au passage
la petite croix qui luit sur sa poitrine nue, dans l'entre-bâille-
ment de ses fichus arlésiens... Et elle prie, agenouillée dans
les plis nombreux de sa jupe d'indienne, un peu courte, qui
découvre ses pattes fines de perdrix de Crau, ses gros bas de
fille sage, jadis tricotés par sa mère, qui est morte depuis
trois ans.
— Protégez mon père, bonne Notre-Dame! Je n'ai plus
que lui sur cette terre. Gardez-moi de tout mal, bonne vierge
d'amour. Gardez-moi du mauvais amour. Et quelque jour, si
je le mérite, accordez-moi d'avoir un amoureux que j'aime...
Ce Jean Pastorel peut-être, qui aux dernières courses des
plaines de Meyran, vint, — comme s'il m'eût connue et aimée,
— m'offrir la cocarde qu'il avait prise, si hardiment, au front
du taureau en colère !
Or voici comment il se faisait que la dévotion de Zanette à
Notre-Dame d'Amour était si fervente ; sa foi, si entière.
Quand elle était toute enfant, à six ans, Zanette avait un
chien qu'elle aimait beaucoup, d'un de ces amours passionnés
I02 LA PROSE DE JEA.N AIUARD
des tous petits pour les bêtes. Ce chien, dans l'écurie, où il
couchait, fut blessé d'une ruade par un cheval malade.
Zanette parvint à pénétrer, toute seule, dans la chapelle du
château, et elle supplia Notre-Dame de la protéger, en cette
circonstance, de tout son divin pouvoir, en sauvant le chien bien-
aimé. Hélas ! il arriva que juste à l'heure où elle venait de faire
cette prière, le chien mourut et l'enfant révoltée déclara qu'elle
ne demanderait plus rien à une Notre-Dame si méchante I...
Elle s'exaltait dans cette idée, quand le vétérinaire arrivé
d'Arles pour voir le cheval, ayant demandé à examiner le
chien mort déclara que l'accident du coup de pied mortel était
une chance heureuse, le chien étant bien et dûment enragé
quoique l'horrible maladie ne se fut pas déclarée encore...
L'apparente malice de Notre-Dame était donc un miracle de
bonté.
C'est de ce jour-là que Zanette ne jurait plus que par Notre-
Dame-d'Amour.
PAYSAGES DE PROYBNCB Io3
IdyUe Pure^
Si fraîche était Livette qu'on répétait souvent en parlant
d'elle, ce mot de Provence : « on la boirait dans un verre d'eau I »
A aimer Livette, Renaud éprouvait ce plaisir, si doux au
cœur des forts, d'avoir à protéger quelqu'un, une petite
femme qui était une enfant. Grâce à la fragilité, à la petitesse
de Livette, le rude gardian, bâti pour des amours violentes,
le cavalier du désert camarguais, le bouvier au poing robuste,
le dompteur de cavales et de taureaux, éprouvait une sorte
d'amour fait de pitié douce, de respect pour la faiblesse
gracieuse ; il apprenait la tendresse en un mot, qu'il n'eût
pas su avoir peut-être pour une de ses pareilles.
Il ne lui serait jamais venu à Vidée de lui dire, à elle, quel-
qu'une de ces grosses plaisantcucs à double entente dont il
régalait volontiers, aux jours de ferrades ou de courses, les
fortes belles filles de sa connaissance. Il lui eût semblé qu'il
abusait vilainement de sa puissance et de son expérience
d'homme. Encore moins Livette lui donnait-elle cet âpre
désir, bien connu de lui, qui, parfois, auprès des autres filles,
lui montait au cerveau en coup de sang, ce désir de toucher avec
ses mains, de prendre avec ses bras, de renverser au revers
du fossé, en riant de la résistance molle, du consentement
qui repousse un peu, de la lutte égale entre la fille et le garçon
qui tous deux s'entendent, au fond, pour être voleur et volée.
Non, devant Livette, Renaud se sentait nouveau à lui-même.
Il lui venait, de la petite demoiselle aux cheveux d'or, une
tranquillité de cœur dont il était bien surpris. Il a mille
formes, l'amour. Celui qu'éprouvait Renaud pour Livette
était un apaisement. Il lui «voulait du bien». Voilà ce qu'il
se répétait en songeant à elle. Et, comme il désirait toutes
I. Extrait de Roi de Camargue. Livette et Jacques Renaud sont
les héros de ce roman où la Camargue est peinte et célébrée pour
ainsi dire à chaque page.
I04 LA PROSE DE JEAN AICARD
les autres un peu à la façon des taureaux de sa manade, dans
la saison où les germes travaillent, il se trouvait que la seule
qu'il aimât vraiment, il lui semblait ne la désirer point.
Alors, de cela, il éprouvait un charme bon, qu'il savourait
comme une eau pure après la longue marche dans la poussière,
au soleil. Il se réjouissait en lui-même de son amour comme
d'un repos, d'une halte sous un ombrage d'arbre, au bord
d'une source très fraîche, très claire, pendant que des oiseaux
chantent, au réveil, le matin. Quelquefois, dans le flamboie-
ment de midi, quand il traversait, sur son cheval qui baissait la
tête, le désert miroitant de sables, de sel et d'eau, il sentait
le souvenir de Livette lui arriver doucement, et il lui semblait
alors qu'une brise lente l'accompagnait, passait sur son front,
le lavait en quelque sorte de sa fatigue, de la poussière,
comme un bain. Il était rafraîchi et il se sentait sourire.
Ranimé, il avait un frisson d'aise qui parcourait tout son être,
et qui, par les genoux et par la main, imperceptiblement, com-
mandait à son cheval de relever la tête. Il la relevait sans
autre commandement, s'ébrouait; le cheval de l'amoureux
secouait sa crinière, chassait, du coup de fouet brusque de
sa queue, les mouïssales qui ensanglantaient ses flancs et,
d'un pas allongé, gagnait les abris à l'ombre, au bord du
Rhône, sous les aubes, sous les peupliers, — dont les feuilles
toujours tremblotent et bruissent comme l'eau, comme les
coeurs d'homme, comme tout ce qui vit, espère, soufi're et
meurt.
Non seulement par sa grâce et sa faiblesse elle le charmait,
lui fort et brutal ; mais aussi par les soins de sa mise, par
son élégance de femme riche, elle l'enchantait, lui pauvre ; et
elle lui semblait une créature neuve, étrange, d'un autre monde.
Et elle l'était en effet. D'une autre qualité, se disait-il ; un être
hors de sa région, bien au-dessus.
Qu'il pût dénouer un jour les cordons de ses petits souliers,
cela « ne lui venait pas », et cependant elle était à lui, Livette,
la fille des intendants du Château d'Avignon ! elle était sa
fiancée, sa promise, sa future femme I
PAYSAGES DE PEOVENCE lo5
Il se faisait l'effet de l'héritier d'un trône. Devant l'idée
seule de son avenir, il éprouvait quelque chose comme l'em-
barras d'un mendiant au seuil d'un palais, devant les tapis qu'il
faut fouler, pour y entrer, avec des souliers lourds de boue.
Elle tenait un peu pour lui de la sainte Madone, en bois
sculpté, peinte d'or et de bleu, chargée de colliers de perles
et de fleurs, qu'il voyait, enfant, dans l'église d'Arles, à Saint-
Trophime.
Aussi éprouvait-il un étonnement secret à se savoir aimé.
Cela ne lui paraissait pas vrai tout à fait; et comme il
fallait bien se rendre à l'évidence, toutes les fois qu'elle lui
parlait, il éprouvait sans fin la nouveauté de son amour.
Et il était embarrassé un peu, devant elle, ne trouvait plus
ses mots, se contentait de lui sourire, de lui être soumis comme
un enfant, de courir aller chercher ceci ou cela, la devinant
sur un regard ; se trompant quelquefois, mais rarement ;
goûtant, à être le valet de la fillette, le plaisir d'un gros nain
domestique amoureux d'une mignonnette fille de roi.
Son sobriquet de le Roi à côté d'elle maintenant lui semblait
une moquerie. Elle l'embarrassait, il était humble devant elle.
Et il était surpris, indigné même, au dedans de lui, de
l'aisance des autres avec Livette. Il lui semblait étrange que
ses compagnes la traitassent en égale ; que son père, sa
grand'mère n'eussent pas pour sa fiancée les égards, le
respect qu'il avait, lui.
Volontiers, quand la grand'mère criait à Livette : « Fais ceci
ou cela, cours ! dépêche-toi !» il se serait fâché, lui aurait dit:
«Pourquoi la commandez- vous } Elle n'est pas faite pour obéir !
Vous êtes une méchante grand'mère ! Ne voyez vous pas bien
qu'elle est trop délicate pour ces besognes, et trop jolie I »
Mais ce n'était qu'un sentiment caché en lui ; il n'aurait pas
osé l'avouer, car les femmes sont faites, selon nos anciens,
pour être les servantes de l'homme. Il n'en disait donc rien du
tout. Il se trouvait même, de l'éprouver, un peu ridicule. Il se
contentait de faire très vite, à la place de Livette, la chose qu'on
lui commandait, si c'était de celles qu'il pouvait faire.
I06 LA. PEOSB DE JEAN AIOARD
Oh! par exemple, si un homme se fût permis, avec Livette,
une plaisanterie malsonnante, eût pris une liberté, oh ! alors,
avant de réfléchir, certainement, celui-là, il l'eût assommé du
poing-, là, tout de suite !
Si, même dans la foule, un jour de fête, quelqu'un, homme
ou femme, non loin d'elle, lançait un mot grossier, un de
ceux-là que lui-même, à l'occasion, savait faire sonner très bien,
il éprouvait, contre l'inconnu, une rage ; il lui semblait vérita-
blement qu'on eût dû s'apercevoir de la présence de Livette,
la sentir près de là, comprendre que, devant elle, on devait se
respecter.
Tout cela, il eût été incapable de l'expliquer, mais il l'éprou-
vait, confus et certain, en lui.
Pour Livette, elle sentait finement l'adoration du bouvier.
Elle en jouissait sans trop en avoir l'air. Elle voyait très clai-
rement qu'elle avait, sans aucun effort, dompté une bête sau-
vage. Elle riait parfois, en le regardant, d'un rire honnête, clair,
où il y avait cependant le triomphe de la mystérieuse magie
féminine, merveilleuse invention de la nature qui veut que le
fort soit, au gré de la faiblesse exquise, attiré, vaincu, roulé
à terre. Ce miracle, opéré par la vie, par la nature, par
l'amour, elle le croyait son œuvre, à elle Livette, et elle était
travaillée d'un peu d'orgueil, la petite ifemme ! D'autant plus
que souvent elle se disait : « Comment ai-je fait > je ne
le mérite pas ce bonheur, non, en |vérité, je ne le [mérite
pas ! » Elle voyait très bien que, pour lui, elle était un être à
part ; qu'il ne la traitait pas du tout comme faisait tout le
monde ; et, très étonnée, elle en était fière.
Puis se demandant, en son cœur sincère, ce qu'elle avait
de « plus », de mieux qu'une autre, et ne trouvant pas, il lui
arrivait de juger malgré elle son amoureux un peu, un tout
petit peu bête d'être comme cela, lui si fort, dominé par
elle ! Alors elle se moquait gentiment, riait de lui tout
haut :
— Ah ! grand nigaud !
Ainsi, obscurément, toute la Femme, profonde, ondoyante,
PAYSAGES DE PROVENCB t'&J
était dans cette paj'sanne simple, qui n'aurait rien su dire
sur elle-même.
Il lui arrivait aussi de se trouver jolie, belle, la plus belle,
la plus jolie, de s'admirer. Quand cette idée lui venait, et,
il faut l'avouer, ce fut bientôt la plus fréquente, ohl c'est
alors qu'elle le sentait son orgueil ! Et elle ne trouvait plus
bête du tout son amoureux ; il lui semblait bien heureux, au
contraire, trop heureux ! Oh I c'est lui qui ne la méritait
guère !... Dans ces moments-là, elle accueillait ses services,
ses humilités avec un petit air de princesse habituée aux
hommages.
Alors aussi, elle se demandait pourquoi tous les autres ne
faisaient pas pour elle ce qu'il faisait, lui ? Et, par contre,
elle concevait aussitôt pour lui une sorte de reconnaissance...
Cette mobilité d'impressions qui tournent en nous, souvent
opposées, sans fin variées, autour de l'idée fixe, voilà l'amour...
Eh oui, vraiment, il méritait d'être aimé seulement pour avoir
su la connaître! la choisir!... C'étaient les autres jeunes
hommes, qui, tous, étaient des sots !
Bienvenu, était-il, s'il arrivait à la ferme quand elle en était
à cette pensée... Elle poussait un petit cri d'oiseau content
et courait à son ami.
— Bonjour, monsieur Jacques !
— Bonjour, demoiselle Livette !
Ils se prenaient la main.
— Venez-vous au Rhône >
— De bon cœur !
Et souvent ils allaient s'asseoir ensemjjle au bord du Rhône,
sous le grand aube, un arbre de plus de cent ans, qui est là,
connu de tout le monde... Les aubes, assez pareils aux
trembles et aux bouleaux, sont des arbres bien camarguais.
Quelquefois, en y allant, elle lui tendait une branchette
verte, souple, cueillie à un peuplier du chemin, et ils marchaient
attachés l'un à l'autre et séparés à la fois par la branchette
courte que suivait un vol de fins moucherons aux petites ailes
irisées.
I08 LA PROSE DE JEAN AICARD
Elle aimait beaucoup ce jeu de le faire marcher ainsi, pas
trop près, pas trop loin, le tenant sans toucher, l'attirant à
volonté, le maintenant à distance selon sa fantaisie, faisant de
la bag-uette feuillue un fouet, s'il venait à entrer en révolte.
Elle se sentait ainsi bien maîtressede lui, se rappelant qu'ainsi
quelquefois elle s'était fait suivre docilement de son cheval
Blanchet, en lui tendant une gerbe mince d'avoines en fleurs ; —
qu'ainsi parfois elle avait ramené derrière elle, calme comme
un bœuf, un taureau méchant, échappé, blessé dans les courses,
et qu'elle avait rencontré au fond d'une touffe d'ajoncs, au
bord du chemin, en train de tendre sa langue baveuse aux
filets de sang qui découlaient de son mufle.
Arrivés au bord du Rhône, sous le grand aube au tronc
rugueux et noir, aux branches lisses et blanches, qui s'étend
largement au-dessus du fleuve, avec son vaste feuillage bruis-
sant, ils s'asseyaient côte à côte, les fiancés, sur les racines
qui sortent de terre ou bien sur un paquet de roseaux coupés.
Et ils regardaient couler l'eau. L'eau terreuse, jaunâtre,
charriant des amas d'écumes tournoyantes, allant à la mer.
Ils s'asseyaient et ils regardaient.
Ils ne parlaient pas. Ils vivaient en silence, au bruit du
Rhône dont les petites vaguelettes, obliquement, sur les bords,
viennent jouer, s'attarder dans les pieds innombrables des
roseaux, des peupliers jeunes, tandis que le gros du courant
passe au milieu, pressé, rapide, comme en hâte d'arriver là-bas,
à la mer qui est.sa perte.... Ils rêvaient, ils ne parlaient pas.
Ils se sentaient vivre de la même vie que tout ce qui .les
entourait. De temps en temps, un martin-pêcheur, azuré et
mordoré, filait devant eux, se posait sur une basse ;branche,
regardant l'eau de côté, le bec en arrêt, puis brusque [traver-
sait le Rhône. Et avec l'oiseau bleu, leur pensée traversait
aussi le fleuve, s'arrêtait là-bas, sur quelque branche courbée
en arc dont le fin bout trempait dans l'eau, tout vibrant de la
course du fleuve, et entouré d'écumes accumulées, de feuilles
mortes, de brindilles. Comme un sorcier l'oiseau, tout à coup,
avait disparu!...
PAYSAGES DE PROVENCE
109
— C'est joli ! disait parfois Livette.
Et c'était tout.
Lui ne répondait pas. Il ne savait que lui dire. Il était trop
heureux. Le roi n'était pas son cousin !
Aux heures du soir, beaucoup de petit lapins, des jeunes,
en cette saison de mai, sortaient du parc, des haies sauvages,
et jouaient presque invisibles, gris, dans l'ombre au pied des
buissons, trahis par l'agitation d'une touffe d'herbe, d'une bran-
chette basse, horizontale, qui barrait leur coulée.
Il y avait aussi, pour la joie des deux fiancés, la chanson
du rossignol, à l'heure où la lune monte. Écoutez-la : c'es
toujours beau, dans la nuit, cette chanson du rossignol. Il com-
mence par trois cris distincts et bien prolongés ; on dirait un
signal, un appel convenu ; cela commande l'attention. Puis la
modulation s'élève, hésitante. On dirait qu'il est timide, qu'il a
peur de n'être pas exaucé... Mais bientôt il prend courage, il
s'assure, et le chant monte, s'élève, éclate, se répand dans un
tumulte ordonné... Et c'est l'amour, c'est la jeunesse et l'amour
qui ne se contiennent plus, que rien n'arrête, qui réclament leur
droit à la vie... Il se tait.
Il s'était tu, que les amoureux écoutaient longtemps encore
le chant de l'oiseau se répéter dans l'écho ténébreux
d'eux-mêmes...
... C'était l'heure de rentrer. Ils se levaient, s'acheminaient
vers la ferme qui est tout proche.
La grand'mère appelait du seuil de la porte :
— Livette ! Livette !
Sa voix leur arrivait comme plaintive, caressante, un peu
triste, du bord de la grande plaine qui élevait aussi dans l'obs-
curité, vers les étoiles, vers la vie, vers l'amour, un long
appel mélancolique. La voix des nuits sur la plaine se répand
et monte tranquille sans se heurter à aucun écho, triste d'être
seule dans trop d'étendue.
Et autour des amoureux qui regagnaient la ferme, dans les
vergers, dans le parc, s'élevait bientôt, à mesure que croissait
la nuit, l'assourdissante clameur des grenouilles, tapage puis-
IIO LA PEOSB DE JEAN AICAED
sant qui est le total d'une addition de bruits faibles, énorme
brouhaha, fait de menus coassements inégaux qui accumulés,
s'écrasant l'un l'autre, arrivent à n'être plus qu'un tumulte
régulier, pareil au ronflement continu d'une cataracte.
Et au milieu de cette formidable clameur d'éternité, faite
des milliers de voix de toutes petites rainettes amoureuses,
traversée d'un cri de courlis ou de héron en chasse, accompa-
gnée de bourdonnement des deux Rhônes, et du battement de
la mer, — les amoureux, émus l'un de l'autre, n'entendaient
rien que le battement calme de leurs deux cœurs.
Et à mesure que le temps passait, l'amour grandissait en
eux, accru du souvenir de toutes ces heures vécues ensemble.
Renaud n'était plus seulement Renaud pour Livette, mais
l'être par qui elle éprouvait la vie, à travers qui lui venait ce
grand souffle de toutes les choses, des horizons de terre et de
mer, cette émotion d'être, ce désir d'avenir, d'accroissement,
ce flux d'espérances vagues, qui est l'amour et qui fait l'inté-
rêt de vivre.
Et maintenant, si on etït voulu arracher Jacques à Livette,
elle en serait morte, et celui qui aurait voulu prendre à Jacques
Livette, en serait mort, oui, mes amis, encore plus sûre-
ment.
C'est une belle et bonne chose que l'amour soit sans cesse
occupé à rajeunir le monde, — et le rossignol comme les
grenouilles, ne se lassent pas de le répéter.
PAYSAGES DE PROVENCE III
Les Saintes-Maries-de-la-Mer ^
Tous les ans, aux Saintes-Maries-de-la-xMer, le village qui se
dresse à l'extrémité méridionale de la Camargue, au-dessus
des marais, sur une plage de sable dont les grosses mers et
les vents d'orage déplacent des ondulations, tous les ans, à
la date du 24 mai, on célèbre la fête des trois Saintes ; et
c'est à l'occasion de cette fête que les bohémiens arrivent
nombreux en Camargue, poussés par une piété singulière,
mêlée du désir de dévaliser les pèlerins.
Les légendes, comme les arbres, naissent du sol, en sont
l'expression même. Ce sont aussi des essences. On retrouve
à chaque pas, en Camargue, sous différentes formes, l'éter-
nelle légende des saintes, comme on y rencontre éternellement
les mêmes tamaris, mêlés, sur l'horizon, aux mêmes mirages.
Donc, les deux Maries, Jacobé, Salomé, et, — selon quelque-
uns, — Magdeleine, et avec elles, leurs servantes Marcelle et
Sara, exposées sur la mer, dans une barque sans mâts ni
voiles, par les juifs maudits, après la mort du Sauveur, tendi-
rent au vent des lambeaux de leurs jupes, leurs fins et longs
voiles de femmes, et le vent les poussa jusque sur cette plage
de Camargue.
Là fut élevée une église. Les saints ossements, retrouvés
par le roi René, furent enfermés dans une châsse qui n'a pas
cessé d'opérer des miracles. Et chaque année, de tous les
coins de la Provence, du Comtat et du Languedoc, les der-
niers croyants accourent, apportant leurs vœux, leurs prières,
tramant leurs amis, leurs parents malades ou leurs propres
misères, leurs plaies ou leurs lamentations.
Rien de plus singulier que ce pays de désolation, tous les ans
traversé par un peuple d'infirmes, en route vers l'espérance!
1. Extrait de Roi de Camargue. La description du célèbre pèleri-
nage est un des chapitres les plus vivants de ce roman.
112 LA PEOSE DE JEAN AICARD
De loin, au bout de ce désert, on aperçoit l'ég-lise crénelée
qui parle des guerres d'autrefois, des invasions sarrasines,
de la vie précaire que menaient les pauvres vivants du moyen
âgfe. Elle se dresse avec ses tours et son clocher qui dominent,
comme des tronçons g-igantesques, la masse des maisons
groupées autour d'elle ; et le village, coupé, à mi-hauteur des
maisons basses, par la ligne de l'horizon de mer, semble,
dans les sables onduleux, flotter à la dérive, vaisseau fantôme,
— comme jadis la barque des pauvres saintes, — et s'échouer
enfin dans la désolation du désert.
Dans cette Camargue, tout est bizarre. Il y a là [des eaux
comme celles du vaste étang central, le Vaccarès, au milieu
desquelles on peut patauger de pied ferme ; des terres sous
lesquelles le piéton s'enfonce, enlisé, noyé. Tout trompe
aisément ici. Ces limons verdissants que vous prendriez pour
des prairies, — prenez garde, — on s'y noie; ces vastes
étendues d'eau qui vous paraissent de petites mers, —
repassez demain : évaporées, elles n'auront laissé qu'un
miroir de sel blanc qui craque sous les pieds. Ici, vous voyez
l'eau tranquille, mais profonde > des arbres aux bords ? Eh
bien, non, vous pouvez courir à cette eau : c'est la terre
ferme ; le mirage seul a créé ces arbres, comme il vous a
montré tout proche et de haute taille ce petit enfant qui passe
à une lieue de là. Pays de visions, de songes et de rudes
travaux. Pays de sédentaires qui s'agitent sur un vaste espace
au bord des eaux infinies, dans les infinies variations du
mirage, des rayons, des reflets et des couleurs. Pays de
fièvre, où des hommes forts terrassent journellement des
bœufs en fureur. Pays de départ, puisqu'il est aux confins
d'une terre à peine habitée, au bord de cette voie bleue
et blanchissante, la mer ; au point même où le Rhône, venu
des montagnes, part pour son grand voyage dans les eaux
sans fond, où le soleil le reprendra pour le rendre à ses
sources. Pays imposant où l'on sent à la fois la fin de tant
de choses, du grand fleuve créateur de villes, de la grande
Foi, expirante aussi, qui vient finir dans les sables, en battant
PAYSAGES DE PBOVENCE Il3
de ses derniers flots une pauvre église à créneaux, parmi les
chants, mêlés de plaintes, d'un peuple d'agonisants.
La cérémonie du 24 mai, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, est
à coup sûr, un des spectacles les plus barbares auxquels il
puisse être donné à un homme moderne d'assister encore.
Depuis que la science a conquis les esprits, la foi même
des derniers croyants s'est transformée. Les plus convaincus
savent pertinemment que Dieu peut se manifester quand et
comme il lui plaît, mais ils savent aussi qu'il ne lui plaît
jamais, en nos temps positifs, de modifier la marche des
grands rouages de sa création, non pas même pour l'humble
plaisir de se prouver à sa créature. La Foi des civilisés n'attend
plus rien du ciel en ce monde.
Le 24 mai, aux Saintes-Maries-de-la-Mer, c'est le rendez-vous
des derniers barbares de la Foi.
Ceux qui viennent demander aux saintes la santé du corps
et du cœur, sont des êtres bruts, d'une foi vierge. Ils croient,
voilà tout. Un cri, une prière, et, en réponse, les saintes
peuvent leur donner ce qu'ils n'ont pas : les yeux, les jambes,
les bras, la vie ! Et ils leur demandent le miracle aussi
simplement qu'un condamné implore sa grâce du chef de l'État.
Qu'ils soient exaucés, cela est aussi possible, presque plus
probable, car les saintes ont plus de pitié. Les quelques
milliers de croyants, longtemps les mêmes, qui chaque année
visitent les Saintes, ont vu chaque fois un ou deux miracles...
Ils ont vu, quand le prêtre sortant de l'église, suivi d'une
procession, étend vers la mer le « Bras d'argent » qui contient
des reliques... ils ont vu la mer reculer! Cela tous les ans,
Songez alors de quelle force ils viennent importuner les saintes,
à qui tant coûte si peu ! de quel élan ils accourent ! de quel
soupir leur âme s'élance ! de quel hurlement ils implorent !
de quelle ferveur ils élèvent leurs mains. Le tout en vain...
Les dernières attitudes de la grande douleur vainement
suppliante sont là, au bout de ce désert de France, entre les bras
de ce fleuve qui meurt, au bord de cette mer qui ronge cette
île, sous la voûte de cette église si blanche au dehors, toute
1 14 LA PROSE DE JEAN AICARD
noire au dedans, où chaque main tient un cierge, vacillant
comme une étoile de misère humaine, qui brûle pour Dieu,
graisse les doigts et coûte cinq sous à des mendiants qu'un
petit sou réjouirait.
Tout ce pays semble à la fois un chemin d'exil et un lieu
de refuge farouche. Aussi les bohémiens l'aiment-ils. C'est un
des principaux carrefours de leurs voies entre-croisées qui
enveloppent le monde ; c'est une des patries préférées de la
race sans patrie.
Et, chaque année, les gypsies viennent en Camargue jouir
du droit très ancien qu'ils ont d'occuper, sous le chœur de
l'église, une crypte noire, ou chapelle basse, consacrée à
sainte Sare, l'Egyptienne.
Dans ce caveau, on peut les voir accroupis au pied d'un
autel chargé d'une petite châsse, crasseuse de baisers, —
celle de sainte Sare, — tandis que là-haut, dans l'église, les
grandes châsses, celles des deux Maries, descendent de la
voûte au milieu des prières vociférées.
Ils sont là, dans la crypte, les bohémiens, assis sur leurs
talons, têtes crépues, lèvres ardentes, suant à grosses gouttes
au milieu de centaines de cierges qui suent leur suif et
chauffent ce four, maniant des chapelets gras, exhalant une
odeur de fauves dans leur tanière, poussant de temps à autre
un rauque appel adressé à sainte Sare, mêlant un sourire de
crime méditatif à une grimace de remords peut-être sincère,
enviant les sous, volant les mouchoirs, grattant les plaies,
grouillant dans un fumier mystérieux où l'on sent fleurir
malgré tout je ne sais quel lis mystique, l'aspiration involon-
taire de l'abjection vers la pureté.
C'est le grand jour. De tous les points du Languedoc et de
la Provence sont arrivés les pèlerins, riches et pauvres. Ils
sont bien dix mille étrangers.
Depuis trois jours, dans des véhicules de toutes les formes,
de tous les âges, il en arrive ! il en arrive !
Beaucoup de ces pèlerins logent chez l'habitant, à des prix
étranges, princiers. Une paillasse sur le carreau se paie vingt
PAYSAGES DE PROVENCE Il5
francs. Le Saintin dort sur une chaise, ou passe la nuit à la
belle étoile, sur le sable tiède des dunes. Si les taureaux,
pour la course du lendemain, arrivent dans la nuit, il va
assister les gardians, qui les poussent au toril, à la suite du
dondaïre, le g-ros bœuf à sonnaille.
Les maisons regorgent bientôt. Il faut camper. On dresse
des tentes. On habite les charrettes, les carrioles, les breaks,
les tilburys, les calèches, les omnibus, le plus à l'écart
possible, bien entendu, du campement des bohémiens.
Autour de la petite ville, toutes ces voitures, par centaines,
forment une ville volante, posée là comme un vol d'oiseaux
de passage autour du marais.
Et ce ne sont partout que des .oqueteux, béquilleux, bossus,
tordus, borgnes, aveugles, tous misérables de santé, boiteux,
manchots, cancéreux et paralytiques, traînés ou se traînant,
portés à bras ou à brancard, les uns avec des bandages sur
la face, d'autres montrant des plaies vives dont on se détourne.
Un tel, qui a été mordu par un chien enragé, erre d'un air
sournois, tourmenté d'une inquiétude et d'une espérance
folles, car le pèlerinage aux Saintes est particulièrement
efficace contre la rage.
Toutes les disgrâces sont ici représentées. Tous les enfants
de Job et de Tobie se sont mis en route pour trouver l'ange
guérisseur et le poisson miraculeux.
Une foule bariolée grouille, sur la place des Saintes, au
plein soleil ; et, dans les rues étroites, sous l'ombre lumi-
neuse des tendelets. De temps en temps elle se divise, avec
des cris, devant quelque gardian à cheval qui passe, fier, sa
promise en croupe lui enlaçant la taille.
Çà et là, des éventaires chargés de chapelets, de saintes
images, de couteaux catalans, de foulards aux couleurs
éclatantes, se dressent comme des îlots au milieu du flot des
promeneurs, et toute la marchandise est teintée, en rose ou
en bleu tendre, par l'ombre transparente des grands parasols
fixes qui l'abritent.
On entend, sous les tons perçants, enrôlés en arabesques,
Il6 LA PROSE DE JEAN AICABD
d'un galoubet, le tambourin bourdonner sourdement en
cadence, à l'intérieur d'un cabaret, où dansent des filles du
pays, en costume provençal, aux dents blanches sous des lèvres
sensuelles, à la peau fauve, très semblables à des Mauresques,
petites-filles de quelque pirate sarrasin, ravageur de plages
ligures.
Le soleil est joyeux. Le « monde » est endimanché. Sur
cette plage de fièvre où tout un peuple accourt demander aux
saintes Maries la santé du corps, ce soleil si gai est dange-
reux. Et c'est ici comme une fête, un bal d'hospice, donnés
par des moribonds. Le diable peut-être tient l'archet. On le
croirait, à voir les figures de bohémiens dont, malgré certains
regards narquois, l'expression reste indéchiffrable.
Dans l'église aux murs noirs, sales, que tant de misères
accumulées, de chair malade, de corps en sueur, emplissent
d'une odeur infecte, on se presse autour de la balustrade en
fer du petit puits, comme autour d'une fontaine de Jouvence.
La pauvre cruchette verte, égueulée, humblement descend au
bout de sa corde, va chercher dans le sable une eau saumâtre,
qui, ce jour-là, paraît douce.
Gardez-leur la foi, ô saintes ! — La foi donne ce qu'on
souhaite.
Et l'on attend quatre heures, l'heure où descendront les
châsses.
A quatre heures juste, le volet de la haute fenêtre, tout là-
haut, sous l'ogive de la nef, s'ouvrira. Les châsses descendront
vers les bras tendus. On élèvera vers elles les petits enfants.
On soulèvera vers elles les bras morts des paralytiques. Vers
elles les aveugles tourneront les globes tout blancs de leurs
yeux, ou leurs orbites vides et sanguinolentes.
En attendant, Livette qui est là, au beau milieu du monde,
bien en face de l'autel, devant la grille par où l'on descend
dans la crypte, se prépare à chanter le solo d'invocation. C'est
sa voix fraîche, pure, qui va devenir celle de tous ces misé-
rables, accablés sous l'impureté de leurs maux.
Juste au-dessous du maître-autel constellé de cierges, les
PAYSAGES DE PBOVENCB II7
bohémiens accroupis, des cierges aux mains, invoquent Sara
dans leur crypte. Ce caveau est noir. Les bohémiens sont
noirs. La petite châsse vitrée de sainte Sare, sous la crasse
des ans, est devenue noire. Du milieu de l'église, on voit, par
la grille du caveau ouverte comme un soupirail d'enfer, les
nombreux points brillants des cierges d'en bas, mobiles dans
les mains qui les tiennent. Une sourde rumeur de prière vaincue
sort du soupirail.
Dans l'église, depuis un moment, pas une main qui n'ait son
cierge, et tous, de l'un à l'autre, se sont allumés rapidement.
Toutes ces étincelles dansent. Noir aussi est l'intérieur de
cette nef. Les hauts murs, percés de meurtrières, sont
encrassés par le temps. Et toute cette obscurité, où rampent
souffrance et misère, est étoilée comme un ciel. Pour les bohé-
miens de la crypte qui ne verront pas, eux, descendre les
saintes châsses, ce sol de l'église, qu'ils entrevoient d'en bas
par leur soupirail, est déjà un ciel supérieur, le monde des élus.
Ces élus, hélas ! se trouvent des damnés. Leur ciel à eux,
c'est cette chapelle haute, dans laquelle dort — sous le bois
colorié des caisses en forme de cercueil double — le pouvoir
invoqué, qui peut-être restera sourd, le pouvoir tout-puissant,
qui peut-être ne s'éveillera pour personne, le merveilleux pou-
voir d'où dépendent les guérisons, et qui détient le bonheur !
Tel est, ce jour-là, l'intérieur à trois étages de l'église des
Saintes-Mariés. Et par-dessus la chapelle haute, il y a le
clocher qui voit le dehors. Entouré du vol incessant des
hirondelles et des mouettes, depuis des siècles, il regarde le
désert scintillant, l'éblouissante mer, l'infini muet qui a l'expli-
cation des choses, lui, et qui pourtant rayonne, rit.
L'heure approche. La foule halète de chaleur, et d'espérance
et de crainte.
Renaud n'est pas là.
— Nous avons promis de brûler — souviens-t'en — chacun
trois cierges devant les châsses, lui a dit tantôt Livette.
— J'irai cette nuit, a-t-il répondu. Il y a ferrade aujourd'hui.
J'ai à m'occuper de mes taureaux.
1 18 LA PBOSB DE JEAN AICABD
Aussi Livette est un peu distraite. Elle pense à rejoindre
Renaud, à assister à la ferrade, à surveiller son promis. Où
est-il >
Mais M. le curé a fait un signe : Livette s'est mise à chanter...
Hélas ! pourquoi n est-il pas là, le promis > Sa voix, qu'elle
sait jolie, ferait sur lui quelque chose peut-être. Livette chante,
et le bourdonnement des prières, des litanies, des invocations
les plus diverses, que chacun murmurait à sa guise, s'apaise
à mesure que monte sa voix, très pure. Qu'est-ce donc, bon
Dieu ! que notre humanité > Elle est sale, abjecte, mais elle en
a honte. Les plus vils savent implorer la guérison de leur
infamie. Et, si roulés qu'ils soient dans l'abjection de nature,
un moment vient toujours où ils allument des flammes, où ils
brûlent de l'encens, et où tous se taisent pour écouter la voix
qui monte, appelant sur eux une grâce que nul ne connaît, qui
n'existe peut-être pas, et que chacun conçoit et désire !
Livette chante. Le curé sedit : «Celle-là, peut-être, obtiendra
grâce devant vous ! »
La voix de Livette est fraîche comme l'eau de salut dont a
soif ce peuple assemblé. Aussi, comme on l'écoute ! Seulement,
à la fin de chaque couplet, le peuple, las de retenir en lui
l'élancement désordonné de son espérance, pousse, du fond
de ses mille poitrines, un formidable huhulement articulé où
se reconnaissent ces deux mots : — Saintes Maries !
Livette chante :
Quand vous étiez sur la grande eau,
Sans rames à votre bateau,
Saintes Maries !
Rien que la mer, rien que les deux...
Vous appeliez de tous vos yeux
La douceur des plages fleuries.
— Saintes Maries ! hurle le peuple ; et poussé d'un même
élan par mille poitrines, cet appel furieux part comme une
explosion.
Tous appellent de toutes leurs forces, car il faut bien que
PAYSAGES DE PROVENCE 1 19
les saintes entendent ! Chacun crie de tous ses poumons, de
tout son cœur, de tout son corps, on peut le dire. Le ciel est
si loin ! Les bouches s'ouvrent, béantes vers le haut, avec des
torsions. Les veines des cous sont gonflées à éclater. Les
muscles s'épaississent sur les visages où le sang afflue. Les
frères, les fiancés, les maris, les mères, les pères des malades,
profitent de leur vigueur pour appeler au secours, avec des
hurlements de bêtes fauves blessées, tournées vers l'aube.
Toute cette foule douloureuse, toute cette chair grouillante,
entassée, malade, infecte, pousse un cri terrifiant de monstre
qui souff"re... Et toujours la plainte suraiguë de quelque mère
aff"olée domine ce tumulte féroce. Et, autour de l'église, pleine
de l'appel sans nom de ces damnés de la terre, s'étalent, insen-
sibles, le désert, muet, calme, la mer aux écumes gaies, la
lumière.
Sous le soleil, sous les étoiles,
De vos robes faisant des voiles
(Vogue, bateau!)
Sept jours, sept nuits vous naviguâtes.
Sans voir ni trois-ponts ni frégates...
Rien que la mer et la grande eau !
— Saintes Maries ! rugit le peuple, et chaque fois ce cri,
poussé par mille poitrines, éclate, brusque et d'ensemble,
comme une explosion unique !
Dieu, qui fait son fouet d'un éclair,
Pour fouetter le ciel et la mer,
Saintes Maries !
Amena la barque à bon port...
Ln ange, qui parut à bord,
Vous montra des plages fleuries !
— Saintes Maries! mugit encore le peuple.
Et cette clameur d'appel, faite de tant d'appels, éclate comme
un paquet de mer qui crève en bloc, aussitôt éparpillé contre
une roche ! Et de nouveau la voix de la jeune fille s'élève.
laO LÀ PBOSE DE JEAN AICABD
monte au-dessus de tous ces êtres grimaçants qui vocifèrent...
Ne croirait-on pas voir une hirondelle de mer, toute blanche,
pareille à la colombe de l'Arche, voler au-dessus des abîmes !
Vous pour qui Dieu fit ce miracle,
Voyez, devant son tabernacle,
Tous à genoux,
Souillés du péché de naissance,
Nous invoquons votre puissance...
Saintes femmes, protégez-nous!
Et, pour la dernière fois, l'appel monstrueux brise les
poitrines :
— Saintes Maries !
Oh ! ces mille, ces deux mille élancements de désirs fous,
qui, d'un seul vol, s'enlèvent, claquant des ailes tous à la fois,
pour retomber, morts, sur eux-mêmes !....
Cependant le volet double ne s'ouvre pas encore là-haut. Et,
selon la recommandation de M. le curé, Livette doit reprendre
le dernier couplet.
Les châsses descendent toujours ; et, fiévreusement, sur
son chapelet, Livette égrène les pater et les ave. . .
A force de se dérouler par petites secousses, les cordes
ont amené les reliques presque à portée des mains qui s'élè-
vent au-dessous d'elles... Alors la foule des misérables ne se
contient plus. Tous veulent les premiers arriver à les toucher.
Ceux qui sont déjà dans le chœur, au-dessous même des
châsses suspendues, chancellent, refoulés par ceux qui du fond
de l'église arrivent, se bousculant, s'écrasant les uns les autres
d'une pesée continue. Dans ce flot, Livette emportée ne voit
plus rien, et n'a plus qu'une pensée : toucher, elle aussi les
saintes reliques !...
Mais arrivera-t-elle >... Livette se sent saisir à la taille par
deux bras solides. Elle se retourne : c'est Renaud ! Il vient
d'entrer dans l'église avec deux autres gardians, ses amis. Ces
trois jeunes hommes, tout brûlants de la lumière du dehors,
PAYSAGES (DE PROVENCE lai
bien sains et bien forts parmi cette foule de malades, ont
l'insolence, involontairement cruelle, de la beauté, de la vie
elle-même. Ils dégagent la jeune fille, l'entourent... elle peut
respirer.
— Vous voulez toucher les châsses, demoisellette ?
Et sans grand effort, sans pitié, fendant au-devant délie
cette foule de souffreteux, ils se font faire passage. Livette se
dépêche, elle approche, et Renaud, la saisissant par la taille,
la soulève comme un enfant, si bien que, la toute première,
elle a touché les saintes châsses 1
Protégée toujours par les trois garçons, devant lesquels il
faut bien qu'on s'écarte, et sans plus songer, — pauvres vous !
c'est la loi du monde, — aux malheurs sans nombre et sans
nom dont elle est entourée, elle s'en va contente I
Les châsses passeront vingt-quatre heures exposées dans
l'église.
Le second jour, elles remonteront dans leur chapelle au milieu
des mêmes hurlements des misérables dont elles emporteront
l'espérance.
C'est à ce moment du idépart 'des |châsses que le spectacle
devient terrifiant. Quoi ! tout est fini ! quoi ! elles nous lais-
sent dans nos maux aigris par la déception ! C'est fini ! fini,
pour un an! Et la puissance qui guérit est là cependant,
enfermée là, dans cette boîte, si près de nous ! parmi nous...
On se rue autour des châsses, on s'y cramponne. Des ongles
crispés se retournent, saignants, contre les ferrures des
angles ! — Et l'inexorable treuil tourne là-haut, arrachant à
la foule, qui se tord au fond de ce puits, le cercueil étrange
qui monte, monte, au bout des cordes tendues... Haussés sur
la pointe des pieds, les malheureux se bousculant, se renver-
sant, s'écrasant sans pitié les uns les autres, tâchant d'avoir
le dernier contact, — le suprême, celui qui peut-être, parce
qu'il est le dernier, obtiendra la grâce unique !... Le tout en
vain... Au bruit des litanies qui pleurent, le seau fermé, mys-
térieux, remonte vers la chapelle haute, emportant l'eau du
salut où tant de lèvres fiévreuses voudraient boire. Et quand
laa LA PBOSE DE JEAN AICARD
la châsse disparaît là-haut, près de la voûte, derrière les volets
rabattus, alors de véritables râles s'entendent, furieux, dans
cette foule qui ne veut pas mourir à l'espérance.
C'est alors que le tumulte est effroyable : c'est alors que
les égoïsmes démuselés poussent, chacun pour son compte, le
cri bestial qui doit amener sur lui seul la pitié d'en haut ;
alors la plainte est sauvage, la supplication horrible, la prière
est forcenée I Et c'est dans cette fosse profonde, dont les
murs tressaillent un hourvari de bêtes fauves et puantes, affa-
mées de leur Dieu comme d'un bien physique, comme d'une
pâture promise et vainement attendue I Et cloué contre l'une
des vastes parois de l'église-forteresse, un grand Christ en
croix, bras ouverts, et face au ciel par-dessus toutes ces têtes
grimaçantes, tous les bras levés et tordus, semble mêler
aux lamentations féroces des brutes humaines sa longue
plainte divine mais non [moins inutile et bien plus désespérée !
Et cependant, c'est presque toujours à la dernière minute,
à la seconde précise où les châsses disparaissent, que le
miracle a lieu, et qu'un paralytique marche, qu'une fillette
aveugle voit. Elle pousse un cri : « Miracle ! »
Heureuse, celle-là I On l'entoure, on l'étoufîe.
« — Y vois-tu > — J'ai vu ! — Vois-tu encore } — Attendez...
Oui ! — Quoi > — Un lis de feu ! un éclair ! un ange 1 —
Miracle I miracle ! »
Un homme, un Saintin, prend aussitôt l'enfant dans ses
bras. Ah ! il en a vu, celui-là, des miracles ! Aussi, comme il
se dépêche d'enlever l'enfant sur ses épaules, sur le pavois !
Il la porte ainsi pour que tous la voient bien, la miraculée !
pour que personne n'oublie qu'aux Saintes, il se fait vraiment
des miracles, et pour qu'on revienne ! Et la foule suit en ren-
dant grâce. On court au presbytère ; on enregistre le miracle
devant plusieurs prêtres assemblés.
Dès que les châsses sont remontées, on sort de l'église en
procession, pour aller bénir la mer, cette mer qui a porté les
saintes jusqu'en Camargue, et où, tous les jours, se risquent
les braves pêcheurs.
PAYSAGES DE PROVENCE ia3
Le curé marche en tête. Il tient dans sa main un reliquaire :
c'est le Bras d'argent, creux, où sont enfermées, visibles à
travers une petite vitre carrée, quelques reliques des
saintes.
La foule en ordre, suit. On est cinq cents, on est deux
mille, en rang. Des milliers de pèlerins, juchés sur les dunes,
regardent la procession qui se déroule, en serpentant, le long
de la plage sablonneuse où dorment, tirés à terre, quelques
bateaux plats.
Derrière M. le curé, six hommes portent sur leurs épaules
une image peinte et taillée, assez grande, en bois : les deux
saintes dans la barque. Pour se disputer l'honneur de rem-
placer les porteurs, on se bouscule si souvent et en si grand
nombre que la barque tangue et roule sur les épaules des gens
comme si elle voguait sur la mer par un grand vent.
Sainte Sare, la sainte noire, arrive ensuite, portée par des
bohémiens aux cheveux sombres, aux faces fauves, aux yeux
de jais très luisants... Les petits de ces hommes, pendant ce
temps, se glissent à travers la foule comme des rats, entre
les jambes du monde, et volent mouchoirs et bourses.
Et, à la suite des saintes, arrivent des jeunes filles, des
jeunes garçons, tenant des lis, des lis parfumés, apportés en
gerbes, chaque année par des fidèles, pour cette procession.
D'autres tiennent des cierges dont les flambeaux jaunes ne
paraissent plus rien, sous la pleine lumière du soleil, mais
les lis embaument... C'est la joie de Livette, ces lis.
M. le curé arrive au bord de la mer. Il étend le Bras d'ar-
gent. Alors la mer, une seconde, recule... seulement un peu.
Les pauvres femmes des pêcheurs font vite un signe de croix...
Et tous ceux qui, debout sur les dunes, regardent la proces-
sion se dérouler, voient, à mesure qu'elle avance, les porteurs
qui sont en tête grandir, grandir à chaque pas, de plus en
plus, par un effet de mirage.
Et, sur les épaules de ceux qui les portent, les saintes avec
eux lentement grandissent, grandissent dans la lumière,
montent vers le ciel, démesurées comme une vision.
1 2k LA. PROSE DB JEAN AIC ABD
— Protégez-nous, grandes saintes ! que la mer, cette année,
soit bonne aux Saintins !
... Pauvres gens, pauvres âmes ! A l'an prochain.
... Chaque année, c'est la même chose. Tout cela reviendra
toujours, comme les saisons.
Le lendemain du jour où les châsses sont remontées, le gros
des pèlerins quitte le village.... Tous les campements sont
levés presque à la même heure.
Les carrioles de toutes sortes, les cabriolets, les dogcarts,
les chars à bancs, les jardinières, les casse-cou, les breaks
des fermiers riches, les charrettes des paysans, recouvertes de
tentes posées sur des cerceaux, emmènent sept ou huit mille,
jusqu'à dix mille voyageurs de tout âge, sains ou malades, et
le long défilé s'éloigne en serpentant sur la route plate, entre
deux déserts. Ça et là, sur la gauche du défilé, des cavaliers,
beaucoup portant une fille en croupe, se cherchent, s'atten-
dent, se rejoignent, puis partent au galop pour dépasser la
caravane.
Et c'est encore un spectacle que ce départ, pour les Sain-
tins qui, par groupes bruyants, aux abords, font du village
un dernier geste d'adieu aux hôtes qu'ils ont exploités.
IV
LES ROMANS IDÉALISTES
Charité Rédemptrice*.
Nécessairement, la présence à Paris de la comtesse mère
et d'Annette rapprocha de la famille Barjols, le comte et sa
femme.
Albert revit plus souvent son ami Paul, qui le mit au cou-
rant de ses tentatives de réforme morale parmi les ouvriers
libres penseurs. Il lui montra également les résultats moraux
de son action secourable, comme médecin, dans le monde des
miséreux.
Éloigné par son métier de ces pratiques, Albert s'y intéres-
sait théoriquement avec passion. Il suivit son ami dans les
réunions où Paul prenait la parole, instruisant son humble
auditoire des devoirs de l'homme envers la vie, envers soi-
même, envers les autres, s'attachant surtout à faire entendre
que le bonheur n'existe pour personne et ne peut résulter d'un
arrangement social quelconque.
Les plus riches, expliquait-il, sont parfois les plus mal-
heureux. Ce qui donne le plus de joie à l'homme, c'est l'idée
pure, une conception de la vie, une acceptation énergique de
1. Extrait de Fleur d'Abîme. Ce roman terrible qui raconte l'âme
perverse d'une «fleur d'abîme», nous présente deux nobles cœurs
Paul d'Aiguebelle et Albert de Barjols, préoccupés tous les deux de
soulager la misère de ceux qui souffrent.
126 LA PROSE DE JEAN AICARD
tous les maux; c'est, dans l'action, un effort de lutteur appliqué
à les diminuer, à les supporter ou seulement à les combattre.
Il tâchait de donner à ces théories une forme simple,
accessible à tous.
Il admettait que, avant de discuter la question du bonheur,
c'est-à-dire du bien-être moral, il fallait discuter la question
des nécessités matérielles, du bien-être physique. Il affirmait
que, dans un État civilisé, personne ne doit pouvoir mourir de
faim ni de froid, que même personne ne doit avoir à souffrir
réellement du froid ou de la faim.
Il aidait de sa bourse, largement, des œuvres de relèvement
du pauvre, des caisses de retraites et de secours pour les
malheureux incapables de travailler ; — et comme, parmi ce
monde de damnés qui vivent dans une ombre affreuse, on
savait que, tous les jours, il visitait les plus misérables bouges
pour y soigner des malades besogneux, les plus dégoûtants
à voir, il y avait autour de lui tout un peuple sordide, dont il
se sentait aimé, et dont la pensée échauffait et soutenait son
cœur.
Que de fois, avec Albert, ils se demandèrent si une action
pareille, multipliée et vraiment servie par tous les heu-
reux du monde, — ne transformerait pas le monde. Mais ils n'en
pouvaient douter : une idée n'a pas la force d'un sentiment.
L'idée d'altruisme n'a pas su remplacer le sentiment de la cha-
rité qui, déjà, était insuffisamment répandu avant la mort de la
mère religion. Le dévouement aux autres n'a plus ce puissant
ressort caché d'un égoïsme noble, qui se promettait à lui-même
les récompenses de la justice éternelle et la vue de Dieu, en
échange des sacrifices terrestres. La grâce des légendes qui
amusaient l'enfance adorable des âmes, ne communique plus
aux esprits sa vertu mystérieuse. Ainsi disait Paul. Albert, à
la fois plus positif et plus optimiste, croyait que la conception
purement humaine de la bonté et de la justice peut suffire à
créer les héros ou les saints philosophiques ; il croyait que le
monde peut être sauvé par la pitié, aimée pour elle-même.
— Mais comment feras.-tu aimer la pitié à l'égal d'une per-
LES BOMÀNS IDEÀLISTBS 127
sonne, à l'égal d'un Dieu qui jugeait et récompensait > S'il
nous rendait capables de pitié, c'est qu'il était lui-même le
pardon infini.
— Il n'a jamais été qu'un symbole, ton Dieu. Et voici ce
qu'il signifie: La pitié récompense, comme le faisait Dieu,
ceux qui la répandent sur les maux d'autrui.
— Comment?
— En leur donnant le même bénéfice que donnait la foi : on
croit au bien dés qu'on réalise le bien ; il est, puisqu'on le
fait. La souffrance humaine n'est autre chose qu'un vague,
mais terrible sentiment d'insécurité. Eh bien ! l'amour que je
donne, me donne la certitude de pouvoir être aimé moi-
même.
— Ainsi ta pitié, ton amitié, ton amour, ne sont, au fond
qu'un égoïsme?
— Certes, mais sublime !.... ^'oyons, tu peux bien m'accor-
der cela. L'égoïsme qui crée, berce, console ; l'égoïsme qui
rassure la vie contre toutes les menaces de l'inconnu ; l'égoïsme
qui fait le bonheur de deux ou de plusieurs êtres est préfé-
rable à l'égoïsme solitaire. C'est de l'arithmétique, ça. Saint
François d'Assise est un égoïste qui mit son bonheur à faire
celui des autres. Donc, tâchons de former tous les cœurs à
l'image de celui-là, et le monde sera sauvé, à la grande joie de
l'égoïste divin !
Ces conversations, cent fois reprises, quelques visites
rendues ensemble à des souffrances dont Albert n'avait pas
une idée juste, tout cela fit, de nouveau, sentir aux deux
hommes le charme généreux de leur amitié. Ils en comprirent
mieux encore l'essence fortifiante. Ils goûtèrent avec délices
ce bonheur, simple et infini, de n'être pas seul, comme
perdu, dans l'idée, dans l'action, dans le rêve surtout, si vaste,
si effrayant ! Bref, ils se reconnurent une fois de plus comme
frères, et s'aimèrent mieux.
Un matin, Albert se trouva chez Paul, dans des circon-
stances assez singulières, où apparurent clairement, avec leurs
différences, les tempéraments et les idées des deux amis. A
ia8 LÀ PROSE DE JEJlN AICÀBD
de certains jours, la maison de Paul était ouverte à bien des
g-ens de mauvaise mine, malades ou sans travail.
— C'est une véritable administration, disait-il parfois en riant.
— Tu n'y tiendras pas, mon vieux frère! lui répondait
Albert... Tu te bats avec le problème social : malheur à toil
Les chrétiens eux-mêmes finiront par te renier, et ceux que
tu veux secourir essayeront de te supprimer, à la première
occasion.
Un matin donc, comme Albert et Paul causaient ensemble
dans le cabinet du comte, on lui annonça qu'un inconnu
voulait absolument le voir. Cet homme avait, disait-il, pour
monsieur d'Aiguebelle une lettre qu'il ne remettrait qu'en
mains propres.
— Faites entrer, dit le comte Paul.
L'homme entra, saluant à peine, et regardant autour de lui
d'un air effronté.
Cette pièce, où Paul recevait sa clientèle de malheureux, était
d'une simplicité extrême. Du reste, il n'aimait nulle part les
arrangements compliqués du faux luxe moderne.
L'homme voulait de l'argent. Sa lettre était une ruse. Il
l'avoua. II savait le comte très riche et il venait lui exposer
ses besoins.
— Il faut que les riches finissent par comprendre que les
pauvres ont des droits... Qu'est-ce que vous allez me donner,
hein ! conclut-il.
Albert se leva, indigné, furieux;
— Ce qu'on va vous donner ! dit-il.
Et, visiblement décidé à user de sa force, il s'avançait,
menaçant. L'autre souriait comme sûr de lui.
Paul courut à Albert, le prit par le bras.
— Je suis chez moi, mon brave Albert, lui dit-il avec
calme, quoiqu'il fût très ému ; je suis chez moi, où je me
conduis à ma guise. Fais-moi le plaisir de passer à côté,
pour un instant.
Albert hésita, mais, connaissant Paul, ne crut pas devoir
insister.
LES BOMÀNS IDÉALISTES 12^
En sortant, il jeta encore un regard de colère sur le bizarre
visiteur, qui conservait une attitude d'arrogance provocante.
L'homme regardait d'un air narquois la porte refermée.
Paul vit très bien que sa main, dans la poche de son par-
dessus râpé, — palpait quelque chose. C'était un de ces
êtres qui hésitent encore au bord du crime — et qu'un geste,
un mot, peuvent déchaîner.
Dès qu'Albert eut disparu, Paul, montrant une chaise à
l'homme, s'assit lui-même dans son fauteuil de travail et dit :
— Nous voilà seuls. Vous pouvez maintenant parler sans
crainte. Que voulez-vous ?
L'homme, évidemment, croyait que les deux amis avaient
eu peur. Il se montra plus hardi, plus insolent :
— Il me faut de l'argent ! dit-il, d'un air brutal.
— Comme je ne vous en dois pas, ne pourriez-vous être poli >
répliqua le comte avec beaucoup de douceur.
Le ton de cette réponse parut surprendre l'individu. Il se
mit à considérer son chapeau, qui était très sale, un peu troué.
— Tenez, dit-il, je vais m'expliquer, monsieur le Comte.
Paul sourit : il ne tenait pas autrement à son titre. Ses
domestiques avaient ordre de dire Monsieur tout court....
Lorsqu'en parlant de lui on disait : « Le comte Paul», cela
ne lui déplaisait point, parce qu'on le désignait ainsi familière-
ment dans son pays.
Alors le mendiant se mit à conter une histoire de crève-la-
faim, lamentable. Sa femme et son enfant se mouraient. La
misère avait appelé la maladie. Il avait passé la nuit entre
deux agonies. Pendant qu'il disait sa douleur, il oublia un
instant d'en être irrité ; il en souffrait, simplement. Paul le
vit et fut ému.
— Je vous crois, dit-il. Voici un peu d'argent. Je regrette
de ne pouvoir faire davantage.
Et il lui donna un louis.
Comme l'histoire qu'il avait contée était toute vraie, l'homme
à son tour fut, durant une seconde, touché et satisfait autant
que surpris.
6.
l3o LA. PROSE DE JEAN AIOARD
Et d'un ton de regret, il ajouta :
— Tiens, vous êtes donc un bon zig-, vous>.. Car je ne suis
pas entré poliment !
xMais, sur ce dernier mot, l'idée de la frayeur qu'il croyait
avoir inspirée aux deux hommes, dès son entrée, lui revint
il pensa qu'il imposait au comte, et il voulut en profiter. Alors,
sans transition, avec la brusquerie d'un désespéré qui risque
tout, parce qu'il n'a rien à perdre :
— ... Mais c'est cent francs qu'il me faut! dit-il.
Son œil avait le regard froid et dur des haineux.
Le comte se leva, marcha vers lui, et, tendant sa main
ouverte :
— Alors, rendez-moi ceci.
L'homme crut qu'il allait avoir davantag-e. Machinalement,
il rendit la pièce.
— Vous n'aurez rien ! dit Paul aussitôt.
Ils se regfardaient tous deux, face à face.
— Je vais vous expliquer pourquoi vous n'aurez rien, dit
Paul. Tout simplement parce que vous pourriez croire que
j'ai eu peur... et c'est ce qu'il ne faut pas. Maintenant, comme
votre femme et votre enfant ne doivent pas porter la peine
de votre méchanceté, j'irai les voir; et, — si vous n'avez pas
menti, — je m'occuperai d'eux. Quant à vous, je vous eng-age
à me laisser l'arme quelconque que vous avez là, — dans cette
poche. On n'arrive à rien de bon, avec ça, croyez-moi.
Il y eut un court silence. Paul lui demanda :
— Qu'est que vous faisiez... avant?
— Commis aux écritures, chez un marchand de bois.
— Voulez-vous du travail > répondit Paul. Je vous en ferai
avoir, — ou bien je vous emploierai moi-même, si vous voulez.
II considéra un moment l'homme, qui se taisait, les yeux
baissés.
— Et si je fais cela, savez-vous pourquoi je le ferai } Ça
ne sera pas seulement pour vous donner du pain.... Je vais
vous expliquer mon idée. Peut-être qu'ayant été employé
aux écritures vous êtes assez instruit pour me comprendre.
LES ROUANS IDÉALISTBS l3l
Essayez donc. Voici. Je vous aiderai, — entendez-moi bien, —
parce que, moi, j'aime les coupables...
Ces trois derniers mots furent dits avec une simplicité
douce et pénétrante.
L'homme eut un imperceptible tressaillement.
— La loi, poursuivit Paul, les traite comme elle peut. La
société n'a pas une conscience unique, capable de s'attendrir.
Son administration fonctionne comme telle, au nom de la
masse qu'elle représente, et qui demande à être protégée. La
société est nécessairement impitoyable. Elle fait de la justice
à la mécanique... Mais moi, chez moi, je fais de la justice
comme je l'entends.... Eh bien, j'aime les coupables entendez-
vous } et vous en êtes un, déjà, au moins d'intention ! Je les
aime, parce qu'il n'y a pas de plus grand malheur que leur
malheur : ils ont rompu, par le fait de leur faute, le lien qui
les rattachait aux autres hommes. Leurs pareils mêmes les
abandonnent, de peur d'être compromis. Ils sont seuls dans
leur faute ou dans leur crime, dans leur trouble ou dans leur
remords, seuls dans leur désespoir caché. Et cela, cela c'est
horrible !... Oh! oui, sûrement, —ajouta Paul, comme s'il se
parlait à lui-même, — quand il a un reste de conscience, le
criminel est le plus misérable de tous les misérables >...
Paul vint avec bonté appuyer sa main sur l'épaule du mal-
heureux, — qui avait écouté immobile, stupéfait, la tête basse.
— Est-ce vrai } interrogea-t-il.
A ce moment un coup léger fut frappé à la porte qui
s'entre-baîUa aussitôt. Albert parut :
— Est-ce fini } dit-il.
— Je crois que oui, lui répondit Paul ; et je crois que tu
peux entrer.
Puis se tournant vers l'homme :
— N'est-ce pas } dit-il encore.
Albert entra et s'assit, curieux.
L'homme ne regarda même pas de son coté. Toujours muet,
il sortit de sa poche son poing fermé et lentement, il vint
déposer sur la table un méchant revolver rouillé.
l32 LA PROSE DE JEAN AICARD
Alors, le pauvre, s'adressant à Paul en détournant la tête,
lui dit, d'un ton à la fois timide et bourru:
— Des riches comme vous, y en a pas assez, non! Pour sûr,
y en a pas assez !
Sur ce mot, Paul eut en lui, aussi prompte qu'un éclair,
aussi lumineuse, mais aussi vite éteinte, — la conception du
salut social : — « Ce qui manque, se dit-il, c'est l'amour. »
Ce fut tout. Seulement, dans ce vieux mot, il entrevit, durant
une seconde, un sens nouveau révélateur, infini, que, par la
suite, il s'efforça vainement de revoir.
La pensée qui suivit aussitôt, fut celle-ci : assurément la
haine de cet inconnu, la révolte d'en bas ne s'adressait pas à
lui, Paul, mais à des êtres pareils à sa femme, à cette fausse
patricienne, à cette fausse bourgeoise, toute de passion
égoïste, de désirs matériels, et pour qui les mots amour,
pitié, tendresse humaine, étaient des termes privés de sens.
Et en ce cas, était-elle sans excuse, la révolte des méprisés)
Il n'osa pas se répondre à lui-même.
Mais quand un quart d'heure plus tard, l'homme s'en alla,
confessé et consolé, il leva sur Paul, et même sur Albert, des
yeux radoucis, où brillait une lueur étrange. Cette lueur,
c'était son humanité bonne, rappelée par sa semblable du fond
des ténèbres de haine.
LES BOHAlfS IDÉALISTHS iSS
Les Grandes Pensées viennent du cœur\
Et la vie reprit, monotone, pour les Bonnaud, mais angrois-
sée par la menace des créanciers.
Marius était parti pour l'Amérique. Le lendemain de ce
départ, Bonnaud avait dit à sa fille :
— J'ai vu Marius, hier... Tu as du courag-e, Adèle, je le sais.
Me promets-tu d'en avoir beaucoup)
— Je me suis juré d'avoir tous les courages dans la vie, et
je me tiendrai parole, répliqua l'héroïne obscure. Qu'y a-t-il
encore >
— Marius n'a pas voulu te revoir avant son départ. C'est
un garçon comme ça. Il est timide devant le sentiment. Il est
homme, je crois, à affronter les faits accomplis, fussent-ils
les plus douloureux du monde, mais, si je le juge bien, il a
peur des discours, des explications, des émotions. Et je ne
sais, ma foi, s'il n'a pas raison !
— Peut-être, mon père.
— Ainsi, moi, je me suis toujours fourré dedans avec mes
propres paroles et celles des autres. On s'emballe, on s'émeut,
on arrive à hésiter, on ne fait plus ce qu'on doit faire. Tailler
dans le vif, c'est la seule bonne méthode. Ce n'est pas seule-
ment en amour que la vraie victoire est la fuite. Tout ce qui
devient passion, il faut le fuir délibérément si on ne veut pas
être vaincu. Un joueur qui veut renoncer au jeu ne doit plus
I. Extrait de Tata. L'auteur a raconté comment Bonnaud s'est
ruiné pour faire un grand musicien de son fils qui n'est qu'un vul-
gaire viveur. Bonnaud est obligé de vendre sa maison; Marius, le
fiancé de sa fille Adèle, se retire; Théréson sa femme meurt de cha-
grin. Adèle qui était restée jusqu'alors très effacée, se révèle dans
la détresse et c'est elle qui sauvera la famille en faisant le bien.
l34 LA PEOSE DE JEAN AICABD
toucher une carte, même pour la jeter au feu. C'est pour ça
que je n'ai pas voulu revoir ton frère. Il nous aurait peut-être
tous embobinés encore une fois, ce gaillard-là. Il est si sédui-
sant. J'ai coupé les ponts. Je me suis pris la main gauche avec
la droite et je me suis juré de ne pas le revoir... Est-ce com-
pris > Et je demande à n'entendre plus parler de lui. C'est un
ordre que je te donne, — et que tu communiqueras à ta mère.
Revenons à Marins... — Approche, que je t'embrasse, ma
brave petite... Il a eu peur de lui-même, de toi, de votre entre-
vue, de vos larmes : il a craint de ne plus avoir la force de
partir s'il te revoyait!
Adèle était très pâle. Son père la serra contre lui et la fit
asseoir sur un de ses genoux.
— Et... il est parti... quand) interrogea- t-elle...
— Hier.
— 11 a bien fait, puisque vous en jugez ainsi, papa.
— Moi j'y gagne, puisque tu me restes! répliqua Bonnaud.
Et je te défendrai désormais, je t'en réponds. Tu as encore
quatre sous. Je te les garderai tous les quatre. Le diable n'en
détournerait pas un centime... Tu sais, on va vendre la maison.
C'est décidément un insuccès caractérisé, sa Belcolor^. Mes
créanciers réclament leur argent. Rien de plus juste. On va
vendre. On vend.
Thérèson entrait, de son pas vacillant, menu. Elle était
amaigrie, un peu tremblante, toute. Elle vit la fille sur les
genoux du père et songea :
— Plus ça va mal, plus il se réfugie, mon pauvre homme,
dans le cœur de sa fille; — maintenant il s'appuie sur elle
sans se cacher. Dans les occasions graves, autrefois, il
s'appuyait sur moi, sans en avoir l'air; mais je ne suis plus
bonne à rien. Je suis usée à son service, et je meurs. Quel
bonheur qu'il ait sa fille ! Elle les protégera.
Adèle s'apprêtait à sortir...
— Non, dit Bonnaud. Tu n'es pas de trop, petite. Ta place
I Opéra du fils Bonnaud.
LES ROMANS IDÉALISTES l35
est au Conseil de famille. La barque coule. Je vous consulte.
Il faut prendre un parti... Pas de pleurs inutiles, Thérèson,
n'est-ce pas>
— Sois tranquille, Bonnaud, j'ai pleuré toutes mes larmes.
Je n'en ai plus.
— Bah! Les femmes en ont toujours. Écoutez.
Alors, il expliqua. Quand tout serait vendu, ils ne posséde-
raient plus — outre le reliquat de la dot, auquel il ne voulait
pas toucher, — que quelque trois mille francs, leurs meubles,
leur linge, le reste de l'argenterie... et puis, ce qu'ils appe-
laient, selon l'usage du pays, le cabanon.
Ce cabanon était situé hors la ville S dans le faubourg
Saint-Roch. Il y avait un jardin grand comme la place au
Foin. La petite maison avait, en bas, deux chambres et une
petite cuisine, et, au premier, deux grandes chambres.
Le tout, jardin et maison, avait coûté à Bonnaud dans les
cinq mille francs. C'est là qu'on irait vivre. Bonnaud repren-
drait son violon et sa flûte. Il donnerait des leçons en ville
et chez lui. Il aurait sûrement des élèves et beaucoup. Il
s'était déjà informé. Oui, oui, on lui avait promis beaucoup
d'élèves...
Adèle l'interrompit.
— Eh bien ! mon père r Et moi, qu'est-ce que j'aurais à faire,
dans l'intérêt commun?
— Tu dirigeras la maison. Ta mère se reposera. Elle en a
besoin. Tu en auras, sois tranquille, de la besogne!...
— Il est bien dur, murmura Thérèson, de se sentir inutile...
— Puis-je parler à mon tour, père }
— Puisque je te dis que je te consulte.
— Eh bien voici mon idée. Il faut faire construire, le
long du mur de notre petite maison de campagne, du côté de
l'Est, une grande salle qui ne coûtera pas cher, parce que
ce mur-là, qui n'a pas de fenêtre, formera l'un des côtés
de la salle. On élève deux gros piliers en face des deux
I. Toulon.
l56 LA PEOSE DE JEAN AICABD
angles de la bastide ; on les relie par des murs à bon
marché, en briques, dans lesquels on ménage de larges
fenêtres. Et l'on a une salle aussi grande que le [cabanon
tout entier.
Bonnaud la regardait, stupide. Il la crut folle.
— Après > dit-il... je te dis que nous sommes ruinés ! ce
n'est pas le moment de faire bâtir 1...
Il songeait sérieusement :
— Et-ce que le malheur lui dérange la cervelle > Il ne nous
manquerait plus que ça I
— Quelques bancs de bois poursuivit Adèle, une grande
tableau fond, un crucifix sur le mur, — et cela fera une belle
salle d'école maternelle pour des enfants de deux à cinq ans.
La maîtresse, ce sera moi. Vos leçons vous laisseront quel-
ques loisirs. Vous en profiterez pour faire, chaque jour, un
peu de musique à ces marmots. Une ou deux fois par semaine,
vous pourrez faire, le soir, dans une salle de notre école, à
des adultes, un cours de musique vocale et instrumentale. Pas
cher, pour le peuple. Vous formerez ainsi des musiciens pour
la marine et les régiments. A d'autres jours, vous vous adres-
serez, moyennant un prix plus élevé, à des fils de bourgeois-
Rien de tout cela n'est chimérique mon père; j'y ai beaucoup
réfléchi. Croyez-moi. Bâtissez-moi une école. C'est un bon
placement, vous verrez. Vous devez le comprendre. Je me suis
informé aussi, moi. J'aurai beaucoup de petites élèves,
beaucoup. M. le curé de Saint-Louis m'aidera. Il dit que
tout le monde s'intéressera à nous. Vous êtes convaincu ?...
Quel bonheur ! Nous aurons une vie active, plus utile et, par
conséquent, plus belle qu'avant!
Bonnaud était rayonnant.
— Ma foi, les femmes ont du bon! cria-t-il. Nous sommes
sauvés...
Son imagination, une fois le projet adopté, s'exalta sur-le-
champ. Il avait une mobilité d'enfant :
— Le jardin sera la cour de récréation, dit-il. Je surveil-
lerai avec toi notre petit peuple. Je le conduirai... aux sons
LES BOXÀNS IDéALISTBa 187
du violon. On mettra la Sainte-Cécile dans le parloir... Elle
protégera la maison.
Le vieil artiste revivait. Au moment même de son agonie
sociale, il s'égayait à l'idée de sa renaissance :
— Le plus beau des livres, c'est Robinson Crusoé, un nau-
fragé sur une île déserte, se refaisant une vie nouvelle, une
vie de civilisé au moyen des moindres débris de son navire...
Nous, nous appellerons tout un monde autour de nous :
les enfants et les familles. C'est magnifique. La ruine a du
bon!... Je suis adroit de mes mains. J'ai toujours eu une
petite forge, un banc de menuisier, des outils de toute
sorte... Je ferai tout moi-même, les bancs et les tables ; les
bancs avec des dossiers ; chaque place séparée de la place
voisine par de petits bras fermés, à volonté, au moyen d'une
barre. Musicien, je l'ai toujours été, dans le fond. Musicien
et artisan, ma vraie vie, quoil
Il se frottait les mains, il escomptait le malheur de la
vente forcée f
Elle était déjà derrière lui, dans son imagination, la vente.
Il chevauchait l'avenir.
— On payera mes leçons trois francs et cinq francs pour
commencer. Je gagnerai bien vite vingt francs par jour et
trente... Et puis, le cours public... Et tes honoraires...
Avec de l'économie, Thérèse, nous referons la dot ! nous la
referons!... Tenez, voulez-vous que je vous dise>... Les
femmes sont des anges ! on devrait toujours les écouter!...
Toutes deux lui saisirent les mains pour les baiser hum-
blement.
— Certainement, murmura Thérèson, tous ces projets sont
fort bons... tout cela réussira, j'en suis sûre, j'ai foi en ton
courage, en tes forces, en ton grand cœur ; mais un malheur
est un malheur tout de même...
Et, de sa voix éteinte, elle posa, en tremblant, la question
qui était devenue son idée fixe :
— Est-ce que le jour de la vente est annoncé >
Depuis le moment où, en présence de son fils, il avait avoué
l38 LA PROSE DE JEAN AICABD
à sa femme la nécessité de vendre bientôt leur maison, Bon-
naud ne s'était plus gêné autant pour en parler.
Jusque-là, il s'était ingénié à trouver des moyens de
cacher à Thérèson, d'abord le chiffre de sa dette et, ensuite,
l'hypothèque, tant redoutée par la pauvre femme. La chose
avait été plus facile qu'on ne pense. Tous les notaires du
bon pays de Provence peuvent dire que, dans cette patrie
du laisser aller, beaucoup d'affaires et des plus graves, sont
traitées avec on ne sait quelle bonhomie ignorée dans les
régions du Nord. Bien entendu, on rencontre toujours, au
bout du compte, le texte précis des lois et l'on finit par
leur obéir ; mais auparavant dans bien des cas, on temporise
le plus possible, en faveur du sentiment, et les mœurs locales
font souvent fléchir, sans vouloir les rompre, telles règles
absolues et qui semblent des plus rigides. Et combien cela
était plus vrai encore aux environs de 1848. époque d'utopies
humanitaires !
Bonnaud avait commencé par emprunter de grosses som-
mes à ses amis, lesquels, — le connaissant bien, — n'avaient
exigé d'autre engagement que sa signature. Ils respectaient
tous le motif qu'avouait l'emprunteur, de cacher sa dette à
sa femme pour lui épargner un chagrin. Ils savaient de plus,
à n'en pas douter, que celle-ci abandonnerait, le moment
venu, tous ses droits plutôt que d'élever même une humble
objection. Du reste, l'hypothèque légale de l'épouse n'était
que de quelques milliers de francs. — sa dot n'ayant pas été
considérable, — et, par conséquent, ne diminuait en rien
leur garantie matérielle, vu le chiffre de leur prêt et la
valeur du gage. Quant aux garanties morales, ils les avaient
toutes. A un maître Bonnaud, ils eussent prêté même sur
parole ! Leur vraie hypothèque fut, durant des mois, l'assu-
rance qu'il leur donnait verbalement de vendre sa maison,
si cela devenait nécessaire, pour les rembourser I Et, dans ces
conditions, ils demeurèrent assez longtemps en parfaite
sécurité. C'est beaucoup plus tard que, légitimement inquiets,
ils demandèrent une inscription d'hypothèque, laquelle fut
LES ROMANS IDÉALISTES 189
prise chez le notaire de Bonnaud, à l'insu de Thérèson, dont
l'hypothèque légale demeurait sauve dans tous les cas, ce
qui mettait en paix la conscience de Bonnaud. Du reste, la
brave femme se souciait bien des formalités légales I De
même que, ne sachant pas lire, elle avait reçu, un beau
jour, des mains de son mari, — sans même songer à les
faire compter devant témoins, — les cinquante mille francs
de la dot, de même, sans compter, elle abandonna tous ses
droits personnels... Elle eût été bien embarrassée de
comprendre, même traduite en clair français, l'admirable
formule : Tota in toto et tota in quâlibet parte.
La bonne Thérèson ne ressentait que la douleur sentimen-
tale de perdre une maison qui appartenait à son mari, il est
vrai, mais qu'elle considérait comme sienne, parce que ses
père et mère, locataires d'Etienne le forgeron, l'avaient
habitée longtemps et y étaient morts.
Aussi, ce fut avec un accent de douleur déchirante que
Thérèson, s'asseyant pour ne pas tomber, prononça cette
simple phrase :
— Est ce que le jour de la vente est annoncé, Bonnaud?
Dans ce rude homme aux forts biceps, au bon cœur
d'artiste, aux résolutions énergiques, aux douleurs et aux
colères violentes, il y avait un enfant vite joyeux, facile à
l'oubli momentané.
Cet homme aux passions profondes, aux invincibles
entêtements, avait une extraordinaire mobilité d'impressions
à la surface.
D'un air enchanté, comme s'il eût repris déjà son violon et
sa flûte et qu'on lui eût déjà payé cent francs sa première
leçon, cet homme ruiné tira de sa poche une affiche pliée
en huit.
Lentement, il la développa.
— Jusqu'à cent mille, dit-il, Pelloquin la poussera. C'est
lui qui l'aura, bien sûr, et toi, Adèle, tu l'auras un jour, par
Marius.
Le mot maison était sous-entendu.
l40 LA. PBOSE DE JEAN AICABD
Il épingla l'affiche au mur, sous le portrait de son père,
et lut à haute voix, pour Thérèson, qui ne savait pas lire :
Etude de M« Ortigues, avoué, rue de l'Asperge, 2, à Toulon.
A VENDRE
aux enchères publiques, par expropriation forcée,
A l'audience des criées du Tribunal civil de Toulon,
au Palais de Justice de la dite ville...
II s'arrêta sur ce mot.
Un petit cri étouffé lui répondit.
Thérèson, qui ne savait pas lire, demeura immobile, le»
yeux grands ouverts, rivés sur l'affiche. Elle était morte.
Thérèson fut ensevelie dans un de ces beaux draps tout
neufs qu'elle aimait tant.
Adèle eut une douleur sans éclat. Elle espérait trop en Dieu
pour s'attarder aux larmes inutiles. Elle était une âme forte.
Elle se dit que Thérèson avait accompli sa tâche et assez
souffert pour avoir droit au grand repos. De plus, elle eut
tout de suite le sentiment de ses responsabilités nouvelles :
elle devait être l'unique appui de son père et la ressource de
son frère toujours aimé.
Et, peu de temps après la mort de Thérèson, Tata, en deuil,
accompagnée de Bonnaud, alla parler, avec M. le curé, de ses
plans d'école, qui s'étaient précisés.
M. le curé de Saint-Louis était un homme d'une quarantaine
d'années, âme droite et simple, fort instruit, d'intelligence
moyenne, mais de grand sens et d'excellent conseil.
LES BOHANS IDÉALISTES ]4l
— J'ai réfléchi beaucoup, monsieur le curé. C'est dans les
premières années que les enfants ont le plus besoin d'une
• école >. Les mères sont ou occupées dans la classe ouvrière,
ou frivoles dans la bourgeoisie, — et celles qui élèvent leurs
enfants le font souvent sans réflexion, sans méthode, au hasard
de leurs caprices. Or, je pense que l'éducation des tout petits
est l'œuvre essentielle entre toutes et demande un effort
constant de raison, de patience, de domination de soi et de
renoncement. Je suis prête, dussé-je échouer, à tenter ce grand
efl"ort. Ma bonne volonté, en tout cas, est entière. J'ai donc
pensé qu'une école enfantine remplacerait, dans les heures de
la journée, les mères frivoles et les mères travailleuses. Je
crois que les toutes premières impressions déterminent, chez
l'enfant tout petit, les qualités, heureuses ou fâcheuses, qui
forment plus tard le fond de son caractère. Ce sont ces
impressions qu'avant tout je surveillerai et dirigerai de mon
mieux. On pourrait faire exécuter de menus ouvrages aux
enfants, un petit travail d'aiguille ou de la charpie pour
l'hôpital, ou leur donner de la soie à effilocher. Travaux
minuscules, interrompus fréquemment, avant toute lassitude,
d'une durée par conséquent très courte à chaque reprise, —
cinq, six, dix minutes. Lettres apprises en jouant... Prières
chantées... Mon père ferait la musique qui réglerait tous les
mouvements de l'école.
— Oui ! dit machinalement Bonnaud, qui écoutait, émer-
veillé.
— Au milieu de la salle, qu'en pensez-vous, monsieur le
curé > — poursuivit Adèle, — quelque chose comme un lit de
camp, très large, souple et ferme, sur lequel se reposeraient
les petits, plusieurs à la fois, au moindre signe de fatigue et
de somnolence. Bref, je rêve une école vraiment digne d'être
appelée maternelle. Je compte beaucoup sur la musique et,
par conséquent, sur l'aide de mon père. Il est visible que
tous les petits enfants aiment passionnément le rythme. Il
représente sans doute pour eux le calme, l'ordre, la paix, qui
leur sont nécessaires. On pourrait, comme je l'indiquais tout
l4a LA PROSE DE JEAN AICABD
à l'heure, régler tous leurs exercices par de la musique très
simple, naïve pour ainsi dire. Je compte beaucoup sur les
prières chantées, non pas en chœur avec des effets, mais
chantées par une seule voix, selon des mélodies d'un dessin
très primitif, comme nos chants populaires, Mon père m'a
fredonné souvent, quand j'étais toute petite, les antiques
couplets de Magali, par exemple, ou de Marion à la fontaine
et les Noëls de Saboli ; — voilà des modèles. Chaque enfant,
à son tour, bégaierait sa chanson du bon Dieu. Et qui sait si
on ne pourrait pas leur faire chanter ainsi tous les beaux
préceptes de la morale évangélique > Cela n'aurait pas besoin
d'être mis en vers ; et ils ne l'oublieraient plus...
Adèle, depuis un moment, parlait sans voir combien le curé
était attentif...
— Je vous suis tout acquis, mademoiselle, et mes clients
seront les vôtres... ceux du bon Dieu qui a dit : Sinite
parvulos...
— Amen ! cria Bonnaud avec une joie grave. Et que Dieu
vous bénisse, je le dis de tout mon cœur, monsieur le curé !
— Je serai, si vous le voulez bien, le conseil religieux de
votre école, que je bénirai avec joie, au jour de l'inauguration.
Marchez, mademoiselle, on vous suivra. Vous êtes dans une
bonne voie
Un beau matin, les « gazettes », comme Bonnaud s'obsti-
nait à nommer le Journal des Débats, annoncèrent le départ
de Pierre pour Pétersbourg où il allait donner des concerts.
Bonnaud mit le doigt sur la ligne et la montra à Adèle.
— Est-ce qu'il t'a écrit ça }
— Non, dit-elle... vous le voyez, il travaille.
Bonnaud haussa les épaules. Qu'on pût partir pour un
pays si lointain sans prévenir les siens, cela lui semblait une
monstruosité inouïe, la dernière de toutes, une sorte de crime
sans nom.
— Nous n'avons pas même son adresse pour l'avertir si
LES ROMANS IDÉALISTIIS l43
nous tombions malades... Il nous laisserait mourir comme il
a laissé mourir sa mère, sans la revoir !
— Ne soyons pas injustes, mon père. Il n'a pu apprendre
la mort de maman que plusieurs jours après.
— Je sais ce que je dis. Et tu sais bien que j'ai raison. On
revient prier sur une tombe quand on a tué les gens ! On a
des remords, à moins d'être un scélérat. Il n'a montré aucun
repentir. Est-ce qu'il n'aurait pas dû revenir se tramer à mes
pieds, c'est-à-dire aux tiens'? Est-ce que j'aurais résisté à un
remords sincère, exprimé d'une parole, d'une seule et la plus
courte ? Il se serait jeté à mon cou. Il m'aurait serré entre ses
bras en disant : « Papa » ! comme lorsqu'il était petit... Est-ce
que j'aurais pu, est-ce que j'aurais voulu résister ? Le lende-
main même du jour où je l'ai chassé, s'il était revenu de lui-
même, est-ce que mon cœur n'aurait pas été retourné >
— Nous voulions le rappeler... Souvenez-vous.
— Ce n'était pas la même chose. N'essaie pas de me mettre
en contradiction avec moi-même. Il fallait qu'il revînt de son
propre mouvement. Je voulais voir un élan, une inspiration
de son cœur. Il n'en a pas eu, il est incapable d'en avoir. Je
ne comprends pas comment il se fait que cet homme-là soit
mon fils. Ce départ pour la Russie, sans qu'il ait daigné nous
avertir, achève son portrait. C'est un sans-cœur, je ne suis
pas fâché de te l'avoir prouvé. Quant à sa musique, prrt ! il
y a quelques mélodies... jolies... mais pas très originales
dans son opéra. S'il ne travaille pas, il restera ce qu'il est, —
un amateur... Quand on est vraiment un maître et qu'on a raté
un ouvrage, on en fait un autre. Il ennuiera tout le monde,
avec sa Belcolor, son chef-d'œuvre unique !
Adèle regarda son père avec terreur.
— Alors, songeait-elle, le but de leur vie disparaissait?
A quoi bon tant d'efforts, de tourments, de travail, dans le
passé et dans le présent >
On eût dit que Bonnaud devinait sa pensée :
— Je ne travaille plus que pour toi, dit-il, j'entends te
marier... Je mourrai, ensuite, paisiblement...
l44 L^ FBOSE DE JEAN AICABD
Il y eut un silence profond. Ces deux cœurs se mesuraient,
émus l'un par l'autre.
— Je suis mariée, fit-elle enfin simplement.
— Qu'est-ce que cela veut dire>
Elle rit d'un beau rire, tout semblable à celui d'une jeu-
nesse heureuse :
— Je suis mariée, — comme les sœurs de charité qui
appellent Dieu leur époux... Et voyez... je suis la maman de
tout ça.
Elle s'était levée. Et, debout devant la fenêtre ouverte,
elle regardait les petits qui arrivaient par groupes, conduits
ou apportés par les mères.
— Je te marierai, compte là-dessus, dit Bonnaud, bourru.
— Pas malgré moi, j'espère?
— Malgré toi !
— Eh bien ! je me révolterai, dit-elle avec une mutinerie
franche d'enfant qui joue.
— Nous verrons ça !
Elle s'approcha de lui.
— Sérieusement, mon père, ne me parlez plus de cela. Je
ne suis pas de celles qui font deux fois le rêve d'être
épouses. Cette seule idée me blesse... Je n'ai jamais été
jolie...
— Tu es belle, parce que tu es sublime ! fit Bonnaud d'un
ton irrité.
— Je ne suis pas jolie, répéta-t-elle, je l'ai toujours su et
je me préparais à ne jamais me marier quand je fus fiancée
à ce pauvre Marius.
— Oh ! celui-là 1
— Celui-là a fait comme il a pu. Il était timide et bon.
Sans doute, il s'est senti trop seul, là-bas. Il a aimé une
autre femme parce qu'il était loin de sa fiancée. Après ?...
Je vois bien des misères dans les ménages des pauvres
mères qui me confient leurs enfants. J'apprends d'elles beau-
coup de tristes histoires. Je connais le mal. Je le vois de
mes yeux tous les jours, je l'entends de mes oreilles. Les
LH8 ROMANS IDÉALISTES l45
hommes sont faibles, très faibles. Les chastes fidélités des
femmes ne sont pas dans leur nature. Et la faute des
hommes est fréquente. Celle de Marins, qui d'ailleurs n'est
pas grave aux yeux de la nature et de Dieu et qui cesse de
l'être vis-à-vis de moi, puisque je l'ai pardonnée, sa faute
n'est pas de lui. Elle est des circonstances... et peut-être de
nous.
Bonnaud sursauta d'étonnement. Elle poursuivait :
— Il ne faut pas accepter, pour un homme, les longues
fiançailles, c'est-à-dire l'esclavage sans le foyer, loin du
foyer, loin de l'objet même de ses espérances et de sa joie.
C'est trop lui demander; c'est une faute que nous avons
commise, avouons-le. Notre excuse était dans notre igno-
rance. Il faut mettre l'idéal d'accord avec les possibilités
raisonnables. Oh! à présent, je suis une savante, achevâ-
t-elle gaiement, et je serais plus circonspecte.
— Il n'en est pas moins vrai que tu l'as attendu, toi !
gronda-t-il.
— Nous, les femmes, d'ailleurs, répliqua-t-elle, nous
sommes faites pour attendre... Toutes ces mères que vous
voyez attendent éternellement leurs maris. Les hommes sont
au travail le jour, au cabaret le soir ; elles attendent. Leurs
enfants sont ici ; elles attendent. La Vierge Marie a toujours
attendu son Jésus.. Elle l'a perdu tous les jours un peu davan-
tage, et ne l'a jamais retrouvé que pour peu d'instants. Elle
l'aimait et l'espérait sans fin. Les femmes n'ont jamais rien
que leur amour. J'ai eu le mien, je n'en aurai pas d'autre. Et
je n'attends plus rien — que de mon frère et de vous.
— Qu'attends-tu de moi ma pauvre fille >
— Votre sourire.
-— Et de ton frère >
— ... Votre bonheur!
Il leva les yeux au plafond comme pour attester Dieu qu'il
avait raison, au point de vue humain, contre tant de beauté
céleste.
~ Alors, dit-il, je dois renoncer à une espérance... que
7
l46 LA PBOSE DE JEAN AICARD
j'avais cependant... qui me faisait vivre encore... Je comptais
bien être grand-père un jour...
— Ce n'est plus ma destinée, dit-elle.
Bonnaud secoua la tête. Toute sa destinée à lui se résuma
dans ce mot, qui fut prononcé avec une sorte de rage comique :
— Je ne ferais donc pas un musicien !
Elle sourit, et lui désignant la salle où commençait à
bourdonner la ruche des petits écoliers aux tabliers bleus :
— Je vous dirais bien d'en prendre un dans le tas, si je
n'étais convaincue que vous n'en avez pas le droit. Créer une
fausse vocation d'artiste, rien de plus coupable... Ah ! si mon
frère n'était qu'un ouvrier, un paysan, quel bien c'eût été et
ce serait pour lui, pour lui d'abord, pour nous ensuite ! Il
faut que le génie se fasse lui-même, avec son propre désir
d'être et de grandir et non avec des paroles d'ambition. Alors
seulement il est de Dieu, parce qu'il est sans calcul. Je crois
bien que c'est ce sentiment-là qui rend si belle cette figure de
sainte Cécile que vous aimez tant.
— C'est égal, dit Bonnaud, j'aurais voulu un petit-fis qui
eût montré des dispositions naturelles pour la musique. —
puisque l'autre m'a trompé si amèrement...
Tata à Rome.^
En ce temps-là, Tata était devenue une vieille fille, très
vieille. Elle avait toujours une robe noire, un châle noir et
portait un chapeau noir, une capote dont elle faisait repro-
duire fidèlement la forme depuis 1847. Elle avait, maintenant,
soixante-dix ans. On était en 1895. Et Gustave Bonnaud, un
élève et un émule d'Ernest Reyer, — venait de temps en temps
I. Le rêve de Bonnaud s'est réalisé. Il a recueilli le fils de son
fils et, grâce aux soins dévoués de Tata, il en a fait un vrai maestro
et un honnête homme. Le dernier chapitre, Tata à Rome, raconte
la récompense de « sainte Adèle ».
LES B0MA2TS IDÉALISTES 1^7
la voir dans un petit appartement où elle s'était retirée, rue
Bourbon... c'est-à-dire rue de la République. Les fenêtres
de Tata s'ouvraient sur le port et la rade de son vieux
Toulon. Depuis trois ans seulement, elle avait renoncé à
diriger sa chère école, dont les élèves s'étaient renouvelés
tant de fois en trente ans.
A l'imitation de la sienne, plusieurs écoles s'étaient fondées
à Toulon et dans le département. Et la voix populaire,
consacrant le dévouement de la sainte fille, avait baptisé
toutes les directrices de toutes ces écoles maternelles, des
« tatas ».
Tata passait sa vie près d'une porte-fenêtre ouvrant sur une
terrasse. Sur cette terrasse, elle avait des fleurs et des oiseaux
qu'on lui avait donnés et qu'elle ne pouvait rendre à la liberté,
parce que c'étaient des oiseaux des îles, des exilés dont elle
était la providence.,.
Elle s'occupait sans cesse à de menus travaux d'aig-uille,
pour les enfants pauvres.
Au mur de sa chambre, figuraient les portraits de son père
de sa mère, du père en forgeron, — et la copie de la
sainte Cécile, qui couvrait presque un panneau.
En face de la sainte Cécile, sur un petit autel, une statuette
de la Vierge se dressait parmi des fleurs de plume, oh ! très
anciennes, qu'elle ne pouvait regarder sans penser à sa mère,
à son frère enfant, au salon des Bonnaud, à toutes les choses
lointaines, évanouies.
La vieille pendule trônait sur la cheminée, avec son
Napoléon minuscule sur un dromadaire gigantesque que
dominait, seule, la pyramide de Chéops.
Au mur, entre de vieilles gravures, à côté d'un antique
archet et d'une flûte en mauvais état, — car les beaux instru-
ments du grand-père, le petit-fils les avait chez lui, à Paris,
— on voyait des objets puérils, des imageries de saints à un
sou les douze, des stations de chemins de la croix, épingles çà
et là. Et des chapelets. Et, au milieu de tout cela, une pipe de
deux sous, enveloppée dans du papier, à cause des poussières.
l48 LA PROSE DE JEAN AICARD
— La pipe de mon neveu, monsieur le curé !
Tata regardait les saintes images avec vénération; mais,
il faut bien le dire, elle ne vénérait pas moins cette pipe.
Tata ne t pensait » plus beaucoup par elle-même. Cela l'eût
fatiguée. Cependant, elle ruminait ses vieilles idées, et, quand
elle lisait une belle maxime, belle et bonne à son gré, elle la
copiait encore dans son cahier. Elle accroissait ainsi, presque
journellement, de quelques lignes, le testament moral destiné
à son neveu. Tata était une abeille. Elle avait fait son âme et
celle de son cher enfant avec le suc des plus douces fleurs de
la pensée. Elle y travaillait encore.
Lorsque les savants égyptologues ouvrent, au fond des
hypogées, les cercueils jaunes, rouges et noirs, il leur arrive
de trouver, sur la poitrine ou au pied des momies, un bouquet
déposé par ceux qui les ensevelirent, et parfois, sur ces fleurs,
une abeille qui, obstinée à son miel, le suivit jusque dans la
mort. L'âme de Tata entrait ainsi dans la nuit éternelle, en
suivant des fleurs.
Sa chair s'affaiblissait. Ses lunettes relevées sur le front,
entre deux lectures de Vlmitation ou des Paillettes d'Or ou
de la Propagation de la Foi, elle égrenait volontiers un
rosaire et s'endormait sans remords, en disant :
— Je vous salue.
Quand cela lui arrivait en présence de son neveu, il la
taquinait :
— Je vous salue, Marie, — de ma tête endormie I
— Tais-toi, méchant gamin !
Le gamin avait quarante-trois ans.
11 adorait sa tante, mais il ne venait qu'une fois ou deux
par an. Sa vie était ailleurs. Elle l'attendait toujours, à toute
heure, à toute minute, comme une amante, avec on ne sait
quelle impatience résignée qui faisait le fond de sa vie.
Il lui était arrivé, au gamin, de frappper à la porte de Tata,
à deux heures du matin, un express de Paris arrivant à cette
heure-là.
— Ça ne peut-être que le petit... j'y vais, Gustave ! criait-elle.
LES ROMANS IDEALISTES l49
Et la vieille fille, en cornette, en camisole et en jupon,
apparaissait toute blanche, — et, de toute petite taille, se
suspendait au cou du « petit, > grand et de larges épaules
comme son aïeul.
— As-tu faim > J'ai toujours des œufs frais pour toi, que
je renouvelle à tout hasard, et un peu de bon vin, dont je ne
bois guère,
— Ça va, ma tante !
Elle courait au fourneau de sa cuisine, allumait son feu,
suivi de son neveu qui l'aidait. Et elle le regardait faire de
ces dînettes improvisées, avec des joies de maman qui
regarde le nourrisson boire la vie.
— Tu te portes bien } c'est l'essentiel, je suis contente.
— Je vous apporte un peu d'argent pour vos pauvres.
— De l'argent, j'en ai toujours trop. Enfin, je ferai plaisir
à des gens, — pas à des mendiants, — à des gens qui sont
des pauvres et qui sont mes amis... Tiens ! j'augmenterai les
gages de la brave femme qui fait mon ménage. Elle a six
enfants et son mari est mort.
Un jour elle lui dit :
— Tu ne m'as jamais fait qu'un seul chagrin.
— Mon Dieu ! ma tante, et moi qui croyais sincèrement ne
vous en avoir jamais fait aucun.
— Si, si, un gros.,, quand tu avais seize ans...
— Et lequel, Jésus, Marie?
— Laisse ces invocations tranquilles... Eh bien ! donc, un
jour, quand tu as eu seize ans, j'ai voulu suspendre à ton
cou une chaînette d'or avec sa médaille bénite ; tu as refusé
en me disant : t Je ne crois plus à tout ça, ma tante ». Je te
félicitai de ta franchise, mais je ne te montrai pas ma peine,
et, la nuit suivante, une fois bien seule, j'ai beaucoup pleuré...
Tu es bon, tu es célèbre, — mais le mal du siècle t'a touché...
Il faut croire à tout, à tout ce qui est bon, à tout ce qu'ensei-
gne l'Évangile... Nous retrouverons nos aimés là-haut. Tôt
ou tard. Dieu, qui nous ordonne de tout pardonner, pardonne
lui-même à tous.
l5o LA PROSE DE JEAN AICABD
— J'ai été un petit impertinent quand j'avais seize ans, ma
tante, mais je fus sincère et vous n'eûtes pas le courage de
me punir. Je vous remercie et je me repens... Où est-elle,
votre médaille }
Elle retrouva ses jambes de vingt ans pour courir au
vieux secrétaire.
— Quand je serai morte, dit-elle, tu prendras celle que
j'ai à mon cou et tu la porteras, au lieu de celle-ci, que
j'ai achetée pour toi. Si tu trouves d'autres recommanda-
tions à ce sujet dans mes cahiers, — tu n'en tiendras pas
compte.
— Et celle-ci, qu'en ferai-je?
— Tu la donneras.
— Je la garderai en souvenir de la joie que vous montrez
en ce moment, ma bonne tante.
Les yeux de Tata resplendissaient. Elle tira d'une boîte la
chaînette d'or qu'elle passa au cou de Gustave avec une
expression de ravissement infini.
— Vous savez bien, ma tante, que je vous vénère et que je
vous aime de toute mon âme. Tout ce que vous désirez, je
voudrais le faire, — mais vous ne désirez jamais rien...
— Peut-être ! dit-elle.
— Ah ! mon Dieu ! fit-il gaiement, quel bonheur ! — et
quelle surprise ! Et que désirez-vous donc >
— Avant de mourir, dit-elle, je voudrais voir Rome... et le
pape.
— Quand voulez-vous partir > Demain >
Il était tout joyeux de lui donner cette joie suprême.
Ils partirent huit jours après. C'était en plein été ; mais
Tata déclara que, pour voyager, cette saison lui convenait
mieux, à cause de ses rhumatismes.
Elle ne voulut visiter ni Venise, ni Milan, mais elle accepta
de passer par Bologne, — pour voir la sainte Cécile.
Arrivée devant le célèbre tableau, dont la copie médiocre
ne lui avait donné qu'une idée lointaine, elle demeura en extase,
joignit les mains, et se prit à pleurer :
LIS B0MAI7S IDÉALISTES l6l
— Papa! murmura-t-elle.
Elle dit, un peu après :
— Maman ne se doutait guère qu'elle était si belle, sainte
Cécile, quand elle me comparait à elle !
A Florence, elle visita toutes les églises et demeura muett^
durant des heures, devant les fra Beato et les Raphaël.
A Rome, elle voulut d'abord voir la Villa Médias, où son
« petit » avait travaillé et vécu.
Des terrasses de la villa elle découvrit Rome tout entière,
que son neveu lui expliqua...
— Là est le Colisée.. Là est Saint-Pierre.
— Rome ! Je suis à Rome ! Rome est sous mes yeux, la
Ville Éternelle !
Elle fut heureuse, heureuse enfin, heureuse complètement.
Elle ne fut pas très sensible à la beauté des ruines
romaines.
Le Colisée, qui symbolise toute la puissante barbarie d'une
civilisation, la monstrueuse dureté païenne, lui sembla une
« bête » d'Apocalypse, morte pour s'être gorgée de sang.
Comme ils étaient perdus sous les arceaux du cirque colos-
sal, elle montra à son neveu, sur l'assise d'un pilier un signe
minuscule, tracé de la pointe d'un couteau par quelque passant,
une croix imperceptible.
— Ceci a tué tout ça, dit-elle.
Dans les catacombes, elle dit :
— Oh ! les grandes ruches !
Gustave Bonnaud avait demandé une audience au Vatican.
11 ne put l'obtenir. Pourtant le maestro di Caméra, Mp" N...,
lui dit :
— Notre très Saint-Père connaît et aime votre musique
sacrée. Il n'y a point d'audience possible en ce moment.
Sa Sainteté est très fatiguée, ayant reçu, ces jours-ci, trop
de visiteurs... Mais voici ce que je peux pour vous et votre
chère parente, dont la vie touchante nous est bien connue...
Je vous ferai placer dans le jardin, à l'heure où Sa Sainteté
fait sa promenade quotidienne. Quand j'arriverai près de
l5a LA PROSB DE JEAN ÀICABD
VOUS, je vous présenterai. Vous pourrez échanger quelques
paroles avec Elle.
Pour Gustave c'était mieux qu'une audience. Il annonça
cet arrangement à Tata, qui déjà, s'était résignée à l'idée
^e ne voir le pape que de loin, à l'autel de la Sixtine ou de
Paoline.
Il fut fait comme il était convenu.
La petite vieille en deuil, appuyée sur le bras de son grand
neveu, entra, par un beau soir d'été, dans le jardin pontifical.
Elle le trouva bien simple, bien « à son goût », avec ses
lauriers-roses touffus et sa rocaille à jet d'eau, — comme
accablés, le jet d'eau, la rocaille et les arbustes, par le soleil
de tout un jour. Ils attendirent à l'ombre d'un grand laurier-
rose.
— Le voici qui vient I dit tout à coup Gustave qui épiait à
travers les branches.
Elle avança la tête parmi les fleurs roses, et regarda, toute
frissonnante d'émotion. C'était donc là le roi mystique des
âmes chrétiennes, celui qui doit représenter sur la terre la
plus belle des pensées, la plus suave, la meilleure : l'aimante
pitié. Tata regardait de toute son âme. C'était lui, Léon XIII,
accompagné du maestro di Caméra.
Le pape et l'évêque causaient doucement et s'avançaient à
petits pas.
Léon XIII parlait de la France :
— Ils ne veulent pas comprendre que toute puissance, dès
qu'il n'est pas possible de voir dans sa victoire une usurpa-
tion accidentelle, c'est-à-dire lorsqu'elle est établie, assise,
consacrée par le temps et la volonté des peuples, porte le
sceau de Dieu. La République française est respectable entre
toutes. Elle sert le droit des humbles. Adoptez-la, plutôt que
de la laisser livrée à ce qu'elle peut comporter de mal. Dieu
n'abandonne aucun de ses enfants. Comment abandonnerait-il
une de ses nations préférées, la France de saint Louis et de
Jeanne d'Arc >... Voilà l'une des bonnes pensées de ce que
vous appelez mon règne, ajouta-t-il en souriant à ce mot,
LES BOJfAlirS IDEALISTES l53
avec l'ironie des anges, dont le royaume, étant celui du Christ,
n'est pas de ce monde... Pourquoi ne veut-on pas comprendre,
— nos adversaires, que la mission catholique aide au loin
l'expansion des civilisations nécessaires, — et nos fidèles, que
l'Église doit modifier celles de ses vues qui ne sont pas du
dogme, si Elle veut se faire aimer par toutes les consciences }
La pensée doit être large, qui veut être Universelle... Tout
change... Dieu seul demeure.
Ils arrivaient près de Tata.
— J'ai parlé à Votre Sainteté, ce matin, du compositeur
Bonnaud, dit l'évêque.
— L'auteur d'un des plus beaux Requiem que j'aie entendus,
dit le pape.
— C'est une sainte fille que la vieille parente qui l'a élevé,
poursuivit l'évêque,
— Je sais, je sais, dit le pape. Son école maternelle nous
fut signalée maintes fois par M^f de Fréjus... Je sais tout
cela.
— Les voici, dit l'évêque.
Tata était tombée à genoux, près de Gustave qui, courbé
profondément, tenait la douce petite vieille par la main. Sous
un rayon du soleil horizontal, le groupe était touchant.
Le pape s'arrêta, tout courbé par son grand âge. Le corps
fluet, la taille légèrement déjetée, comme un peu cassée sous
la ceinture blanche, la main longue et maigre, le visage osseux,
la bouche souriante de bonté charmante et d'esprit aigu.
Il regarda un instant, en silence, de son œil pénétrant, les
deux visiteurs, puis, très doucement, il parla :
— Je sais, Ije sais, mon cher maestro, je sais tout. Il y a
des biographies de vous qui sont indiscrètes... L'esprit souffle
où il veut... Votre neveu est un maître, mademoiselle Adèle
Bonnaud. La chapelle Sixtine connaît vos hymnes sacrés, mon
cher maestro... Je suis satisfait de vous voir... tous les deux...
Votre œuvre a été bonne, mademoiselle. Votre père et vous,
vous avez donné un homme de génie à notre ckère France,
la Benjamine de Dieu. Mais, relevez-vous.
7.
l54 LA PROSE DE JEAN AICARD
Un doux sanglot secoua la petite masse toute noire qui
était Tata agenouillée devant le pontife tout blanc.
Il comprit l'émotion excessive de l'humble créature. Il
savait son prestige et qu'il évoquait la pensée de Dieu. Le
grand vieillard mit sa grâce la plus humaine à dire alors, de
sa voix profonde :
— Auriez-vous une faveur à me demander, ma fille >
Elle espérait cette parole... Dès qu'elle l'entendit, elle
s'affaissa davantage vers la terre, et c'est seulement lors-
qu'elle eut caché, enfoui sa face dans les plis de ses voiles,
qu'elle osa parler.
Elle parla d'une voix basse, qu'il entendit cependant et qui
lui semblait monter avec peine, comme exténuée, du fond
de cette prosternation comme du fond d'un abîme :
— Depuis longtemps, oh ! très Saint-Père, un remords me
tourmente et c'est ce remords que j'apporte aux pieds de
Votre Sainteté. M. le curé m'a plusieurs fois refusé l'abso-
solution parce que, malgré ses injonctions et mes efforts, je
ne peux pas, non... je ne peux pas croire aux peines
éternelles...
Dès que sa faute fut confessée, elle l'effaça elle-même, tout
en l'aggravant, par ce cri :
— Nous nous aimerons tous en Dieu, n'est-ce pas r tous,
tous, tôt ou tard, quelque jour, les bons et les coupables r
Dieu ne peut nous avoir commandé l'infini pardon pour nous
le refuser lui-même ? Le péché est sur la terre ? Il tombera
avec elle !
Dans son élan d'amour, elle eût voulu maintenant entraîner
à son hérésie celui-là même à qui elle en demandait l'abso-
lution !
La grande âme de Léon XIII sonda cet abîme de pitié. Il
n'y a pas d'humbles dans la lumière. Il fut ébloui par cette,
âme en feu.
Quelque chose de divin se passa alors, sans parole, dans ce
coin du jardin du Vatican.
A mesure que Tata parlait, le grand pape, profondément
LES ROMANH IDÉALISTES l55
attentif, se redressait lentement. Le vieillard disparaissait.
L'esprit s'emparant de lui le transfigurait. Son œil lança un
éclair. Sa bouche se fit sérieuse sans cesser d'être bonne.
Peut-être crut-il entendre la voix du siècle tout entier, impuis-
sant à accepter le dogme intégral, appelant l'Église à l'on ne
sait quelle transformation qui mettrait mieux d'accord, sinon
la raison philosophique, du moins le cœur humain moderne
et la foi.
Et ce qui criait vers lui, ce n'était que l'âme chrétienne, ins-
pirée du seul Évangile.
Or l'Église n'a de force qu'immuable. Ses fondements sont
sur les Écritures ; mais ses interprétations et ses paraphrases
forment tout l'édifice. Qu'elle cède une pierre de sa voûte,
qu'elle confesse une erreur, et Saint-Pierre s'écroule à côté
du Colisée. La grandeur des papes n'y peut rien.
Le prisonnier du Vatican se taisait donc. Gustave se deman-
dait si le Saint-Père allait laisser sans réponse la pauvre
sainte à genoux, s'il refuserait un geste de bénédiction à celle
qui avouait un scrupule, et dont la faute était excès de cha-
rité, d'espoir et de confiance en Dieu...
Elle a raison, songea Gustave. Comment Dieu peut-il
exiger qu'on pardonne les pires offenses, s'il ne compte pas
pardonner aussi }
La pauvre Tata muette, effarée, étonnée d'elle-même, éleva
ses regards et ses mains vers celui qui lui semblait réelle-
ment le représentant de Dieu sur la terre
Le maestro di Caméra, violemment ému se détourna un
peu et mit la main sur ses yeux.
Le pape acheva de redresser sa svelte taille, comme aux
jours où, dans la basilique de Saint-Pierre, debout sur les
marches de l'autel, il commande à sa volonté de rajeunir son
corps... Aux yeux de Tata agenouillée, la silhouette blanche
de Léon XIII se découpait en plein azur céleste. Il éleva sa
main bénissante et fit, dans tout ce bleu du ciel, le grand
signe mystérieux qui sembla s'élargir jusque par delà des
horizons.
l56 LÀ PROSB DE JEAN ÀIGABD
Et sur les lèvres augustes qui s'agitaient, les deux pèle-
rins crurent bien lire, sans l'entendre, la sainte formule
espérée :
— Ego te absolvo a peccatis tms, in nomine patris et filii
et spiritus sancti...
Léon XIll s'éloignait déjà... Et, à mesure que s'éteignait
le bruit de son pas tranquille sur le gravier, sa taille se
courbait peu à peu, de plus en plus, tout à fait, et il rede-
venait le vieillard humain, rapetissé par le poids des ans et
de ses propres misères.
PORTRAITS LITTERAIRES
Michelet.
Les récentes iêtes du centenaire de Michelet ont été, à l'heure
triste que nous traversons, un véritable repos d'esprit.
J'ai eu la joie, tout enfant, de connaître Michelet. J'allais
chez lui à Hyères. J'ai vu cet admirable intérieur du grand
historien et le délicieux spectacle de la tendresse attentive qui
veillait sur la paix de sa maison et sur son travail.
Que de fois je suis arrivé vers midi, pour le déjeuner, quand
sa tâche de la journée était accomplie ! Le maître causait de
sa belle voix grave, très rythmée. Généralement, le trait était
décoché, en mot final, avec une intonation sourde, retombée
aux notes très basses. Il « parlait ses livres », il en cherchait
l'effet d'émotion sur ses auditeurs. C'était exquis. L'après-
midi, promenade au soleil d'hiver. Il avait des extases devant
les roses et les grands chardons de nos haies de Provence.
L'oiseau qui passait emportait un peu de sa rêverie. A tout
instant il s'inquiétait de celle à qui il a dit : « Mon esprit te
devra sa plus grande joie en ce monde. » Il parlait. On écou-
tait son œuvre vivante en lui. C'était beau. Il était peuple et
noble. Il était un des cœurs de France. Il est très grand. Son
mot, précis, portait une lueur, un éclair d'infini qui découvrait,
à nos yeux, des profondeurs allumées, aussitôt éteintes. —
Éteintes, par nous. Lui, continuait à les voir.
l58 LA PROSE DE JEAN AIOABD
Durant la maladie qu'il fit à Florence, peu de temps avant
sa mort, le délire lui montrait des batailles, des massacres,
toutes les horreurs de l'histoire, passée et présente ; mais il
interrompait de temps en temps ses plaintes de pitié pour dire :
— Entendez-vous chanter ce petit oiseau ? Écoutez comme
il chante divinement !
Tout Michelet est là. Un oiseau du ciel chantant l'espoir
et l'amour, — le nid, — par-dessus les effrois de la mêlée
humaine.
Oui, il était peuple et noble. Et c'est sans doute pourquoi,
involontairement, je rapproche, dans mon souvenir, son visage
de celui de Lamartine, que j'ai eu le bonheur de connaître
aussi.
Tous deux, qui sont du siècle, sont d'un autre âge. Plutôt
que d'une époque, ils sont de l'éternité humaine. Ce sont des
créatures de foi et d'amour, d'élévation et de tendresse. L'aris-
tocrate né et le plébéien de naissance se rencontrent dans une
même région magnifique, sereine, où l'on aime tous les hommes»
où l'on croit au progrès lent mais infaillible de la justice, en
route à travers les épouvantes, les défaillances, les misères,
les erreurs. L'un né en haut, l'autre en bas, tous deux mar-
chant de plain-pied, s'inclinent vers la douleur, et, à ce
moment, se touchent du front. Tous deux sont élégants,
Lamartine qui secoue énergiquement les mains tendues vers
lui par les femmes de la halle, en disant : « Vous êtes des
hommes » ; Michelet, qui, en passant dans les rues des quar-
tiers misérables, met, par respect pour la pauvreté, ses gants
dans sa poche. « Oh ! qui me soulagera, s'écrie-t-il, de la
dure inégalité ! » Tous deux, cœurs d'en haut, ont la même
tendre compréhension des âmes d'en bas, des aspirations de
l'abîme. Le cœur du peuple est avec eux parce qu'ils l'appro-
chent et l'aiment dans ce qu'il a d'éternel, de général, d'uni-
versellement humain.
Tous deux encore aiment la femme et l'enfant avec les
mêmes délicatesses. Nul mieux qu'eux n'a dit le foyer, la
famille, le nid humain « rembourré de tendresses. »
PORTRAITS LITTÉRAIRES 169
Ce sont des êtres qui donnent tout, jusqu'à se donner eux-
mêmes, à toute heure.
Or, ce mouvement d'âme qui s'appelle sacrifice, générosité,
don aveugle de soi, souci de tout ce qui fonde la famille en
faveur de la patrie, de tout ce qui accroît la patrie en faveur
du monde, — tout cet élan enthousiaste dont la date histo-
rique s'écrit en deux chiffres : « 48 » — tout cela semble fini,
demeure suranné, un peu ridicule en l'an de grâce 1898.
La note du jour c'est : intérêt personnel et matériel. Tout
n'est que sensation, même l'art et surtout la littérature.
Que parlez-vous de sentiment } On gagne de l'argent. Il
faut gagner de l'argent. Gagnez-vous beaucoup d'argent?
De l'argent, — pour du pain r non, pour l'achat des sen-
sations.
Et voici que l'Amérique, petite-fille de Lafayette, prend
Cuba, renie ses origines et au lieu de rester, étant libre,
l'espoir de l'univers libre, elle devient l'esclave des grands
armements. L'esprit de liberté se meurt. L'esprit de spécu-
lation s'arme du sabre. Nous espérions que les Etats-Unis
d'Europe, prédits par Michelet et qui devaient, selon lui,
tenir un jour leurs états généraux dans la vaste et incom-
parable rade de Toulon, nous espérions la paix des nations
réconciliées. N'espérez plus. Les Etats-Unis d'Amérique se
mettent, au contraire, à réciter la leçon de la vieille Europe :
le droit n'est rien devant la force.
Malheur donc à ceux qui auront eu pour maîtres les Lamartine
et les Michelet. Ceux-là seront les confiants, les croyants
quand même, à l'heure où il convient, sous peine de mort, de
se méfier, de ne plus croire. Ils seront les grands désarmés
autour de l'écuelle immonde où les dogues de M. de Bismarck
« luttent pour la vie >, pour leur vie bestiale de chiens de
guerre. Un Lamartine avait doté le chien d'un cœur d'homme,
et voici que les malins du monde entier veulent transformer
les hommes en chiens primitifs, en chiens instinctifs, préhis-
toriques, en chiens-loups-cerviers.
La figure physique de Lamartine et de Michelet inspirait les
t6o LA PBOSB DB JEAN AICARD
mêmes croyances que leur âme, écrite dans leurs livres. Leur
geste était toujours noble, leur figure haute, leur parole
féconde, toujours bienveillante. Les voir, les écouter, c'était
enregistrer de l'espérance, s'affirmer à soi-même de la bonté,
se nourrir d'un miel d'idéal.
Hélas I trompés par ces nobles créatures, nous avons cru à
la noblesse des âmes humaines. Ces générosités, ces fiertés,
ces tendresses, ces beautés, tout cet idéal qui était en eux, ne
sont plus nulle part autour de nous, et nous continuons à y
croire quand la plupart n'y croient plus. Alors, ce que nous
rêvons, écrivons, faisons, ne correspond plus à l'esprit du
jour... et c'est bien l'heure de désespérer. Les Trois mois au
pouvoir du généreux Lamartine et l'œuvre de ce Michelet qui
s'écrie: « O Révolution, ma mère, que vous étiez lente à
venir! » aboutissent aux divers Panamas que vous savez.
Peuple et noblesse disparaissent ensemble dans le triomphe
d'une bourgeoisie cupide et stupide, impuissante à voir que la
patrie, lorsqu'elle s'appelle France, n'est pas seulement une
surface de terre, un faisceau d'intérêts, mais par dessus cela,
une idée et un sentiment.
Eh bien, non; vous n'avez pas cru un seul moment, n'est-ce
pas, à cet abandon de nous-mêmes ?
Les âmes comme celle de Michelet sont les immortelles
vestales de l'humanité. Même sous les débris de l'univers
détruit, décomposé, c'est elles qui gardent la toute petite
étincelle, invisible quelquefois, mais par qui ressusciteront
les beaux incendies de gloire et d'amour.
Michelet avait découvert, dit-il, que l'intérêt de la tragédie
antique n'est pas dans la terreur et la pitié qu'elle inspire —
mais dans la lutte du fini contre l'infini.
La vraie cause de nos désespérances modernes, c'est que
nous avons sourdement conclu à l'inutilité de l'effort humain
en face de l'infini dont les silences nous effraient. Si la Justice
n'est pas dans l'essence du monde, comment, chétifs, saurons-
nous la créer dans les sociétés à notre profit > A quoi bon dès
lors le tenter > Ce fut la chimère de nos pères. Ne cherchons
PORTRAITS LITTÉHAIRBB l6l
plus qu'à nous installer confortablement sur le globe, fût-ce
en massacrant le voisin plus faible et qui nous gêne.
Michelet, lui, s'intéressait aux activités humaines, à l'his-
toire, comme à une marche continue, en dépit des apparences,
vers la Justice infinie. Il y croyait donc } certes ! et pour un
bon motif : c'est qu'il la portait en lui. Jamais âme de sympa-
thie et de bonté ne douta longtemps de la bonté et de la sym-
pathie, considérées comme forces universelles et incoercibles.
Michelet fut un de ces êtres dont la personne physique
dégageait, pour ainsi dire, du courage et de l'espoir. Si l'on
arrivait chez lui dans une de ces heures où l'àme défaille, à
peine vous avait-il regardé, parlé, — qu'on éprouvait la cha-
leur de son désir d'aimer, de travailler, de servir. Cela n'était
pas dans le sens des mots seulement, mais bien davantage
dans l'accent, dans l'allure, dans la conviction mystérieuse,
dans le fluide du regard.
Quand la France voudra être elle-même, totalement, elle
sera bien forcée de revenir aux sources naturelles de son
propre génie, à l'âme restée chrétienne des penseurs éman-
cipés, aux enthousiasmes et aux douleurs de ceux qui, fils
pieux de la Révolution française, s'agenouillent devant les
mystères d'une vie de Jeanne d'Arc parce que, victime
incomparable de l'esprit d'iniquité, la vierge de pitié, après
avoir rendu à la France le limon de la patrie reconquise, lui
a légué par sa mort une âme qui s'appelle : Justice.
Pour Michelet, — Justice est l'autre nom de France.
1898.
Edmond de Concourt.
Un dernier mot sur le testament d'Edmond de Concourt.
Ce testament frappe d'ostracisme les poètes. Petit fait dont
la signification est énorme. C'est la fin d'un monde, non
point décrétée, mais ratifiée. Pris entre le bourgeois et le
collectiviste, entre rindiff"érence d'aujourd'hui et celle de
l62 LA PEOSE DE JEAN AICABD
demain, déjà les poètes n'avaient point la vie très facile.
Voilà que le Lettré suprême les a répudiés bien haut. Le
testament de Concourt leur ferme au nez, sèchement, les
portes de cette Académie nouvelle qu'il nous lègue comme
la représentation par excellence de l'esprit littéraire moderne.
Edmond de Concourt s'est mis certainement par cet acte
symbolique en accord avec l'esprit général de notre époque.
Mais de la part d'un Concourt, cet acte semblera-t-il ration-
nel et juste?
Une telle réprobation étonne d'autant plus qu'on avait tout
d'abord désigné un poète comme appartenant au nouveau
Conseil des Dix. Une phrase terrible semble annoncer que
non seulement ce poète n'a pas été élu par le maître, mais
encore qu'il est inéligible : « Ne pourront faire partie de l'Aca-
démie de Concourt : les hommes politiques, les grands
seigneurs, les poètes... et les fonctionnaires! » Pauvres chers
poètes, sonneurs de sonnets, ciseleurs de rimes, rêveurs aux
étoiles, gardiens naïfs du temple où trône l'idole du Beau,
coeurs simples et profonds en qui se résume et chante ce
qu'il y a de meilleur dans l'homme, — que vous voilà bien
placés entre les politiciens et les fonctionnaires !
Le maître a-t-il voulu dire tout bonnement que, n'ayant pas
écrit en vers, il fonde une association de simples romanciers >
Voilà qui s'expliquerait fort bien ; mais ce n'est pas sous cette
forme qu'on nous présente son idée. Certaines qualités funestes
suffisent à tarer pour jamais les candidats : il faut qu'ils ne
soient ni repris de justice, ni hommes politiques, ni fonction-
naires... ni poètes ! — Les grands seigneurs, leurs voisins sur
la liste de bannissement, sont chargés, j'imagine, de les
consoler, peut-être de les pensionner. Il semble hors de doute
que le Poète soit, aux yeux d'Edmond de Concourt, un être
dangereux qu'il faut décidément tuer. Pourquoi cela ?
Mon Dieu ! ne cherchons pas de petites raisons. Poésie veut
dire idéal. Idéal est un mot qui signifie, pour les réalistes :
« ce qui n'existe pas et ne peut pas exister, le rêve inutile et
vain, le faux, ce qui ne se peut observer, ce qui ne tombe pas
PORTBAITS LITTÉEAIEKS l63
SOUS le sens ». — Ce mot ne semble en aucun cas vouloir dire
pour eux : t ce qui, n'existant encore que dans l'idée, peut
prendre forme d'art ou devenir réalité vivante ». Pour eux,
il signifie quoi> « une idée en l'air, une chimère souvent un
peu ridicule, toujours décevante; un beau facile à imaginer,
une fiction à l'usage des niais, des bourgeois bêtes et des
filles publiques, chanteuses de romances ». — Bien plus, le
seul mot idéal annonce une tendance vers je ne sais quel
spiritualisme nécessairement désarmé de preuves positives;
il implique une sorte de foi virtuelle, une espérance sans
objet définissable, que l'esprit rationaliste, sceptique, ironique,
positif, matérialiste du siècle réprouve. Les naturalistes ou
les réalistes ont la prétention d'être, en littérature, les
représentants de la Science, c'est-à-dire qu'ils entendent ne
donner comme champ à leur pensée que le domaine des
réalités visibles, tandis qu'au contraire la grande pensée,
inexplicable hippogriffe, saisit l'espace insaisissable, plonge
aux profondeurs, et, quelquefois, scientifique sous le nom
d'intuition, éclaire, avec le rayon jailli de ses yeux, des
abîmes d'au-delà, où l'on sent bien que « les possibilités sont
infinies ».
Quel est le mot d'ordre essentiel de ce naturalisme inventé
par l'admirable Flaubert, le maître de qui tous se réclament }
Le mot d'ordre, le voici : « L'écrivain doit retirer sa person-
nalité de son œuvre. » Bien entendu, les réalistes n'y
parviennent pas tout à fait, mais presque ; et c'est ce qui rend
leur œuvre comme effrayante. Elle s'avance vers nous rigide
et terrible. On dirait une de ces somnambules à qui les
magnétiseurs ont retiré la conscience. Elle marche, et l'on
dirait un mort qui imite les gestes des vivants. C'est, en effet,
tout le spectre de la vie ; spectre vide d'où est absente la force
qui met en communication sympathique tous les vivants, tous
les semblables. Ne vous opposez pas à la formidable poussée
du fantôme de chair. Il avance d'un mouvement irrésistible.
164 LA PllOSE DE JEAN AlCARJ)
aveugle, comme fatal. L'automate est moins inquiétant, car il
s'explique. Ceci ne s'explique plus. Oui, c'est la vie; oui c'est
la forme humaine avec sa figure, ses gestes, tout ce qui, à
l'ordinaire, révèle une vie intérieure, mais la vie intérieure
n'est plus là ! — Qu'avez-vous donc retiré des yeux de votre
Œuvre, des yeux, qui sont, suivant l'expression de Michel-
Ange, les naturels chemins des regards et des larmes, et où
maintenant le regard est fixe, arrêté derrière un mur de cristal
glauque } Ce que vous en avez retiré, volontairement, c'est
votre âme, votre faculté de concevoir les idéals humains ; c'est,
au moins, l'expression de vos préférences et de votre amour.
Romanciers ou dramaturges, vous ne laisserez plus apparaître,
affirmez-vous, le jugement que porte votre conscience sur les
actes de vos héros ! Vous vous y efforcerez du moins. ... Jadis
les sculpteurs rêvaient d'animer, avec leur propre souffle, les
statues ! Et vous, vous nous donneriez l'image de la vie sans
nous donner votre âme!... Effort vain — heureusement!
L'impondérable ne peut être maîtrisé, en dépit de votre
orgueilleuse résolution ! Quelque chose de votre vie essen-
tielle, mystérieuse, passe et demeure dans les formes d'art
qu'on a voulu isoler ainsi, éloigner de nos âmes sympathi-
ques ; et le cri de la justice, du désir, de l'espérance de
l'amour, le cri de la conscience, voilà que l'auto-sugges-
tionnée, subitement réveillée à la vie commune, le pousse
parfois, — sublime. Votre œuvre, prétendue impersonnelle,
s'anime de votre cœur. Votre âme, inutilement dominée,
éclate tout à coup en cris éperdus ; votre espérance jaillit
parfois en éclairs. C'est la revanche de l'idéal.
Quand la fille perdue, Germinie Lacerteux, entend un mot
malsonnant proféré contre sa maîtresse qui est une vieille
fille aimante, pitoyable, un peu « bonne maman >, la pauvre
servante s'écrie en joignant et levant ses mains, suffoquée
d indignation et de tendresse: «Mademoiselle!... mademoi-
PORTRAITS LITTÉRAIRES l65
selle !.. la seule qui m'ait dit, quand j'étais malade : « Germinie,
«es-tu fatiguée? » ou bien : « Germinie, ma fille, repose-toi!»
Mademoiselle !... mademoiselle !... mademoiselle!» répète-
t-elle toujours plus impuissante à exprimer le fond de son cœur,
c'est-à-dire l'inexprimable ! — Ne touchez pas à Mademoi-
selle devant Germinie, qui va faire à l'hôpital un enfant
conçu — rien n'est plus certain — sur les talus des fortifica-
tions. Ne touchez pas, devant Germinie à mademoiselle ! c'est-
à dire à la tendresse humaine, à la Pitié, à l'Espérance, à la
Consolation des affligés.
En un mot, ne touchez pas, devant Germinie, à l'idéal !
Germinie Lacerteux est un chef-d'œuvre parce que le tas de
fange humaine qu'on y voit remuer reflète, en étincelles, la
lointaine Etoile, — celle qui n'a point de nom.
Et je songe à ce merveilleux Maupassant. Il se vantait de
cacher son âme, et c'est lui qui dans son livre : Des vers, nous
compare aux oies domestiques qui, en secouant des moignons
d'ailes, traînés parmi les tas de fumier, tendent leur cou et
leurs regards vers le triangle énigmatique que forme, sur le
bleu du ciel, le vol des oies libres et sauvages, fendant les
espaces... Mon Dieu oui, tous poètes, ces romanciers! Voici
Alphonse Daudet, la poésie même, avec la grâce, l'ombre et
le clair soleil, avec le rire et les larmes ; avec Jack et les
Lettres de mon moulin, et l'Évangéliste, et tout. Sa pitié, qui
n'a pas l'air d'y toucher, jolie comme une déesse qui serait
une Parisienne moderne, trousse sa robe en de suprêmes
élégances pour ne pas se crotter, tout en allant consoler... Et
puis, rappelez-vous ce cri final du Nabab, ruiné, désillusionné,
vaincu : « Oh ! comme nous allons pleurer à la maison, dis,
maman ! » Voici Léon Hennique, le délicat, énergique comme
Rembrandt, avec ce Duc d'Enghien éclairé dans la nuit d'un
rayon de lanterne sourde qui semble le rayon d'une justice
éclipsée. Voici Huysmans avec ses intenses visions d'au-delà.
Et les Rosny qu'essentiellement préoccupe le Problème. Et
Mirbeau, qui écrivait hier, parlant de Goncourt : « Il entre
dans cette vie supérieure de justice où il nous est davantage
l66 LA PROSE DE JEAN AICABD
présent et chéri encore » ; et Paul Margueritte, qui est tendre ;
et Gustave Geffroy, dont je connais la main loyale. Tous
poètes ! poètes, vous dis-je, poètes irrémédiablement! Poètes...
comme ce brutal d'Emile Zola, qui voudrait, dans la nature,
arracher les lis, accusés d'être symboliques ! Ce Zola que
boude son âme et qui est pourtant forcé de se laisser traiter
d'imaginatif épique, ce Zola contre qui j'ai accumulé silen-
cieusement bien des rancunes philosophiques durant les vingt
années qu'a duré le triomphe de sa critique effroyable, mais
devant qui j'ai désarmé, le jour où, entre deux délibérations
de la Société des gens de lettres, il m'a dit : « Je n'aime plus
que deux choses : la tendresse et la paix !... »
Poètes, poètes, poètes!... Comment avez-vous laissé le
maître édicter ce décret d'injustice contre les poètes > Et si
les poètes hautement convaincus d'idéalisme répugnaient au
théoricien de l'observation et du document, comment le
collectionneur délicat d'objets précieux, l'amoureux des
pastels frêles et exquis, comment le manieur de joyaux d'art
que fut Edmond de Goncourt, n'a-t-il point élu certain poète,
son ami, ciseleur de ceis coffrets rares où dorment des âmes
de parfums, dialoguant avec les esprits du silence?
Hélas ! chers grands travailleurs douloureux — comme
vous vous appelez justement entre vous — frères, malgré
vous, des poètes — poètes aussi malgré vous, — hélas!
l'impondérable, l'incompréhensible, vous environne de toutes
parts, vous guette et vous prend !... le mystère vous sub-
merge. Le rythme sourd de la vie scande vos paroles de
prosateurs... Et ne voyez-vous pas qu'en proclamant la fin
des poètes, désignés pour vous comme tels par leur accep-
tation naïve de l'éternel idéal, comme aussi par leur amour
des syllabes jumelles qui, symboliquement accouplées,
sonnent des accords sympathiques, ne voyez-vous pas qu'en
condamnant les suiveurs d'idéal, vous vous condamnez vous-
mêmes !
Songez-vous que la fin du Beau est décrétée chaque jour
par le siècle rationaliste qui, en apparence du moins, n'a
POBTRAITS LITTÉRAIBKS 167
plus souci d'autre chose que d'un bien-être mécaniquement
obtenu, d'intérêts matériels, de réalités confortables'? Croyez-
vous échapper à l'expropriation pour cause d'utilité publique
que nous prépare l'ingénieur nommé Demain > Pensez-vous
qu'il n'appellera pas votre littérature et votre art des formes
de luxe inutile > Croyez-vous que vos œuvres surnageront,
quand montera le flot de l'invasion utilitaire? Supposez-vous
que vraiment vous serez traités en savants indispensables, ô
grands observateurs littéraires, vous qui prêtez aux laideurs
de la vie réelle la beauté idéale de vos styles ? Croj'ez-vous
échapper à la sentence de mort prononcée contre les poètes
par les gens du dernier bateau, parce que vous aurez abandonné
la dernière diligence, illustrée par Caran d'Ache ? parce que
vous aurez sacrifié les poètes ? Voici venir l'âge des construc-
tions en fer, le siècle de la chimie et de la physique ; voici
venir la société électro-mécanique... Croyez-vous qu'elle se
passera d'avoir une âme ou d'en supposer une? Et si elle s'en
passe, estimez-vous qu'elle vous épargnera parce que, hommes
de prose, vous vous serez éloignés, dans un mouvement plus
instinctif que généreux, des poètes proprement dits, des
poètes bannis et méprisés? Non, ma foi, croyez-le, nous
sommes solidaires; nous sommes les mêmes. Nous serons
perdus ou sauvés ensemble. Tenons-nous plutôt par la main,
à l'heure où monte ce crépuscule des dieux.
Ce qui est vain, ce qui 'est faux, c'est l'apparence des
choses, c'est ce monde des faits que vous observez, c'est le
néant du peu qu'on réalise. Ce qui est vrai, c'est la force qui
échappe à vos microscopes, à vos télémètres, à vos instruments
dits de précision, à votre expérimentalisme. Ce qui ment, c'est
le spectacle des sociétés et même celui de la nature. Il n'y a
qu'une Réalité: elle dirige les univers, et c'est l'Idée; c'est
l'espoir d'une justice et d'une bonté qu'il serait beau de créer,
par la puissance du verbe, si elles n'existent nulle part dans
l68 LA PROSE DE JEAN AICARD
l'absolu. Ce qui est plus réel que les corps, les faits et les
gestes, c'est cette invisible chaîne d'amour qui unit le premier
au dernier des hommes et la pauvre fille perdue, Germinie
Lacerteux, à son adorable maîtresse. Il n'y a qu'une force
positive : c'est la vie impondérable, inobservable. Ce qui est
réel et impérissable, ce ne sont ni les académies ni les puériles
théories de littérature et d'art... Il n'y a qu'un immortel, et
c'est l'Idéal.
1896.
Le "Musset" de Mercié.
Il y a quelque deux ans, mon cher Mounet-Sully me dit, un
après-midi : « Allons voir Alfred de Musset chez notre voisin
Mercié ».
Dans le grand atelier, nous trouvâmes, devisant ensemble,
le sculpteur, le poète et la Muse.
Le poète, assis, le corps défaillant, rejeté en arrière, son
beau visage voilé de mélancolie, son manteau ramené sur
son torse et sur ses genoux, où il s'étale avec des plis de
linceul, écoute en lui chanter l'éternelle douleur, strophe et
antistrophe, l'amour et la mort. A sa droite, la Muse, ange
ou déesse, sœur maternelle, l'invite à je ne sais quel départ
pour des régions de paix qu'il pressent et qu'il ignore...
En face du groupe de marbre, dont la parfaite blancheur
accroît la beauté mystique, nous avions pris place sur un
divan, sans rien dire, car les sanctuaires commandent le
silence... Le ciel de Paris était maussade. Dans l'atelier, la
lumière était comme attristée... Nous nous taisions...
Tout à coup, tel un Miserere dans une église, se fit entendre
un chant sacré. Une voix grave disait des vers... doucement...
puis elle s'enfla et, comme onduleuse, s'éleva en plaintes
aiguës, pour retomber bientôt à de lourds gémissements.
L'âme du poète était autour de nous, sur nous. Le marbre de
Mercié parlait, vivant d'une vie surnaturelle. Les strophes
PORTRAITS LITTÉRAIRES 169
des Kiuits, les périodes, une par une, liées entre elles comme
des vagues, grondaient, criaient, pleuraient... Jamais je ne
comprendrai mieux que ce jour-là ni le particulier génie
poétique de Musset, ni la puissance propre qui fait de
Mounet-Sully un diseur lyrique par excellence, ni la compo-
sition de Mercié, dont le sens est plutôt dans je ne sais
quelle fluidité fantomatique que dans la ligne plastique des
figures.
Le groupe de .Mercié, c'est l'évocation d"un génie double,
maladif et exalté, très terrestre et très idéaliste, qui, replié
sur lui-même, souffre de se voir attaché à tous les bas désirs,
et qui, dans le même moment, dégagé de lui-même, comme
l'ombre dans un miroir est séparée du corps qu'elle répète,
se voit hors de lui, mais beau d'une beauté de rêve qui est la
sienne pourtant.
Selon les vieilles croyances populaires, plus sages qu'on
ne pense, voir son double est présage de mort.
Les phénomènes de dédoublement, de double conscience,
sont notés par les physiologistes comme des hallucinations
catégorisées, symptômes des plus terribles désordres
nerveux.
Il semble que le poète des Nui/s, mort prématurément,
ait eu au plus haut degré (fatalité morbide ou puissance
transcendante) la faculté de dédoublement attribuée par la
légende espagnole au douloureux don Juan de Marana :
Partout où jai voulu dormir.
Partout où j'ai voulu mourir,
Partout où j'ai touché la terre.
Sur ma route est venu s'asseoir
Un étranger vêtu de noir
Qui me ressemblait comme un frère !
A tout instant, notre poète projette son âme hors de lui. Il
la voit et il la dépeint. Et c'est la Muse des Nuits.
8
170 LA PROSE DE JEAN AICARD
Dans les Caprices de Marianne, Coelio et Octave se regar-
dent étrangement, et, quoique dissemblables, se reconnaissent
pour frères. A eux deux encore, ils feront de la mort et
Octave dira, en regardant le corps de Coelio assassiné :
« C'est moi qu'ils ont tué ! > Et dans cette œuvre qui met aux
prises deux êtres qui, en réalité, n'en font qu'un, certain
détail nous frappe, qui complique encore le troublant pro-
blème du dédoublement : Octave, buvant sous la tonnelle,
essaye d'y voir double « pour se tenir à lui-même compa-
gnie ».
Si l'une des facultés essentielles du poète des isuits fut
d'être un visionnaire qui se cherche et se perd lui-même sans
fin, et se transforme en ses propres idées douées pour lui
d'apparences réelles, le sculpteur qui entreprenait de nous
montrer l'image d'un tel génie assumait une tâche des plus
difficiles, car on ne sculpte point des états d'âme...
L'art d'Alfred de Musset échappe à l'analyse du critique,
parce qu'il comporte plus de génie que de talent — si l'on
admet que le génie est une libre puissance intuitive, dédai-
gneuse des rhétoriques, tandis que le talent est surtout la
maîtrise dans un métier. Le talent, lui, est fait en partie de
la connaissance approfondie, positive, des règles empiriques,
et il ne consent à exprimer ce qu'il a d'inspiration qu'en se
soumettant aux lois (seules bases de la critique) avec une ser-
vilité d'où il tire mérite et orgueil.
Musset eût pu se réduire à être un poète de talent ; il ne le
voulut pas :
J'ai fait de mauvais vers, c'est vrai, mais, Dieu merci !
Lorsque je les ai faits, je les voulais ainsi !
La beauté de l'art personnel d'Alfred de Musset est rare-
ment dans un vers détaché ; l'unité du vers n'est jamais son
souci. Un vers de Musset, isolé du vol nombreux de ses
POBTRAITS LITTÉRAIEES 17I
pareils qui l'entouraient dans le ciel des rythmes, perd aussi,
tôt quelque chose de lui-même qui était son accord avec les
nombres voisins.
La beauté de la poésie écrite de Musset semble résider
surtout dans la conduite des périodes ; il y disperse, il y
équilibre savamment les nombres, et, par la dispersion et
l'équilibre, il en porte la puissance à l'extrême.
Sa période commence souvent par de larges coups d'archet
qui commandent l'attention, par des sons étendus, semblables
à ces appels impérieux par lesquels le rossigriol attaque sa
mélodie. Ou est contraint d'écouter. Alors le poète écrase
l'archet sur la lyre. Le chant s'accentue, s'enfle. La note
longtemps soutenue prolonge les sons pleins (les accents) de
telle sorte que l'alexandrin, avec ses humbles douze pieds,
paraît cependant interminable. Tout à coup le rythme se pré-
cipite, l'inspiration s'élance, s'élève... puis de nouveau, elle
se calme, redescend, et la période expire largement sur le
vers final, porté, lui aussi, à l'infini, comme ceux du début.
A ce poète, les mots importent moins par leur sens défini
que par leur nombre indéterminé et suggestif. Et si son pro-
cédé, sans doute 'involontaire, simplement génial, lui permet
de nous communiquer plus justes et plus complètes ses émo-
tions, et plus sûrement que lui-même ou tout autre ne
pourrait le faire par la recherche du terme précis ou de la
rime riche, la critique ne serait-elle pas mal venue à se
plaindre du charmeur triomphant }
Le reste est un mystère ignoré de fa foule
Comme celui des flots, de la nuit et des bois 1
Connaissez-vous la Visite merveilleuse de l'humoriste Wels r
Un ange, égaré dans notre ciel, fut blessé par le coup de
feu d'un savant, collectionneur d'oiseaux rares. Les ailes lumi-
neuses s'éteignent d'abord, puis s'atrophient. Ce qui en reste,
172 LÀ PROSE DE JEAN AICAED
de pauvres moignons ridicules, un tailleur l'emprisonne dans
une redingote, et cela, sous le drap du vêtement, fait une
manière de bosse. L'ange exilé un peu ridicule, doit désor-
mais vivre de la vie terrestre et même de la vie mondaine.
Un soir dans un salon, il avise un violon, oublié là, sur une
table. Il le prend, il en joue, et tous écoutent ravis d'extase...
Mais, dès qu'il a fini, on lui présente une partition : « Jouez-
nous donc cela, monsieur Ange. — Qu'est-ce que cela > — Des
notes donc ! de la musique écrite ! — Musique écrite r
Notes }... Connais pas !... » Alors, les critiques méprisèrent
M. Ange, qui ne savait pas la musique!
M. Ange, c'est un peu le divin Musset, ange devenu ter-
restre, dédaigneux des solfèges, ange d'autant plus!... si
« ange » que les poètes de haute lignée, mais moins divins,
moins inspirés d'au delà, ont pu parfois le traiter comme un
étranger !
Et que le marbre de Mercié se soit assoupli jusqu'à évo-
quer l'idée d'un dédoublement pathologique à la fois et méta-
physique ; que le sculpteur ait trouvé d'harmonieuses lignes
fuyantes qui nous suggèrent un souvenir des beaux nombres
d'Alfred de Musset, toute la misère et toute la gloire du poète
— c'est merveille !
Ce marbre, véritablement, est une évocation pathétique.
1906.
Leconte de Lisle.
Celui-ci est un dieu, — à qui l'Académie confère aujourd'hui
le titre honorifique qui n'ajoute rien au talent, et qui ajoute
peu de chose à la popularité : le voici Immortel.
Nommer Immortel un homme qui hait la vie, chante la
mort, aspire au néant, ceci a bien un peu l'air d'une malice
académique, mais quoi! la malice est française, et les dieux,
habitués à nos blasphèmes, — qui sont des actes de foi, —
ne s'émeuvent pas pour si peu.
PORTRAITS LITTÉRAIRES 178
Celui-ci est un dieu. Affirmerai-je que je suis un des prêtres
de son temple > Ce serait mentir. Pourquoi donc, monsieur
Périvier, m'avez-vous demandé, à moi, une « étude » sur
Leconte de Lisler Peut-être vous êtes-vous dit, avec un
sourire, que les poètes en g-énéral se nient volontiers les uns
les autres, — occultement il est vrai, — et qu'il serait piquant
de voir un des plus humbles, suffisamment obscur, aux prises
avec un poète peu connu mais très grand, à qui l'Académie
accorde solonnellement, d'une manière d'autant plus éclatante
qu'elle est tardive, la quantité de célébrité dont elle dispose.
Eh bien ! — quoique je n'aie jamais servi dans le temple du
dieu, du moins je n'y saurais entrer sans me découvrir avec
un respect qui tient bien un peu de la pitié, car si aucun
poète ne peut être à lui seul toute la poésie, tout vrai poète
du moins la représente tout entière.
Depuis lahvèh jusqu'à Zeus et à Prometheus, — homme et
dieu, à la fois, celui-là! — toute grandeur assurément doit
être blasphémée, et il n'est pas mauvais qu'un insulteur
bruyant suive le char des triomphateurs, pour leur rappeler
qu'ils ne sont que cendre et poussière, — mais de quel
« rien » parlerions-nous à cehii-ci, dont il n'ait mesuré la
profondeur et chanté l'infini r — Rappeler son néant à
l'évocateur du néant, ne serait-ce pas souffler dans le vent ?
Voilà bien, à défaut d'autres, une raison suffisante pour
arrêter la critique, si elle était disposée à se manifester...
Toute forme ne contient pas une idée, mais toute forme,
même vide, inspire une idée.
Je veux essayer d'apprécier, dans l'œuvre de Leconte de
Lisle, deux choses : d'un côté sa forme poétique, ses qua-
lités techniques, — qui aff"ectent en moi l'artiste, — et en
même temps l'idée que son art fait naître en moi ; — d'autre
part l'idée qu'il veut exprimer, communiquer, — et qui
atteint en moi l'homme.
174 LA PROSE DE JEAN AICARD
I
Quant à la forme de Leconte de Lisle, oh ! je suis bien à
mon aise! Empruntant à Victor Hugo le mot central de son
étude sur Shakespeare, je peux m'écrier, moi aussi :
«j'admire tout comme une brute! » tellement qu'il a pu
m'arriver d'affirmer que Leconte de Lisle a plus de talent
que Victor Hugo.
Dans cet ordre d'idées, Théodore de Banville, l'étince-
lant jongleur de rythmes bien vivants, et Théophile Gautier,
le parfait ciseleur de camées, ont plus de talent que Lamar-
tine et Alfred de Musset.
Que Leconte de Lisle ait plus de talent que Victor Hugo,
cela n'est pas vrai ; il en a autant, — ce qui est déjà bien
joli, — avec moins de mélodie, moins de sentiment, moins
de pensée, moins d'émotion, et, par conséquent, moins de
fécondité, — mais n'oublions pas que telle est sa volonté
souveraine : comme artiste, il se refuse à l'expression des
passions qu'il regrette d'avoir à éprouver comme homme ; il
aspire, cet immortel, à n'être pas, ou du moins à n'être
plus... hélas ! les dieux sont faits à notre image, et pleins
de contradictions.
Alors, direz-vous, pourquoi faire des vers> N'est-ce pas
plus d'action qu'il ne convient à un bouddhiste qui sait l'ina-
nité de toute chose ? Dire, à grand'peine, en beau langage
durable, la vanité de tout, n'est-ce pas une vanité plus vaine
que toutes les autres, quelque chose comme l'ombre d'une
ombre? Leconte de Lisle, qui est un sincère, se pose sou-
vent à lui-même cette question : je la lui ai entendu formuler
sous les galeries de l'Odéon en 1867. Mais, hélas ! si les
formes d'art peuvent être parfaites, il n'en va point de même
des philosophies, dont aucune n'atteint encore l'absolu. On
n'est pas absolument sûr du néant tant qu'on n'est pas
anéanti, c'est-à-dire hors d'état de s'en apercevoir ! et dans la
salle d'attente du néant, que nous appelons en grec : Kosmos,
POHTRAITS LITTÉRAIRES 176
il faut bien s'amuser à quelque chose, pour tuer le temps :
Khronos ; — et faire des vers descriptifs est une façon de
jouer au < Lotos »... C'est ce que fait Leconte de Lisle, au
pied de l'Himalaya, au bord du Gange divin !
Les calembours, « c'est la fiente de l'esprit qui vole », a dit
N'ictor Hugo, qui ne les dédaignait pas... Mais redevenons
sérieux. Aussi bien le sujet le commande à tous égards ; et
— qu'on ne s'y trompe pas — si je me permets de badiner un
instant, c'est uniquement pour tâcher de me faire lire, sachant
qu'on ne lit pas son journal du matin comme on relirait k
soir la Henn'ade : pour appeler le sommeil.
Nul poète français, à aucune époque, n'a fait mieux les
vers que Leconte de Lisle.
Théodore de Banville y a plus de dextérité et se joue dans
des combinaisons plus variées de rj'thme : il les a toutes
épuisées : , — mais les qualités de métrique pure, dans
l'alexandrin, sont de même valeur chez ces deux maîtres.
Seulement, la Muse de Banville me rappelle, pour la .grâce,
l'adresse, et pour le pailleté de l'habit, — l'arlequin de
Saint-Marceau, bien campé sur ses jambes écartées, les reins
souples et tout le corps frémissant ; la Muse de Leconte de
Lisle tient du Sphinx roide et massif, qui, souriant avec un
mépris inquiétant, rêve et aspire à Rien, assis dans la durée
lamentable, au fond des déserts, — qui s'ennuie.
Leconte de Lisle n'est pas un homme ; c'est une école.
Quelle école? Appelons-la le parnassistne ou Vimpassibi-
lisme, le mot importe peu ; il suffit d'un signe qui serve à la
désigner, à la faire distinguer des autres.
Appelons Romantisme l'école de Victor Hugo, lequel a de
beaucoup dépassé le titre de chef d'école, ayant été simple-
ment un faiseur de libertés, — qui a usé pour son compte, à
sa manière, des libertés par lui proclamées.
Sainte-Beuve n'a-t-il pas constaté que toute école renie la
précédente, pour la défense de sa naissante existence, mais
se rattache volontiers à une école plus antérieure ?
Il n'y a pas à le nier, — surtout depuis que, Victor Hugo
176 LA PEOSE DE JEAN AICARD
étant mort, on n'est plus arrêté par des considérations de
respect personnel, — le parnassisme a renié le romantisme.
Le romantisme avait pour marques l'abandon au souffle,
dans le lyrisme créé par lui; un entraînement d'éloquence;
un certain oubli de mot propre, pourvu que la mélodie des
syllabes aidât l'évocation des choses à montrer ou des
sentiments à transmettre ; le négligé de la passion pressée de
de se communiquer; le dédain, — peut-être plus philosophique
que les dégoûts de vivre soigneusement exprimés en beau
langage, — le dédain de la recherche, grâce à laquelle le
poète nous trouble par la prétention constamment affichée de
trouver sa parole plus précieuse que son émotion; une
abondance souvent nuisible à la fermeté de la composition ;
bref, un goût de l'agitation, de la vie dans l'art.
L'inspiration romantique < charriait > de tout, du soleil,
des épaves et des écumes, comme un fleuve débordé sous un
ciel éclatant.
Tous ces éléments, l'école nouvelle les a reniés, et même
conspués, — à bon droit ! si l'on songe à son légitime désir
de vivre d'une vie propre, et de ne refaire aucun chef-d'œuvre,
Plutôt faire un moindre chef-d'œuvre que d'en refaire un
grand ; c'est le droit, c'est le devoir de l'artiste.
Alors, les nouveaux venus se sont rattachés à la fois aux
jongleurs de rimes de la Pléiade, et, il faut bien le dire, —
c'est chose bizarre ! — à la queue des classiques, — à l'abbé
Delille, par exemple... Qu'on ne croie pas à un frivole désir
de faire un calembour avec des noms propres ?
Théodore de Banville, espiègle et charmant, s'est souvenu
de Ronsard. Leconte de Lisle a pensé, je le répète, à l'abbé;
puis, d'autre part, chavirant le vers d'André Chénier, il
s'est dit :
Sur d'antiques pensers faisons des vers nouveaux,
Nouveaux > — oui et non. — Des vers qui ont un air de
nouveauté particulier, grâce surtout à l'étrangeté des choses
exotiques et archaïques dont ils parlent, et grâce encore à des
PORTRAITS LITTERAIRES I77
bizarreries d'orthographe. Il est évidemment plus nouveau
d'écrire Kaïn que Caïn, et si on remplace le K par un Q,
l'illusion est complète. Qaïn avec un Q est le dernier mot
du moderne !
Non, dans Leconte de Lisle, la tournure du vers n'est pas
infailliblement moderne, bien que notre poète soit merveil-
leusement enrichi des ressources de langue créées par Victor
Hugo qui a lâché le mot propre et mis au rancart la périphrase.
Ceci est, bien entendu, une caractéristique générale, car çà
et là langue et prosodie sonneront ensemble le pur classique :
O belle Tyoné,
Viens, et je bénirai le destin fortuné
Qui, loin de la Phocide et du toit de mes pères.
Au pasteur exilé gardait des jours prospères.
Et encore :
Déjà, sur la mer vaste, uue propice haleine
Des bondissantes nefs gonfle la voile pleine...
Et encore :
Préviens des immortels la naissante colère !
Est-ce Leconte ou l'abbé) on ne sait trop, mais, notons
bien que cet accent sonne rarement sur la lyre du maître
parnassien. Elle n'a que des cordes de fer, cette lyre mysté-
rieuse ; aucun boyau ; nulle corde lâche ; et il faut mettre le
microscope sur l'éléphant pour découvrir les cirons sous les
replis de la puissante peau. Il y faut l'œil malin du critique
— ou, que Zeus me pardonne! — du confrère!
Ce qu'il faut dire, en dépouillant les mauvais sentiments
naturels à tout critique, c'est que le procédé suprême de
Leconte de Lisle, dans son travail de constitution d'un art où
la poétique classico-romantique et la couleur purement roman-
tique sont admirablement assemblées, a été celui-ci :
Ne faire que de beaux vers classiques ; garder tout l'éclat
8.
178 LA PROSE DE JEAN AICARD
de la langue romantique — en se refusant à l'exubérance, à
la fougue romantiques ! — Comme conception une forme
poétique, rien de plus complet.
Et Leçon te de Lisle n'a fait que de beaux vers. De là l'ad-
miration absolue que lui vouent les initiés ; de là, en partie,
l'éloignement que lui témoigne le vulgaire.
Je défie, en effet, qu'on puisse lire cinq cents beaux vers
également beaux entre eux, car la beauté constamment tendue,
implacablement soutenue, dans l'ensemble d'une composition
littéraire, et, à la fois, dans chacun des détails, même dans
la valeur de chaque mot, est une chose monstrueuse, et par
là fatigante. Les initiés seuls peuvent soutenir la vue du
tabernacle ouvert. Il y a, dans une pareille monotonie de
beauté, un mystère dont le rayonnement aveugle et fait se
détourner les faces profanes.
Il nous vient, d'une telle perfection possédée, une satisfac-
tion qui anéantit tout désir, en supprimant tout attrait.
Leconte de Lisle pourrait dire, avec le Moïse d'Alfred de
Vigny :
Seigneur, vous m'avez fait puissant et solitaire !..,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre !
II
Leconte de Lisle est aussi un traducteur, et prestigieux.
Pourquoi prestigieux ? Parce qu'il est grand poète.
Je m'explique. [Le texte lui transmet l'impression que le
poète original — Homère par exemple — a reçu des choses ;
l'inspiration même qu'Homère eut en lui, non pas l'impression
que peut transmettre le texte à n'importe quel hellénisant.
Et, sur nouveaux frais, le poète — visionnaire — refait l'Iliade
ou VOdyssée, inspiré par le texte qu'il commande en même
temps qu'il en est commandé.
Ici, une observation — capitale.
PORTRAITS LITTÉRAIRES 179
Ce que le poète ne peut pas nous rendre, c'est l'harmonie
propre du grec, le nombre grec, la physionomie des mots
grecs ; il y substitue une autre physionomie, un autre nombre,
une autre harmonie, mais qui ne peuvent rien avoir de grec,
— et, de plus, il traduit des vers en prose ! Pourtant, le
poème subsiste et se transmet! Et cela dans une prose simple,
savamment fruste, qui, présentant comme par blocs les idées
et les images, est plus évocatrice que si elle se préoccupait
d'arrondir, d'harmoniser ses périodes !
N'en faut-il pas conclure qu'il y a dans l'art, autre chose
que le nombre propre de chaque mot, autre chose que l'har-
monie née de l'arrangement des vocables, de la prononciation,
de l'accent spécial à la langue> —Si fait! — Et quoi donc?...
Un assemblage d'idées, une chaîne d'émotions qui est la com-
position même, bref des qualités extérieures, matérielles
pour ainsi dire, de l'œuvre écrite en langue rythmée.
Or, il se trouve que Leconte de Lisle, comme traducteur du
simple, naïf et vivant Homère, se montre nécessairement
poète, d'idées, d'émotions, de mouvement passionnel et
d'action, — lui, l'impassible! —et qu'il abandonne forcément
dans le texte original, — dont elles sont la propriété invio-
lable, — les qualités de langue et de métrique qui le préoc-
cupent exclusivement lorsqu'il chante, en vers français, pour
compte I
Ainsi, quand il a fait son œuvre personnelle, il a dû tuer
en lui, avec préméditation, certaines facultés maîtresses du
poète — qui sont en lui, puisqu'il est un très grand poète ! —
et la traduction lui est une occasion de les retrouver et de les
prouver, sans doute malgré lui-même !
Traducteur, il s'est mis comme Homère, en face des choses
telles que les voyait Homère; poète, pour compte il met tou-
jours entre lui et les choses de la nature, une littérature quel-
conque, française, grecque ou syriaque, — oubliant que les
grecs, ses maîtres, ne copiaient aucune forme mais inven-
taient une forme, expression spontanée de leur émotion !
Qu'il ait voulu ne mettre dans son œuvre personnelle
l8o LA PEOSE DE JEAN AICARD
aucune émotion, oh! cela a dû lui coûter vraiment un merveil-
leux effort.
Cette homme à la tête massive, olympienne, chevelu
comme son Kheroub de Qaïn, cethomme vit pourtant! Il sent,
tressaille, souffre! Il s'abandonne certainement quelquefois,
en aépit de la philosophie, à l'illusion de vivre, qui est traî-
tresse... Il marche, il remue enfin! — Il n'a pas voulu que ces
conditions inférieures de l'être apparussent dans son œuvre,
et cela au profit de la beauté plastique qui, on le sait, — est
faite d'immobilité.
D'aucuns ont confondu quelquefois chez Leconte de Lisle
l'absence d'idée et l'absence d'émotion. — « Il ne pense pas! »
se sont-ils écriés, et on a pu rappeler sévèrement et injuste-
ment, à son sujet, ces magnifiques paroles de Lamartine.
« Les vers sont les formes transcendantes et comme divini-
sées de la pensée humaine : les remplir de rien, c'est nous
déshonorer ! »
Bien loin de ne pas penser, Leconte de Lisle a trop
pensé! Il est bien vrai qu'il n'a qu'une idée, une idée fixe,
qui est : Rien, — mais qui résume tout!
C'est ici que nous l'abandonnons, non pas comme artiste,
mais comme homme.
Ajoutons, avant d'étudier la pensée de son œuvre, que, —
poète de mots, de sonorités superbes, de langue et de mé-
trique incomparables, mais d'idée nihiliste, — il |a (ce traduc-
teur de l'émotion d'Homère!) rendu, — grâce à l'absence
d'émotion, — son œuvre intraductible, et par là cent fois
moins extensible que toute autre dans l'espace et dans le
temps !
III
Ce poète a parcouru toutes les philosophies ; il a feuilleté
tous les âges ; il a interrogé tous les climats du globe ; il a
passé la revue de toutes les manifestations de la souffrance
et de la pensée humaines ; il a étudié dans leur tombe toutes
les races ; (il en a ressuscité quelques-unes; et selon le mot
PORTRAITS LITTÉBAIBES l8l
de Jules Lemaître, « l'archéologie et l'anthropologie rendent
seules possibles des résurrections pareilles ! » Tous les
livres, il les a lus ; il les a condensés ; et le résumé de tout et
la condensation de tout, il nous l'apporte dans un mot! rien!
Certes, il n'a pas commencé, mais il finit par le néant!...
et il prêche l'immobilité, qui paraît en être la condition
initiale !
Conclusion formidable!... non, je ne suis pas le prêtre de
cette religion. Aisément, elle pourrait rendre sévère pour
l'artiste, qui reste incomparable, jugez-en :
Et toi, divine mort, où tout rentre et s'efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoile ;
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l'espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé !
Ah ! que j'aime pourtant bien mieux l'inquiète souffrance
égoïste, mais semblable à nos souffrances, de Musset, qui
vit et qui chante ; la lamentation de Lamartine chrétien, qui
sent et qui pleure sur tous ; la pensée libre de Hugo, qui,
concluant à la pitié suprême, veut répandre sur le monde la
joie d'un art étincelant, l'enchantement d'un art adorable.
Comment se résigner à n'être qu'un artiste, en cessant
d'être un homme accessible aux tendresses, quand l'art est le
moyen le plus sûr, s'il daigne se mêler à la vie, de charmer
la vie et de la consoler }
Et si vous aimez assez votre art pour vous y livrer volon-
tiers en dépit du Nirvana et du reste, faites un pas de plus
vers les vanités de l'Illusion éternelle, et parlez parfois d'eux-
mêmes à quelques-uns des dix millions de Français, agis-
sants et pensants, qui se moquent un peu de Cakya-Mouni !
Il vit, ce peuple de France, sous la menace des avenirs
assombris, il vit, ou du moins il essaye ! Dans l'agonie du
siècle, nous sentons tous des approches de mort, mais nous
ne voulons pas mourir ! Un seul mot de Michelet relu nous
fait tressaillir encore !
lÔa LA PROSE DE JEAN AICARD
Et l'art aussi se déclare vivant, ou du moins aspirant à la
vie ! — Et puisque le seul désir du néant ne suffit pas à nous
donner la paix, accommodons-nous à la destinée, et acceptons
les lois inéluctables.
Tâchons surtout de ne pas ag^çraver l'horreur de notre
destin,
La honte de penser et l'horreur d'être un homme.
et tenons en quelque estime les belles pensées et les beaux
sentiments.
Puisque tout est mensonge également dans le songe de
vivre, pourquoi ne pas préférer, aux vaines apparences
tristes, les vaines apparences qui réjouissent les cœurs ?
On le voit, ce n'est pas à l'écrivain en vers, c'est au pen-
seur que je prétends échapper, car c'est ici affaire de con-
science, de religion.
Il ne s'aperçoit pas qu'en dépouillant le plus possible son
œuvre de toute vie par l'absence d'émotion au point de vue
moral, et d'aisance, de défaillance même, au point de vue
de la forme ; par sa méprisante indiiférence de penseur et sa
placide perfection d'artiste, — il passe en transfuge, renégat
d'humanité, du côté de ces dieux qui laissent la vie se tordre
douloureuse au-dessous d'eux, sans daigner y prendre part,
non pas même pour permettre une espérance !
Il pourrait, — et combien puissamment avec un tel génie
de versificateur ! — mettre en ses vers un secours de joie et
d'espérance pour ceux qui luttent et souffrent ; nous montrer
du moins qu'il ne nous a pas abandonnés ; prêter une voix
aux douleurs confuses, comme Sully; un cri qui soulage,
aux âmes muettes... Non! il s'isole dans une impassibilité
extra-humaine qui semble anti-humaine, qui paraît par
moments une injure à notre faiblesse.
Est-il sûr d'ailleurs, scientifiquement, que son attitude soit
bien celle du Bouddha, frère du Christ ? Est-il sûr que le
Nirvana, — c'est là la doctrine isotérique, — « ne recouvre
pas les splendeurs d'une immortalité cent fois plus brillante
POBTBAITS LITTÉRAIRES l83
que celle de tous les cieux mythologiques, et d'une évolution
spirituelle en harmonie avec toutes les lois de l'univers? »
(E. SCHURÉ.)
Son nihilisme, à lui, attriste les tristesses, blesse les bles-
sures et légitime contre lui les mêmes indignations qu'il a
contre les dieux indifférents !
Tu nous donnes enne...
D'arrêter dans nos bras nos travaux généreux!
Nous planterions l'espoir sur l'univers détruit !
s'écrie SuUy-Prudhomme, cinglant d'un coup de fouet Alfred
de Musset dont le scepticisme vivant a pourtant des allures
d'enthousiasme !
Aux profondeurs où plonge Leconte de Lisle, toute joie
meurt... Qu'on me rende les pentes du vert Hélicon ! je veux
m'ébattre à la surface des phénomènes. Si la vérité (qui est
d'après vous une illusion comme le reste !) est triste, faisons,
plus généreux que les dieux, de meilleurs mensonges !
Persuadé qu'il e.st le
Sublime puisatier du noir puits-vérité.
(c'est ici un vers, — inédit, je crois, de Victor Hugo), Leconte
de Lisle, — remonté de l'abîme, — en rapporte le miroir
terrible où celui qui se regarde — ne se voit plus !
Il est absent de son œuvre. On n'y aperçoit que le spectre
immobile d'un rêve pétrifié.
Oui, c'est étrange, il l'a marquée, son œuvre, d'un carac-
tère de non-être, qui lui assure une existence immortelle !
L'immortalité assurée par la perfection de la forme, à
l'expression du mépris pour l'effort, cette antinomie cons-
terne ! Elle ne découragera pas si on veut bien songer à
l'effort patient qu'un tel résultat a dû coûter I
1886.
l84 LA PROSE DE JEAN AICARD
SuUy-Prudhomme.
« Quand l'univers lecraserait, l'homme serait encore plus
noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt ; et
l'avantag-e que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien ».
Sully-Prudhomme est mort ; on le sait depuis trois jours
et que la France a perdu un grand poète, profond et déli-
cieux. C'est tout. Ce que le monde, je dis celui de l'intelli-
gence et de la pensée, ignore — tout comme l'univers maté-
riel dont parle Pascal — c'est de combien il est diminué par
la mort de ce juste.
La noble humanité, celle que Pascal exalte, a perdu, sans
le savoir, une des plus belles consciences qui l'aient jamais
honorée. Comment pourrait-elle mesurer la perte qu'elle
vient de faire) Cet être incomparable n'a pu révéler le meil-
leur de lui-même qu'aux témoins de sa vie intime. La condi-
tion de certaines beautés morales est d'exister dans l'ombre,
et plus méritoires de n'être pas en lumière. Elles trouvent
leur gloire à chercher l'obscurité. Nul orgueil ne les dépare.
Elles rayonnent sans être admirées. Elles sont pour Dieu.
Nous parlons ici d'une Sagesse pure, adorable et vivifiante,
qui, mieux que toute beauté d'art, mérite le nom de divine.
Il faut avoir vu la conscience de Sully-Prudhomme pour
croire qu'un idéal est réalisable. Elle demeure invraisem-
blable dans un siècle de réalisme. Et, parce qu'elle était, elle
a laissé, à ceux qui la virent en mouvement, l'impression du
plus beau des spectacles possibles ; mais on conçoit qu'il fut
donné seulement à ceux qui approchaient le poète dans l'inti-
mité. De loin, le public entendait dire : « Beau caractère ;
scrupuleux; grande élévation de sentiments... » Mots sans
force, banals, usés, quelconques.
Et je dis que le monde ignore de combien l'a diminué le
départ de cette homme simple.
Depuis ma première jeunesse, je l'aimais. J'ai aujourd'hui
PORTRAITS LITTÉRAIRES l85
le devoir de parler de lui, de le montrer tel qu'il m'apparaît.
Lui vivant, je ne me serais pas risqué à faire l'éloge de son
caractère. Le brutal éclat d'une apologie sincère eût blessé
ses yeux faits pour une lumière élyséenne. La Grèce a immor-
talisé sept sages. De nos jours, la sagesse seule, surtout
modeste, ne confère plus l'immortalité, mais tous nous aurons
dit, parce que c'est notre devoir, ce que fut cet homme-ci, —
et que le monde n'en sait rien.
Jules Simon, dans un article de journal, faisait un jour le
tableau de la Cité idéale, et il terminait par ce trait : « SuUy-
Prudhomme donnera des conseils à cette république. »
Cette cité-là n'est pas encore réalisée.
Pour nous, les amis du poète, lorsque la dure réalité moderne
nous a fait désespérer des avenirs, que de fois nous sommes-
nous écriés : < Et cependant, il y a au monde des êtres tels
qu'un Sully Prudhomme! » Qu'il existât, — cela seul nous
rendait à l'espérance. Maintenant il n'est plus là, mais il y a
été, et fortifiés par lui, nous répétons :
Nous planterions l'espoir sur l'univers détruit.
Seulement, pournous, ses intimes, il y a, depuis trois jours,
dans l'indifférent univers, plus de solitude morale que n'en
laisse ordinairement la mort même d'un ami. Une lumière s'est
éteinte sur l'horizon de la pensée. SuUy-Prudhomme repré-
sentait toute la grande humanité, — celle qu'on rêve et qu'on
veut affirmer quand même. Il le sentait bien, lorsqu'il disait
humblement :
J'écoute en moi pleurer un étranger sublime.
Qui ne m'a jamais dit sa patrie et son nom.
Voilà le sage. Quant au poète, pour en parler dignement,
il nous faudrait plus de temps et surtout plus de tranquillité
d'esprit. La critique est chose froide. J'écris ici une émotion.
l86 LA PROSE DE JEAX AICARD
Il convient cependant de signaler qu'on n'a pas dit sur lui ce
que dira un jour, — bientôt peut-être, puisqu'il est mort, —
la vraie critique, — celle qui éclaire tous les fonds d'une
œuvre, la révèle à qui ne la sent pas encore. Comme le sage
qu'il fut, ce poète célèbre est resté, en quelque manière, un
inconnu. Deviné, pressenti, entrevu, point vu encore, pas
caractérisé pleinement et fortement. On le découvrira. Il aura
son jour.
Sully Prudhomme poète, c'est le charme infini dans la
parfaite précision.
Il penche à l'analyse ; il veut toujours se rendre compte de
tout ; il opère ce miracle de nommer et de détailler les
nuances de ses sentiments sans nous rien faire perdre de
leur subtile essence. Quand il effeuille une fleur pour nous en
dire le mystère, il la force à exhaler son plus pénétrant
parfum.
Il a dit :
Heure de la tendresse exquise
Où les respects sont des aveux
Où le cœur s'ouvre en éclatant
Tout bas, comme un bouton de rose.
Et ailleurs :
Et encore
Tous les corps offrent des contours.
Mais d'où vient la forme qui touche?
Comment fais-tu les grands amours,
Petite ligne de la bouche?
Je rêve à l'étoile suprême.
A celle qu'on n'aperçoit pas,
Mais dont la lumière voyage
Et doit venir jusqu'ici-bas
Enchanter les yeux d'un autre âge.
Quand luira cette étoile un jour,
La plus belle et la plus lointaine,
Dites-lui qu'elle eut mon amour,
O derniers de la race humaine !
POBTKAITS LITTÉRAIRES 187
Nous ne croyons pas à la perfection d'aucune œuvre d'art,
c'est-à-dire à la beauté impeccable d'une forme défiant toute
critique. Nous croyons que la beauté d'une œuvre réside
surtout dans la puissance qu'elle a d'être suggestive. Plus
elle fait naître l'idée de la Beauté suprême, à jamais insaisis-
sable, plus elle vaut. C'est pourquoi Sully Prudhorame, si
précis, si châtié, concis parfois jusqu'à la rigueur, est l'égal
des plus grands poètes. Il éveille le désir et l'espérance, il
les lance à l'infini, plus loin parfois que ne l'ont fait les plus
lyriques, les plus envolés.
Les Étoiles, l'Agonie, les Yeux, combien d'autres encore de
ses chefs-d'œuvre, sont des poèmes qu'on peut comparer aux
pages les plus illustres des Hugo, des Lamartine et des
Musset I
Et ce poète nous est nécessaire. Il tient, parmi les maîtres
du Vers, une place que nul autre n'a occupée. Son œuvre
répond aux besoins de nos esprits modernes, qui ne peuvent
ni souffrir, ni douter, ni espérer, ni aimer, sans scruter les
raisons de leurs peines ou de leurs joies.
Et le miracle, c'est (encore une fois) que ce travail du poète
sur lui-même n'ait pas fait perdre à ses sentiments ni à ses
idées la puissance d'envol qu'on demande aux stances et
aux poèmes.
Cette douleur sacrée
Donne un si mâle espoir qu'on la souffre en chantant.
L'homme, le poète, le philosophe, tous trois, en Snlly-
Prudhomme, sont en parfait accord. C'est un sceptique qui
espère, un analyste qui condense et résume, une hésitation
qui nous force à conclure, un doute qui fait croire ; écoutez-le :
€ Cette qualité, la beauté, à la fois objective et incomplè-
tement définissable, éveille en moi, dans l'aspiration, une
vague image d'une sorte de ciel qui me ravit, et se révèle à
l88 LA PROSE DE JEAN AICARD
titre d'idéal réalisé quelque part, je ne sais où ni comment ;
mais j'y ai foi. C'est ma religion.
« L'intelligence n'a qu'un horizon borné, clos par d'infran-
chissables murailles. Quant à nous, après nous y être en vain
heurtés le front en soupirant, nous attendons avec humilité
la réponse de la tombe à notre anxieuse interrogation. »
1907.
Alphonse Karr.
A Saint-Raphaël, au bord de la mer, non loin de Maison-
Close, sera inauguré dimanche prochain le monument élevé à
Alphonse Karr par souscription publique.
— Je suis le dernier jardinier, disait Alphonse Karr; il
n'y a plus que des horticulteurs.
Les horticulteurs ne lui ont pas tenu rigueur de cette
raillerie légère, ou plutôt, après lui, les horticulteurs sont
redevenus jardiniers pour l'amour de lui, parce qu'il a
inventé, dans le Midi, le commerce des « fleurs coupées » qui
est aujourd'hui une des richesses du littoral.
Le monument d'Alphonse Karr aura été vraiement l'œuvre
de la reconnaissance publique.
Lorsque Alphonse Karr arriva à Nice, dans les États
sardes, en i852, il n'y trouva point de fleurs cultivées. Un
habitant de Nice voulait-il, en ce temps là, avoir un bouquet,
il le commandait à Gênes, d'où on lui envoyait « une sorte de
table de fleurs serrées, entassées, comprimées, étoufl'ées,
déformées, table lourde semblable à une mosaïque et [parais-
sant faite plutôt en bois ou en pierre qu'en fleurs vivantes ».
Quand Alphonse Karr eut créé son jardin, à Nice, la Ville
azurée eut pour elle des fleurs poussées chez elle. Elle ne
tarda pas à expédier des bouquets en France, en Angleterre,
en Allemagne et jusqu'en Russie.
— Mes bouquets, dit-il, étaient assemblés avec une liberté
PORTRAITS LITTÉRAIRES 189
qui permettait aux fleurs de conserver leur forme, leur port,
et d' « avoir l'air heureuses ».
Il sïngéra de cultiver aussi des légumes, car la culture
maraîchère n'existait pas non plus à Nice; mais l'affaire fut
moins biillante. Les domestiques ne pouvaient trouver à sa
boutique des complices pour voler leurs maîtres d'après cette
règle connue : « Un petit pain d'un sou, — deux sous. » Pas
de comptes faux, pas de remise que le marchand fait payer
aux maîtres, etc. Les domestiques refusèrent net de s'appro-
visionner chez lui... — Karr renonça donc aux légumes; il ne
se ruina plus que dans les fleurs : « J'arrivais à vendre 3o.ooo
francs de fleurs par an... Seulement, j'y perdais chaque année
4 ou 5.000 francs, et pour plusieurs raisons... Je faisais de
nombreux et gros crédits, pas toujours remboursés... J'ava/s
toute l'année une douzaine d'employés dont je n'avais besoin
que pendant quatre mois... » Il se ruina donc, mais patron
modèle, il ne connut pas de grévistes.
Cette ingénieuse façon de comprendre les aff'aires lui valut
de Lamartine une épître restée célèbre. Lamartine y nommait
son commerce un « riant commerce » ; il y exaltait les titres
de noblesse démocratique de l'écrivain, il lui rappelait leurs
luttes de 1848, leurs enthousiasmes généreux, les conseils
politiques qu'il avait reçus, lui, Lamartine, de l'auteur des
Guêpes. Il lui disait :
J'appris à te juger non au vain poids d'un livre,
Mais au poids d"un grand cœur qui sait mourir et nvre.
L'esprit d'Alphonse Karr lançait des traits d'or. Ce clas-
sique a frappé, telles des médailles, des aphorismes de belle
venue ! chose rare ! le simple bon sens est avec lui spirituel,
gai, séduisant. Karr n'a jamais de prétentions. Ce qu'il sait
le mieux, c'est qu'on ne sait rien. Les faux savants le font
bien rire. Quand un vrai savant prononce, courageusement
un «Je ne sais pas», il exulte. Molière certainement s'égaye
à ses franches saillies. L'auteur d'Alceste aime la clarté de
style de Karr: il applaudit à sa sympathie pour les sincères.
igo LA PROSE DE JEAN AICARD
les simples, les populaires au sens salubre du mot, Karr,
c'est la raison française, qui ne veut pas s'inquiéter de l'incon-
naissable. Quand on lui demandait ses idées sur le mystère
de vivre, il répondait invariablement :
— Je n'y pense qu'une fois par an, j'y ai pensé hier,
repassez l'année prochaine.
Mais sa haute raison se sait dominée par la grandeur de
l'inintelligible, et c'est ce qui rend son esprit si mesuré, si
profondément humain, si fier et si modeste à la fois, et si
secourable.
Car il fut un secourable, en tout temps.
Jules Claretie, qui prononça un discours à la cérémonie
d'inauguration parce qu'il a toujours aimé l'auteur des Guêpes,
citait naguère un trait sentimental du rude polémiste et pré-
voyait qu'on serait surpris de le voir si tendre... Mais le rude
polémiste n'eut jamais d'âcreté. C'est sans le paraître et
sans phrases qu'il était doux et bon, à la manière des puissants.
Comme il tirait sa coupe, un jour, en pleine Marne, un
escadron de cuirassiers arrive à la baignade. L'escadron
esbroufeur nargue le nageur solitaire, le civil au bain 1...
Mais voilà qu'un soldat se rapproche un peu trop du bour-
geois aventureux... Un cri de détresse!... Le soldat est en
train de se noyer sous les yeux de ses camarades inutiles et
terrifiés... Karr le sauve en riant... Sauver un cuirassier n'était
qu'un jeu pour notre athlétique homme d'esprit... Ce joyeux
exploit lui valut la médaille des sauveteurs. Il sauva un autre
homme plus tard, mais sans rire cette fois. Cet homme, c'était
Frédéric Sauvage, l'inventeur de l'hélice.
Cela se passait en 1843.
Sur les eaux paisibles de l'Océan, au détour de la Hève,
un beau navire évoluait par une claire matinée ; c'était le
Napoléon, le premier bateau à hélice. A bord du Napoléon,
le « constructeur >, le préfet maritime, beaucoup de grands
personnages se congratulaient.
Or, pendant ce temps, où était Frédéric Sauvage, l'inven-
teur de l'hélice ? Sauvage, qui pendant treize ans avait lutté
PORTRAITS LITTERAIRES IQl
contre l'incrédulité, Tenvie, la malveillance, et « contre la
pauvreté où l'avaient jeté ses recherches » ! Où était-il } Il
était en prison, à la maison d'arrêt du Havre, en prison pour
dettes contractées dans l'intérêt de son invention... — « Je
ressentis alors, dit Alphonse Karr, une des impressions les
plus tristes, une des indignations les plus vives que j'aie res-
senties de ma vie ! — Eh quoi ! on regarde avec fierté évoluer
le Napoléon et personne, excepté moi, ne pense à l'inventeur! »
D'un élan il écrivit le lendemain dans les journaux du Havre,
puis dans les Guêpes : * Quoi ! le Ministre de la Marine! quoi!
le Roi des Français laissent Sauvage en prison depuis deux
mois > C'est une tache pour un pays, c'est une tache pour
une époque, c'est une tache pour un règne ! »
• En quelques heures, dit-il plus lard dans le Livre de bord,
avec le secours de quelques amis plus riches que moi (ce qui
n'était pas difficile), la somme, une misérable somme, était
réunie... »
Et il délivra Sauvage.
Le piquant de l'affaire, c'est que, de la fenêtre de sa prison,
l'inventeur avait pu voir et calculer la marche du premier
navire à hélice ; qu'il n'en était pas satisfait et que, méditant
sur son invention, il était déjà en train de l'améliorer... si
bien que, lorsque Alphonse Karr entra dans son cachot :
— Merci ! merci ! me voilà donc libre, merci ! Mais je vous
prie de vouloir bien me laisser encore ici jusqu'à demain...
aujourd'hui j'ai à travailler !
Il faut lire dans le Livre de bord d'Alphonse Karr l'his-
toire de son amitié avec l'inventeur qu'il hébergea longtemps.
Il l'avait tiré de prison, il le sauva du déshonneur en retrou-
vant, perdu dans un chaos de paperasses, le double du traité
qui garantissait les droits de F. Sauvage sur son invention,
dont les constructeurs du Napoléon l'eussent dépouillé sans
l'intervention violente du polémiste toujours prompt aux
colères généreuses. Ah ! le beau Don Quichotte sensé que
cet Alphonse Karr !
Tout a été dit sur Karr l'écrivain, sur l'auteur des Guêpes,
iga LA PBOSË DE J£AN AICABD
de Soué les tilleuls et de la Pénélope normande ; mais Karr
ami et protecteur de Sauvage n'est pas assez connu.
Un jour, à Saint-Raphaël, les mécaniciens de la flotte de
la Méditerranée apportèrent à Alphonse Karr un portrait de
Frédéric Sauvage. Au bas du portrait, un passage des
Guêpes ; sur le bord supérieur, une plaque de cuivre avec
cette inscription :
LES MÉCANICIENS DE LA FLOTTE
A ALPHONSE KARR
AMI DE F. SAUVAGE
Karr avait beaucoup de décorations. Il préférait à toutes
sa médaille de sauvetage et ce portrait de l'inventeur offert
par des travailleurs populaires, par des gens au cœur simple
qui ont su se souvenir. Aujourd'hui, Sauvage a sa statue, sur
les bords de la Seine. Sur quel point précis de la Ville?
Devant le Palais de Justice ! sous des fenêtres de prison !
L'ironie de Karr ne pouvait désirer pour la statue de son
ami un plus convenable emplacement.
Et nous. Comité Alphonse Karr, nous, jardiniers du littoral
italien et français, nous tous gens de lettres, nous tous ses
amis, nous donnons au monument d'Alphonse Karr un des
plus beaux emplacements du monde, au bord de la mer qu'il
aimait tant, à deux pas de sa « Maison-Close », si voisine de
la Grande Bleue qu'il a pu dire sans hyperbole : « J'attache
mon bateau à un arbre de mon jardin. » Nous dresserons
son visage de bronze tout au bord de l'azur chantant sur
lequel il poussait chaque jour sa barque, le bon pêcheur
de mots et d'idées que vénéraient et admiraient les plus
rudes d'entre les pêcheurs de poissons, parce' qu'il était
vaillant et simple comme l'un d'entre eux.
L'autre nuit, j'ai assisté, dans les ateliers de M. Alexis
Rudier (qui a fondu le Penseur de notre cher Rodin), à la
coulée du buste d'Alphonse Karr, œuvre d'un jeune sculpteur
de talent, M. Louis Maubert.
PORTRAITS LITTÉRAIBES I9S
Quel émouvant spectacle! Dans un trou profond, pareil aux
fosses funèbres, le moule est là, comprimé par les ferrures
d'une énorme caisse qui suggère l'idée d'un cercueil... Les
ouvriers ardents, en sueur, protégés par leurs épais tabliers
mouillés, accourent portant — saisis dans leurs longues
pinces de fer — les creusets chauffés à blanc où se meut lour-
dement le bronze liquide, rose, rouge et pâle, aux flambées
bleues, vertes, fuyantes... * Versez! » Et ils versent le feu...
Cinq cents kilogrammes de bronze liquide s'accumulent dans
l'entonnoir carré que, brusquement, deux hommes débouchent !
Et tout ce feu, qui pourrait tuer l'ouvrier maladroit ou mal-
chanceux, descend au cœur du moule mystérieux... Il va s'y
figer en y prenant les formes de la vie... Tout ceque l'homme
peut donner de durée à une figure, à un nom, ces ouvriers,
les fondeurs, obéissant au statuaire, le donnent en ce
moment à l'ami de Frédéric Sauvage :
Le buste
Survit à la cité.
Et du trou noir, du fond de la fosse funéraire, il jaillira
demain vivant d'une vie suprême, et il se dressera bientôt
pour un « toujours » humain, en pleine lumière du soleil,
devant la mer latine.
... Quand nous avons quitté les vieilles rues du Marais, vers
quatre heures du matin, par une nuit de neige, nous avons
dû, pour regagner le Luxembourg, passer devant la statue de
Frédéric Sauvage.
Le hasard a parfois des attentions gentilles.
1906.
Maison à Vendre.
Quelle maison? Maison-Close, l'habitation au bord de la
mer — où Alphonse Karr a vécu vingt-trois ans, où il est
mort, le 20 septembre 1890.
9
ïqIi la prose de JEAN AICARD
Cloué en travers du poteau, l'écriteau, à côté de la porte,
par-dessus le mur du jardin, se dresse en plein bleu du ciel...
C'est la croix funèbre des foyers morts : Maison à vendre.
Je viens d'arriver comme tous les ans à pareille époque,
au seuil de cette maison familière. Elle me sourit encore d'un
air ami, et je pourrais croire que l'hôte célèbre et simple va
m'y accueillir, je croirais que la vie de l'an passé l'habite égale
et paisible — sans l'écriteau banal, plus triste, que la croix
des cimetières : Maison à vendre.
Non, certes, elle n'était pas faite pour subir l'affront de
cette vulgaire enseigne, la douce demeure, enclose dans le
jardin tout plein de plantes rares, et si pareil cependant à un
lieu sauvage.
C'est un poème, cette demeure d'un poète; et les paroles de
l'écriteau jurent cruellement avec le charme qui flotte dans le
jardin... Autant dire : t Murmures d'eau et nids de fauvettes,
soleil d'hiver et printemps à vendre ! »
Tout le monde la connaît, la maison d'Alphonse Karr, les
uns, et des plus illustres, pour l'avoir visitée; les autres pour
en avoir vu le « portrait », photographie ou gravure.
Il est d'une grâce rêveuse et fruste, le seuil, tout au bord
de la mer, dont il est séparé seulement par la largeur du
chemin qui, déroulé en ruban blanc, suit les courbes calmes
de la plage. Le portail étroit, à plein cintre, s'ouvre dans la
muraille basse en pierres sèches, surchagée de lierre sombre,
de pâles buis marins, et toute dentelée avec ses agaves d'un
gris doux, d'un vert cendré, que l'embrun éclabousse.
Juste en face, les barques de pêche, halées à terre, sur la
plage déclive, devant un petit môle, sont là, en bordure au
chemin, sous deux pins d'Alep et sous deux tamaris au tronc
noueux, dont le feuillage en fleur, si léger, semble une bouffée
de brume transparente, opaline, teintée de rose...
Sur le bordage de trois bateaux, les trois noms des petits
enfants du bon grand-père, qui fut un vigoureux marin, un
véritable.
Elle s'ouvrait difficilement la porte de Maison-Close.
PORTRAITS LITTÉBAIRES igÔ
Fatigué de célébrité, le vieux bon maître voulait qu'on mon-
trât patte blanche ; qu'on parlât, pour ainsi dire, à travers
les ais mal jointes, d'une voix connue, amie.
Oh ! ce détail des jointures béantes de la porte de Maison-
Close, il m'a toujours ravi comme un des traits les plus char-
mants du poème de son jardin. De cette entrée, facile à
l'amitié, ce qui, dès la première fois, m'avait frappé, c'était
cet engageant, cet aimable détail. Elle ne s'ajuste pas du tout,
cette porte, si bien qu'entre elle et le mur le lierre du dedans
tend au dehors un bout de feuillage. La guêpe et l'abeille en
maraude entrent par là comme à la ruche, à travers les
feuilles du lierre qui les attire. Le rossignol de muraille
lui-même peut y passer, et aussi le regard du passant
curieux.
Horace et Virgile, et André Chénier auraient souri à cette
porte fermée et pourtant toute souriante :
Faune, nyinpharum fugientum amator,
Per meos fines et aprica rura
Lenis incedas.
En approchant les yeux de ces fentes festonnées, on ne voit
rien, que le mystère du jardin en fouillis, et, — à travers
l'emmêlement vierge des plantes grasses, des mimosas, —
un perron rustique, cinq ou six marches ravinées par les
eaux du ciel, un seuil de rêverie, une vignette d'autrefois, du
temps des Célestin Nanteuil.
Lorsque, du dedans, on regarde la porte ouverte, elle
encadre un morceau d'azur, bleu-de-ciel, bleu-de-mer, un
bateau au large, un îlot : le Lion de mer...
En dépit du génie des maîtres, quel plus beau tableau que
ce trou dans cette muraille, ouvert sur un infini joyeux.
On apercevait quelquefois le beau vieillard, sur ce seuil,
accompagnant un visiteur, ou sortant pour aller à la mer. La
196 LÀ PROSE DE JEÀX À.ICÀRD
tète nue, cheveux en brosse, la barbe longue d'un ermite, —
larges épaules, rien autre, dessus, que la légère chemise
bleue d'où se dégageait, libre, l'encolure puissante, hâlée
d'un marin.
Et quel bon sourire ! Qui donc a parlé de son « amertume » r'
Amer, lui > Oh, que non !
La plume en main, il retrouvait — c'est entendu, — des
verdeurs de polémiste...
Dame! on a ses idées... Mais comme il pardonnait sans
peine qu'on en eût de tout autres que les siennes... Je le sais
bien, moi !
L'enseignement, la beauté de la fin de sa vie, c'a été au
contraire l'oubli des luttes misérables, le goût sincère de la
retraite, près, tout près de la nature. Il a su aimer, vivant,
ce charme de la mort qu'exhale éternellement la vie des
choses... Amer, ce sage contemplateur !
Ah ! les pauvres gens, ceux qui sont célèbres !
Les pêcheurs, tous les travailleurs de Saint-Raphaël ne le
calomniaient pas, eux ; ils l'aimaient bien, et du plus loin
qu'ils l'apercevaient, au seuil de Maison-Close : « Bonjour,
monsieur Alphonse Karr ! » Alors, en toute hâte, les touristes
classiques qui rôdaient par là tiraient leur album... Encore!...
Lui, bien vite, se dérobait, filait en mer, les avirons en main,
ou regagnait, sous les lauriers-roses, le banc familier...
Oui, vraiment, cela console et repose de tout, aussi bien
que la mort, la beauté placide, l'éternité des choses, la mer,
les arbres, le soleil.
Regardez, c'est sur ce seuil, qu'avant le départ pour le
cimetière, nous avons déposé le cercueil, recouvert de fleurs,
de couronnes amoncelées.
Le portail grand ouvert, tout chargé de lierre, encadrait ce
deuil fleuri... Et c'était consolant à force d'être beau, d'une
beauté simple... Et maintenant, au-dessus de cette porte,
l'écriteau : Maison à vendre.
C'est qu'il le faut. La vie a ses exigences et ne souffre pas
qu'on les discute. Un seul mot répond à tout : Il faut.
POETBÀITS LITTÉRAIRES I97
Mais il n'était donc pas riche, cet Alphonse Karr à qui
Lamartine écrivait :
Je vends ma grappe en fruit comme tu vends ta fleur >
Riche r mon Dieu, non. Il pouvait concevoir, comme Balzac,
de bonnes idées d'affaires mais qui, à la pratique, entre ses
mains du moins, devenaient chimériques.
Il a inventé à Nice, et sur tout le littoral, le « riant com-
merce » des fleurs. Les fleuristes l'ont dit, l'ont écrit chez
leurs journaux. Mais il est mort pauvre. Voilà le fait. Avec
toutes ses belles idées il en a enrichi d'autres. C'est le destin
des abeilles; et cela ne déplaît pas. La pauvreté, au fond,
est une vertu. Seulement, aujourd'hui, il faut vendre.
Ah I comme ses petits-enfants la regretteront, la maison
aimée, et cette plage, et ce petit port, et le jardin surtout, du
jardinier illustre. Mais il faut vendre, abandonner le lieu
familier, le jardin fantaisiste, irrégulier, imprévu, où chaque
fleur avait son recoin à elle, faisait, au détour d'un sentier,
son harmonie, son poème à elle, celui de sa race, de ses
variétés, de toutes ses couleurs.
Là, dans les petits bassins, espacés, inattendus, il y avait
le pays des lotus ; ici, la patrie des roses ; ailleurs, le
royaume des lilas... Oh I cette fête des lilas que nous don-
nait ici, précocement. Avril, prince et magicien, comme elle
éclatait somptueuse et délicate sur les verdures jeunes ! Et
puis, dans le jardin, il y a — chose rare sur nos collines —
une pièce d'eau où dort parmi les nénuphars un bateau
mignon, amarré à un laurier-rose. .\h ! Violette, Alphonse,
Suzanne, comme nous la regretterons, la petite mare, du
bord de laquelle jaillissent, bien nourris d'eau, les lilas, les
lauriers-roses, les peupliers sveltes. Comme il semblait qu'on
pût aller loin, en détachant le bateau endormi là, sur cette
igS LÀ PROSE DE JEAir AICÀBD
mare étroite. Je crois bien ! On partait pour arriver au banc
en fouillis sous les lauriers-roses — un vrai bois sacré ; —
on partait pour la découverte d'une libellule bleu-sombre,
ou d'un papillon, ou d'un scarabée ; on partait pour le rêve
et l'on y arrivait, ma foi, au rêve du poète, réalisé dans ce
jardin d'un hectare, au rêve flottant dans les feuilles épaisses,
épars dans toutes les mousses, dans tous les brins d'herbe,
chantant avec tous les nids.
Maison à vendre!... Qu'en diront les rossignols, dites,
Suzanne et Violette V les respectera-t-on, comme au^temps du
grand-père, quand Maison-Close sera à d'autres >
Pourvu que pieusement on y conserve le souvenir de
l'ermite légendaire de Saint-Raphaël ! Pourvu qu'ils gardent
à ce jardin, les hôtes nouveaux, un peu au moins du charme
qui lui venait d'appartenir à un poète ! Pourvu qu'ils n'y
bâtissent point un hôtel éclairé à la lumière électrique.
Pourvu, bon Dieu ! qu'ils soient des gens d'esprit et de
cœur!... Nous le saurons très vite. Les rossignols nous le
diront.
S'ils ne viennent plus chanter là, c'est qu'ils ne seront pas
dignes, les acheteurs, d'avoir à eux la maison virgilienne de
cet homme de tant d'esprit que, devenu très vieux, il voulait
être avant tout un bon grand-père à l'âme sereine, un simple
ami des fleurs, des nids.
Je ne peux pas m'empêcher de songer à ce grand Lamar-
tine, dont on vient de fêter le centenaire et qui a écrit à
Alphonse Karr, jardinier, la lettre que je citais tout à l'heure,
il y disait :
Tu me parlais d'histoire, un Tacite à la main,
Tu regardais la mort sans peur, en homme libre,
Et ta haute raison rendait plus d'équilibre
A mon esprit, frappé de tes grands à-propos...
... J'appris à t'estimer, non au vain poids d'un livre
Mais au poids d'un grand cœur qui sait mourir et vivre.
PORTRAITS LITTÉRAIRES 199
Le souvenir d'Alphonse Karr et celui de Lamartine sont
indissolublement liés dans mon souvenir.
J'avais en effet, tout petit écolier, entendu le grand poète,
dans son château de Monceaux, près de Mâcon, lire à des
visiteurs la Lettre à Alphonse Karr. Bien avant de connaître
Alphonse Karr, je l'aimais au nom de Lamartine. Puis, en
Quatrième, je me rais à aimer sa prose claire, une des pre-
mières proses modernes que nous avons connues.
Notre professeur nous lisait de temps en temps un chapitre
de la Famille Alain ; c'était une grande récompense. Comme
on écoutait bien, les cous tendus, les yeux écarquillés !
Et voilà qu'aujourd'hui ces mots : Maison à vendre, de
nouveau évoquent en moi, à propos de Maison-Close^ le
souvenir du poète des tendresses, qui fut forcé, lui, de vendre
Saint-Point, ses bois et ses champs de vigne, et la maison de
sa mère, Milly.
Savez-vous qu'elles pleurent, les maisons qu'on abandonne >
Sous l'appui des fenêtres, sous le rebord des toits, dit
Lamartine, le vent d'automne, qui se lamente, vient essuyer
ces noires traces de la pluie, ces sillons sombres, pareils, sur
le visage des demeures abandonnés,
Aux longs sillons par où l'on pleure,
Que les veuves ont sous les yeux !
A qui sera Maison-Close >
Question douloureuse à nos cœurs ! Comme on regrette en
ces moments de n'être pas assez riche pour acquérir, aimer
et protéger un tel souvenir, vivant de la vie immortelle des
plantes, des eaux et des bois !
On élèvera à Saint-Raphaël un monument à Alphonse Karr.
Il aura devant la mer son buste sur une stèle enguirlandée
de feuillages qui ombrageront une vasque où l'oiseau viendra
boire... Mais le vrai souvenir d'Alphonse Karr à Saint-
aoo LA PE08B DE JEAN AICAED
Raphaël, son vrai monument, c'est Maison-Close... Maison à
vendre!... Elle est pourtant assez triste comme cela, notre vie
d'hommes modernes, l.es esprits, en vérité, tourmentent
assez les esprits... Est-ce que les choses vont se mettre à
s'attrister avec nous } x\lors quoi> — Maison à vendre...
1890.
Lamartine et Alphonse Karr.
SOUVENIRS
A ses amis.
J'aimais beaucoup, beau-
coup Alphonse Karr.
Quoique je sois ici dans mon pays et que je fusse de ses
voisins, je l'ai connu fort tard; voici sept ou huit ans à peine.
Le nom de son habitation m'arrêtait : Maison-Close. Ce mot
me paraissait un avis aux passants. Je m'y soumis.
Et c'était bien cela. La célébrité est souvent importune.
Être visité par les touristes comme une pierre druidique ou
comme un Chêne des Fées, c'est beaucoup d'honneur, mais,
à la longue, beaucoup d'ennuis. Lorsque Alphonse Karr
quitta Nice et vint se fixer à Saint-Raphaël, Saint-Raphaël
n avait alors ni librairie ni théâtre. Après avoir été l'Alphonse
Karr des Guêpes et le jardinier niçois, il rêvait d'être enfin
un peu oublié, assez pour goûter quelque repos dans la vraie
solitude. Mais le choix qu'il avait fait de cette résidence dési-
gna tout le pays à l'attention du public, et les Anglais, un
carnet à la main, ne cessaient de rôder autour de la maison du
pêcheur qui était la sienne... Ce n'était pas toujours amusant.
D'une taille et d'une force peu communes, il avait besoin
d'activité physique. C'était un vrai marin, un pêcheur pour de
bon.
« Amateur de canotage, » disait un chroniqueur l'autre jour.
Ce n'est pas du tout sur ce ton qu'il faut parler du vigoureux
PORTBAITS LITTERAIRES aOI
amour que ce colosse avait pour la mer. Il tenait un aviron
comme un inscrit maritime. Il avait, par de g^ros temps, fait
des tours de force de pilote... — « Je plaindrais encore, nous
disait-il, le jeune homme qui s'attirerait un coup de ce
poing-là.»
La chose très caractéristique, c'est qu'il ne mettait nulle
pose à se dire pêcheur et jardinier. Il aimait la mer pour elle-
même, et aussi, pour elles-mêmes, les fleurs. 11 regardait
pousser les plantes. Il y avait, dans son jardin de Saint-
Raphaël, des bancs qui semblaient perdus sous les feuilles.
Une fois assis, on découvrait, par une trouée dans les
branches et les feuillages, la grande ligne bleue de la mer.
Le vieux philosophe venait s'asseoir là, oubliant tout, sans
doute, de la vie sociale, artificielle des hommes, — l'esprit
mêlé au calme des choses qui, elles, vivent, sans passions,
de la vie monotone de l'éternité... « Voilà pourtant, me disait-
il un jour, ce qui m'a sauvé de tout ! » Il me montrait à ses
pieds un brin d'herbe.
En réalité, là est la beauté et l'enseignement de la fin de sa
vie. Il semble qu'on ne l'ait pas assez dit, parmi tant de
choses écrites à propos de sa mort. Ce vieux littérateur, le
rude jouteur des Guêpes, le romancier de Sous les 7 illeuls,
avait connu toutes les fièvres de la bataille, toutes les âpres
joies de la grande renommée. Il y avait eu aussi, je crois, à
la façon de Balzac, un rêve de fortune qui le faisait sourire à
la fin, car (il avait fini par comprendre) il n'était qu'un poète,
un artiste incapable de soutenir, par des habiletés commer-
ciales, la réalisation d'une heureuse affaire. Et il avait su,
après tout cela, demander à la bonne nature une paix unie,
profonde, et il avait goûté, vivant, quelque chose déjà du
repos qu'elle donne aux morts, ses bien-aimés.
Véritablement, il y a là quelque chose de simplement beau
et de touchant.
Un jour, il y a quelque huit ans, je frappais, pour la
première fois, à la porte de Maison Close. Une circonstance,
dont j'étais ravi, m'y obligeait enfin.
302 LA PROSE DE JEAN AICARD
Il faut dire que Maison Close était en réalité bien mal
fermée ! La porte seule du jardin, donnant sur le chemin
public, était close... mais si mal ! Nuit et jour, par tous les
temps, la porte de la maison qu'il habitait seul restait ouverte.
A voir, pour la première fois, le vieux Maître, j'eus une
profonde émotion, étant de ceux, pour qui l'amour des lettres
aura été le grand amour. Au lycée, nous étions déjà de ceux
qui regrettaient d'être « venus trop tard dans un siècle trop
vieux », c'est-à-dire de n'avoir pas assisté à la belle lutte de
i83o. Notre cœur battait bien fort aux noms de Victor Hugo, de
Lamartine, de Dumas, de Vigny, de Musset et de tous ceux
de l'éblouissante pléiade. Alphonse Karr était de cette grande
génération littéraire avec ses amis Théophile Gautier, Gérard
de Nerval et Arsène Houssaye.
Dans son cabinet de travail, tout de suite, à quelques pas
des paniers de pêche, mes yeux avaient remarqué, sous la
vitre d'un vaste cadre, les portraits et les autographes des
illustres, ses camarades de combat. Oui, j'éprouvai une pro-
fonde émotion à connaître ainsi, en voisin, un homme qu'on
m'avait fait admirer à l'école, et à qui Lamartine avait adressé
des vers !
Oh! v< i s pouvez sourire... Puissé-je éprouver jusqu'à la
fin les émotions que donnent l'amour de l'art et le respect des
grands aînés!
Il était bien étrange, pour un œil de parisien, cet intérieur
de Maison Close. Que les intérieurs à bibelots, rendus banals
par le Louvre et le Bon Marché, étaient loin d'ici !
Dans le vestibule, à terre, les engins de pêche, paniers et
filets. Accrochés au mur, des mâts de rechange, des voiles,
des avirons.
— Entrez!
La portière soulevée, on était dans le cabinet, au plafond
peint, rayé de longues bandes alternativement blanches et
vertes, comme une toile de tente. Deux fenêtres qui s'ouvraient
en glissant sur des coulisseaux. Des portraits, des autographes
sous verre. Des gravures, des dessins d'amis. Des armes. Et
PORTRAITS LITTÉRAIRES ao3
deux jeunes Alphonse Karr regardant le vieux, et reconnaissant
le même sourire, le même œil clair, tout pétillant d'une arrière-
malice.
Le vieil ermite, à longue barbe blanche, est assis devant
la fenêtre, à côté d'une table où disparaît l'encrier sous le
flot des paperasses, des notes, des livres entr'ouverts. Il me
tend la main.
— Je vous attendais depuis longtemps. Comment n'êtes-
vous pas venu plus tôt > Que faites-vous }
Je m'expliquai. Je lui dis ce que je venais d'éprouver en
entrant. La conversation se prolongea.
La première fois, disais-je, que j'ai entendu prononcer
votre nom, c'était à Monceaux, chez Lamartine. J'étais, au
lycée de Mâcon, un petit élève de Huitième, et j'avais le mal
du pays. Assez souvent j'allais à Monceaux, les jeudis ou les
dimanches.
On nous dictait du Lamartine au lycée. Un jour, ce fut La
mort du chevreuil ; un autre jour, cette autre histoire, vous
savez, des petites harpes éoliennes faites avec de blonds
cheveux d'enfants, puis avec les cheveux blancs de la grand'
mère qui, plus tristement, chantent à la brise... Les écoliers
ont pour les poètes dont ils apprennent la prose ou les vers
des vénérations inexprimables. Virgile, La Fontaine leur
paraissent des êtres fabuleux, presque des dieux. M. de Lamar-
tine m'inspirait une sorte de terreur sacrée. Je savais que
c'était un roi détrôné et un poète triomphant.
Mais il y avait, à Monceaux, des chiens, et les chiens
m'apprivoisaient. Il y avait des levrettes fines, élégantes, et
puis un énorme épagneul, borgne, docile, qui se laissait
monter comme un âne. On pouvait jouer avec lui du matin au
soir.
Le soir, dans le salon, la conversation réunissait tout le
monde. Le plus souvent, il y avait là autour de M"* de Lamar-
tine, M""* de Cessia, M"' de Pierreclos, M. Charles Alexandre,
qui fut le secrétaire, puis l'ami, et plus tard l'historien de
Lamartine ; il y avait des visiteurs, je ne savais qui... J'écoutais.
2o4 LA PROSE DE JEAN AIOARD
plein d'étonnement, — des choses. La haute stature de Lamar-
tine m'imposait. Je revois très bien ce buste élancé, ce cou
fier, ce port de tête à face relevée. Ses paroles tombaient de
haut... Je me disais : Voilà pourtant l'homme qui a écrit La
mort du chevreuil! Et j'étais surpris. Cequi m'étonnait, c'était
d'être là, si près du dieu, et de n'en être pas foudroyé !
Un soir, Lamartine lut des vers. Oh! je m'en souviens très
bien. Je les aimais déjà les paroles rythmées, les vers chan-
tants.
Que lisait donc Lamartine >
La Lettre à Alphonse Karr jardinier..
... Ami, vite un peu d'ombre!
Nous avons trop hâlé notre front et nos mains
Aux soleils, aux roulis des océans humains!
Échappés tous les deux d'un naufrage semblable,
Faisons-nous sur la plage un oreiller de sable,
Et qu'insensiblement, flot à flot, pli sur pli,
La marée en montant nous submerge d'oubli !
Je vends ma grappe en fruits comme tu vends ta fleur.
C'était un autre siècle, et pourtant c'est hier ;
Aristippe masqué du front d'Alcibiade...
Prompt à tout, prêt à tout, à la mort, à l'exil..
Le front pâle et pourtant illuminé d'histoire.
Tu me parlais de Rome un Tacite à la main,
Des victoires d'hier, des dangers de demain ;
Tu regardais la peur en face, en homme libre.
Et ta haute raison rendait plus d'équilibre
A mon esprit frappé de tes grands à-propos !
J'appris à t'estimer, non au vain poids d'un livre.
Mais au poids d'un grand cœur qui sait mourir et vivre!
Un jardin qu'en cent pas l'homme peut parcourir,
Va, c'est assez pour vivre, et môme pour mourir.
Ainsi chantait le héros. Alors, tout de suite, je me pris à
PORTRAITS LITTÉRAIRES ao5
admirer confusément cet autre poète qui cultivait des fleurs,
là-bas, sous le soleil et qui méritait de Lamartine une si
belle lettre en vers, qu'on nous dicterait peut-être au lycée
un jour.
Ce soir-là, il ne fut question, à Monceaux, que d'Alphonse
Karr. Quand le grand poète nous accompagna jusqu'à la
voiture, dans la nuit, il parlait encore des Guêpes avec
beaucoup de passion, de gestes... Je revois tout, très
distinctement, dans mon souvenir... Lamartine s'arrêtait par
instants dans l'avenue des peupliers, et il me paraissait svelte,
grand comme l'un d'entre eux. Un bâton de vigne pendait à
son poignet par une courroie, et il boutonnait et déboutonnait
machinalement, dans le feu du discours, sa veste de bure
grise... Dans ma tête d'enfant, tout cela prit une importance
extraordinaire, et ne s'est plus effacé.
Je contai donc ces souvenirs à Alphonse Karr la première
fois que je le vis ; mais plus tard, à mesure qu'il me devint
ami, le côté littéraire des choses prit moins d'importance
entre nous. Des pensées hautes, profondes, celles qui sont
la raison d'être et le fond même de l'art, faisaient de moi
son auditeur dans ce cabinet de Maison-Close où j'arrivais
tous les ans.
J'appris à t'estimer non au vain poids dun livre,
Mais au poids d'un grand cœur qui sait mourir et vivre.
La vie qu'il étudiait sans cesse, lui inspirait, au cours de
la conversation, des formules de sagesse, concises, nettes,
définitives. Ce n'étaient plus les Guêpes, mais les abeilles de
Platon qui voltigeaient autour de lui. Je ne pouvais le
regarder sans songer aux vieillards d'Homère, assis aux
Scées, et discourant sans fin, comme la cigale, en courtes
phrases bien rythmées. Comme eux, quand passait Hélène,
l'étemelle beauté, il avait dans les yeux le rayon divin.
Il y a vingt jours, il tombe malade. On m'appelle... Je pars.
Il va mieux, me dit-on. J'arrive, cherchant, sur le seuil, un
prétexte à ma visite inattendue. J'entre, prêt à sourire, à
ao6 LA PROSE DE JEAN AICAED
plaisanter... Mes yeux voient sur le lit des branches vertes,
des fleurs ; le grand-père était mort.
Et c'est, malgré son si grand âge, un profond chagrin.
Oui, certes, il faut bien, toujours, devant la loi, s'incliner.
La seule piété, c'est l'acceptation des nécessités... N'importe,
quel que soit le mort et son âge, on ne comprend jamais
bien. Quoi ! il était là, il n'y est plus ! Il ne voit plus cette
lumière que nous voyons, la lumière ! Il ne s'en réjouira
plus !... Au fond, les vieillards aimés nous ont habitués
plus que les jeunes gens à l'idée qu'ils sont à nous, qu'ils
nous resteront longtemps, toujours plus longtemps.
... Quelques amis étaient là, ceux qui me demandent
aujourd'hui de fixer le souvenir de cette nuit où nous l'avons
veillé mort, de ce jour où nous l'avons donné à la terre, car
les détails qui entourent le dernier départ prennent pour tous
ceux qui aiment une importance étrange. Rappelez-vous
Brizeux.
Quand Louise mourut, dans sa seizième année,
Tous les oiseaux chantaient sur le bord de leurs nids.
Nuit de singulière douceur, en octobre. Le grand lit avait
été, depuis quelque temps, placé dans le cabinet de travail.
En sorte que le vieux combattant littéraire était là, endormi,
au milieu de tous les souvenirs, de toutes les images de sa
vie intellectuelle... Les fenêtres étaient ouvertes sur la mer,
sur la nuit. Ses deux énormes chiens fauves, pareils à des
lionceaux, couchés sur le tapis. La flamme des bougies
brûlait immobile. Il dormait, le grand-père, sous les branches
de mimosas, d'eucalyptus et de rosiers.
Quand l'engourdissement prenait l'un de nous, on sortait
deux par deux. Et voici le souvenir que veulent garder ses
amis de cette nuit d'adieux.
Dès le seuil, on était au bord de la mer. Pas d'étoiles. Du
ciel blanc, voilé légèrement, mais également, tombait la
clarté nocturne, très pâle, uniforme, qui donnait à toutes
PORTRAITS LITTÉRAIRES 207
choses un air de songe morne et doux. Les hauts lauriers-
roses du jardin, aperçus du chemin, ne remuaient pas, ni
les tamaris du rivage. Et nous nous disions : « C'est ici le
pays des ombres, les Champs-Elysées ! »
La mort est la grande évocatrice ; elle fait revoir aux sur-
vivants tout le passé, elle jette un éclair dans tous les fonds,
elle fait prévoir aussi. Si on écoutait la mort, on saurait tout,
et surtout l'amour ; on consolerait la vie.
Quant un hasard rassurant met la couleur du temps en
harmonie avec le caractère de ceux qui viennent de mourir,
ceux qui les regrettent éprouvent quelque joie. Il leur semble,
malgré tout, que les choses ne sont point si indifférentes, et,
bien qu'ils sachent la vanité d'une telle chimère, elle leur
sourit pourtant. Et c'est là un des spectres de l'espérance.
Il volait en silence autour de nous, ce spectre, l'autre nuit,
tandis que je revoyais, pour ma part, les chers morts que
depuis un an j'ai, de mes mains, mis au cercueil. Les fenêtres
de Maison Close brillaient par-dessus le mur hérissé de cactus
et d'aloès. Entre les deux fenêtres, on voyait distinctement,
au-dessous du toit large et bas, le style du cadran solaire.
Mais c'était le jour sans soleil, la nuit sans ténèbres. Il n'y
avait plus d'heure. Les choses baignaient comme la pensée
dans des limbes tranquilles. Et nous croyions voir, je vous
dis, le pays où les sages ',devisent encore des choses de la
vie, devenues vagues et lointaines. La mer, devant nous,
s'étendait plate, respirant à peine, se perdait vite dans un
infini terne, très rapproché. Le charme de la mort flottait
partout.
— Que pensez-vous, monsieur Alphonse Karr, de l'im-
mortalité de l'âme } lui demandait un jour quelqu'un devant
moi.
— Oh ! c'est un grave sujet, auquel je pense sérieusement
une fois par an...
— Ehbien>...
— Eh bien !... j'y ai pensé hier 1
Ainsi, comme Littré, mais avec le sourire que vous voyez,
ao8 LA PROSE DE JEAN AICAHD
il réservait la question de l'inconnaissable. La nature des
choses étant impénétrable, il s'arrêtait, comme les Grecs,
aux couleurs, aux contours du Divin. La rose, chère à
Cythéréc, la mer bleue, chère à Astarté, c'était le double
enchantement de cette belle vieillesse.
Et ce qu'il aimait le plus, cet Athénien de Paris, il l'a eu
sous les yeux jusqu'à sa mort : sa fenêtre, qui s'ouvrait sur
la mer, était encadrée de roses.
... Le jour étant venu, radieux, la porte de Maison-Close
s'est ouverte sur le chemin blanc qui longe la mer. De la
route, le cercueil de sapin, posé sur la terre, dans le jardin,
apparaissait, encadré par la porte, entouré de plantes vivaces,
des arbres familiers qui étendaient, au-dessus, leurs branches.
Des couronnes de fleurs suspendues aux troncs, amoncelées
sur le cercueil, accrochées aux agaves de chaque côté du
portail, faisaient de cette halte funéraire un tableau souriant.
A dix pas, en face, de l'autre côté du chemin, les bateaux de
Maison-Close, tirés à terre, répétaient au grand-père les noms
de ses petits-enfants écrits sur le bordage. Le charme de la
vie couvrait la mort.
Par pitié pour nous-mêmes, pour tous ceux qui pleurent, il
faut jeter toujours sur la mort le voile frémissant de la vie,
tout pailleté d'étincelles, tout brodé de fleurs.
Le char s'est mis en marche, fleuri, le long de ce chemin
qui suit les festons de la plage. Le mot que fait dire Tolstoï
à son Mourant me revenait au cœur : « Comme c'est simple ! »
Des pêcheurs suivaient, plusieurs en pleurant. Les douaniers
de la côte, les inscrits maritimes, au grand col bleu, suivaient.
La mer, azur merveilleux, était riante.
Très pieusement, j'écris ces lignes. Ce n'est point mentir
qu'embellir la mort. C'est devancer le travail certain de la
vie. Les apparences de la destruction n'ont pas de durée.
Tout redevient beauté.
C'est bien pourquoi il a demandé, notre ami, un cercueil
de bois léger, vite détruit, et dans la terre une fosse très
profonde.
PORTRAITS LITTERAIRES 209
Elle est très profonde, la fosse, et la terre du cimetière
nouveau de Saint-Raphaël, où il était allé dormir le premier»
seul encore, est vierge de poussière humaine. Quand on l'a
creusée pour lui, la pioche et le pic ont rencontré les racines
de trois vieux arbres qu'on a laissés debout dans ce champ
des morts. Ce sont des chênes au pied desquels n^us avons
entassé des roses, un monceau de roses. Ce cimetière n'est
pas encore une ville de morts. C'est encore un morceau de la
colline sauvage. Notre ami est couché sous cette terre, dans
la partie la plus haute du cimetière, et, de là, tout le pays,
un immense horizon de plaines, puis de collines échelonnées
et fondues dans les ors et les violets lointains du ciel, —
apparaît... On ne voit pas la mer, mais on sait que toutes les
hautes collines de là-bas la regardent et la respirent...
Souvenir de Maison>Close.
En mai, Alphonse Karr répétait : « Voici la fête des lilas
— et j'y suis particulièrement invité ».
Qu'il y fût particulièrement invité, je le crois bien. Il y
avait, il y a encore dans son jardin — respecté par le nouveau
propriétaire, — un bois de lilas, à côté d'un bois de lauriers-
roses, deux merveilles !
Le jardin est limité, à l'est, par le lit d'un ruisseau. A
trente pas de la mer ce ravin s'élargit et se creuse en bassin
naturel ; une barque romantique, amarrée à un laurier-rose,
invite au départ pour des pays imaginaires; les enfants
exploraient en tous sens cette mare, dont on fait le tour en
comptant une centaine de pas; mais quelle étendue pour le
rêve ! Les lauriers-roses et les lilas des rives sont si drus, si
touffus, que, là, on peut se croire perdu dans la forêt du
Petit Poucet. Quelques arbres, même en très petit nombre,
pour\'u qu'ils nous cachent les horizons, peuvent répandre
autour d'eux autant de mystère que la forêt hercinienne.
Mais ici le mystère, quoique infini, est charmant; l'horreur
aiô LA PROSE DE JEAN AICARD
sacrée est caressante, parfumée ; elle sourit ; la forêt est un
bosquet de lilas.
Voici avril. La fête commence. Je le crois bien, qu'il j-
était particulièrement invité, le vieil ami, le fort lutteur
au repos, le magicien des Guêpes, le Stéphen de Sous les
tilleuls, — puisqu'il était ici chez lui, tout en laissant croire à
la nature qu'elle était chez elle !
Sous les lilas, on ne passait qu'en se courbant.
Comme tous les arbustes du jardin de Maison-Close, ces
lilas étaient libres. Je ne suis pas sûr qu'on leur dérobât
jamais rien. Du moins, il n'y paraissait pas. Le jardinier,
avant de leur ravir une branchette, demandait leur avis, les
regardait longtemps, prenait conseil de leur attitude, d'un
mouvement de leur tête odorante, — et n'en faisait qu'à leur
gré. L'humidité du ruisseau voisin les enivrait; un vieux
mur croulant les abritait du mistral ; la profondeur du ravin
leur était un asile; ils se dressaient abondants, gorgés de
sève, protégés les uns par les autres, pas trop serrés cepen-
dant, admirés, respectés, aimés, puis, un beau jour, par grap-
pes, les menus boutons violets commençaient à paraître et
bientôt, tout à coup, ouvrant et secouant leurs mignonnes
cassolettes, les touffes exquises, par centaines, par milliers,
légères comme des plumes, éclataient en bouquets de joie,
dans un balancement de valse rêveuse, au son d'une fine
musique d'Ariel qu'elles faisaient elles-mêmes, — et c'était
la fête, la suave fête des Lilas.
Hélas ! de même que les paroles les plus expressives, les
plus belles choses valent plutôt par les beautés dont elles
suggèrent l'idée, que par elles-mêmes. De quelle vision s'em-
plissait l'âme de Stéphen, au temps des lilas, sous les lilas
de Maison-Close? Tous les printemps de sa vie passaient à la
fois autour de lui dans chaque bouffée d'air printanier qui
secouait les parfums subtils... Il y avait un banc au bord de
la mare ; il s'y asseyait durant des heures ; et la fête enchantée
était bien plus dans son âme que dans toutes les fleurs du
jardin.
PORTRAITS LITTERAIRES 211
Ici-bas, tous les lilas meurent...
Je songe aux printemps qui demeurent
Toujours.
Rien n'est plus fragile que la gloire des lilas. Les branches
ne secouaient bientôt plus que des fleurs déteintes...
C'était fini, la fête !
— A quoi pensez-vous, grand-père >
Il pensait à ses petits-enfants, il eût voulu leur faire des
chemins de fleurs, avec des lilas impérissables.
— La douleur est une condition de la vie, me disait-il, je
suis donc bien sûr qu'un jour ou l'autre ils souff'riront quand
je ne serai plus là. Et c'est ma pensée la plus lourde.
Cet écrivain de combat avait une âme tendre, et, dirai-je,
maternelle.
Tendre, il le fut sans mièvrerie avec une grâce virile : il a
dit : « Les vieillards sont des amis qui nous quittent; il faut
les reconduire avec un peu de tendre politesse ».
La Maison-Close était ouverte jour et nuit, comme celle de
Mît Myriel, évêque de D.
Je crois bien qu'elle n'était gardée qne par son nom, gravé
sur une petite plaque de marbre blanc, un peu voilée par les
lierres qui retombent au dehors, du haut des murailles.
Derrière le mur qui longe le chemin, on aperçoit à peine le
faite anguleux de la Maison, un cadran solaire eff"acé sur le
rebord du toit. On sent que la demeure se tapit, qu'elle s'écrase
le plus possible contre terre, s'elTorce de disparaître sous les
verdures. C'est bien là la retraite d'un ami des hommes mais
qui, les ayant « assez vus » comme on dit couramment chez
nous, leur préfère les fleurs sauvages.
A l'intérieur, un peu partout, dans le corridor, le vestibule,
dans la chambre à coucher, des engins de pêche, des avirons,
des bouées. Dans le cabinet de travail, dont le plafond, rayé
de bandes peintes alternativement bleues et blanches, sem-
blait une toile de tente, — c'était la sarabande des livres
anciens et nouveaux, l'entassement des paperasses... Alphonse
Karr, disait : « Il y a eu l'âge d'or; nous sommes à l'âge du
a 12 LA PROSE DE JEAX AICARD
papier. » Il avait eu cette vision apocalyptique^: le monde
finissant sous la pluie, sous le déluge des gazettes tombant
sans fin, sans fin, d'une chute continue, inexorable, par millions,
par milliards, vomies par ce Stromboli : la Rotative.
Il n'avait pas pour les livres le respect du bibliophile.
Ce n'étaient pour lui que des instruments de travail, mais
qu'on ne ménage pas. Il n'était pas rare qu'au lieu de copier
une citation dans un livre, fùt-il précieux, il déchirât la page
qui l'intéressait-
11 avait deux grands chiens du Saint-Bernard, à la démarche
puissante et onduleuse, aux attitudes léonines. Il aima tou-
jours les chiens.
«
* *
Mon chien et moi, nous fûmes ses hôtes à plusieurs reprises.
Mistress Flora était une Saint-Germain d'une très grande
beauté; aussi dédaigneuse que belle, elle justifiait le proverbe
espagnol : « c'est à son dédain que tu reconnaîtras la belle
femme. »
Un soir, je dis tout à coup à Alphonse Karr: « Et mon
chien }... il était là tout à l'heure... j'ai le sentiment qu'il s'est
perdu ! » Je sortis vivement, j'appelai. Un aboiement de
détresse, lointain, me répondit. Trompé par les échos, par les
bruits de la mer, je ne pris pas la bonne direction. J'appelais
toujours. Flora répondit longtemps... je compris, tout à coup
que je faisais fausse route. Je rebroussai chemin, je courus
jusqu'à la ville. Plus rien. Ce fut une triste nuit. Le lende-
main matin, mon enquête m'apprit qu'un chemineau avait été
aperçu entraînant mon chien d'une corde. Je télégraphiai aux
diverses communes environnantes et nous attendîmes.
Le troisième jour, une dépêche m'annonça que mon chien,
ayant au cou un bout de corde rompue, était retrouvé. Il était
au Muy, à six lieues de Maison-Close et la dépêche m'arrivait
à dix heures du soir ! Mon chien étant en sûreté, je pouvais
sans doute attendre au lendemain pour l'aller quérir. Faire
POBTRAITS LITTÉRAIRES 2l3
atteler sur le champ, c'était un peu toute une affaire ! arriver
à minuit et demie dans un village, réveiller un garde-cham-
pêtre dont on ignore l'adresse, repartir sans dételer, rentrer
chez ses hôtes et troubler leur sommeil à trois heures du
matin, c'est bien des histoires pour le plaisir d'embrasser un
chien quelques heures plus tôt. J'en éprouvais pourtant un
grand, un invincible désir. J'allai dire à Alphonse Karr, avec
une certaine timidité : « ... Je crois que je vais y aller... tout
de suite... chercher mon chien }... » Il y avait dans le ton dont
je prononçai ces mots, comme dans mon attitude, une hésita-
tion volontaire. Je pensais : c S'il trouve que je suis d'une
sentimentalité exagérée, je le verrai bien à sa réponse... »
Elle ne se fit pas attendre, la réponse. Alphonse Karr leva
vers moi un regard sévère... Eh ! quoi ! avais-je douté de
lui>... Il prononça simplement : « Si vous n'y alliez pas tout
de suite... je vous mépriserais. »
Avec cet homme-là, on savait à quoi s'en tenir.
La villa qu'habitaient ses enfants et ses petits-enfants était
à l'autre extrémité du jardin.
Par les soirs d'hiver, dès qu'il entendait la cloche qui appe-
lait au dîner, il allumait sa lanterne. Chaussé de gros sabots
et la lanterne en main, il avait l'air de chercher un homme ;
et, au fait, il n'a pas fait autre chose toute sa vie durant. Il
convenait du reste en avoir rencontré au moins un : et ce
n'était que Lamartine.
La cloche ayant sonné, sa lanterne au poing, il descendait
les quatre marches rustiques de son seuil, lequel était encadré
de la plus étrange et de la plus délicieuse tonnelle qui fut
jamais... Sous les rosiers grimpants, enchevêtrés, dans des
terre-pleins soutenus de « murettes » la lueur de sa lanterne
faisait reluire au passage les feuilles solides et sombres des
camélias. Nous voici dans le jardin. Les branches amies nous
caressent au passage... voici le perron de Vilh-marine où
nous attend le repas...
ai4 LA PROSE DE JEAN AICABD
Un soir, le vieil athlète, que j'accompagnais, buta, en dépit
de sa lanterne, contre la première marche du perron. Je crus
qu'il allait être précipité sur l'angle des marches, et, d'un
mouvement instinctif aussitôt réprimé, j'avais étendu les
mains... Fausse alerte. Il avait déjà repris son aplomb et,
moi, j'avais mis mes mains dans mes poches, ne m'étant
aperçu de rien, comme l'exigeaient mon respect et mon
affection.
Mais ne croyez pas qu'avec un tel personnage on pût dissi-
muler même un honnête sentiment. Le vieux maître, redressé
de toute sa taille, élevait sa lanterne au niveau de mon visage.
Je le regardai d'un œil que je tâchai de rendre innocent. Je
devais avoir l'air d'un chien qui s'efforce de mentir, dont les
yeux essaient de refléter autre chose que la pensée qu'il s'agit
de dissimuler. Avec le rayonnement de la lanterne, le regard
de l'homme me pénétra : « Eh ! eh ! dit-il, vous croyez que je
ne vous ai pas vu, vous ? Vous avez vos mains dans vos
poches, hein > vous avez rentré votre geste > Quand vous
avez été sûr que j'avais rattrapé mon faux pas, que votre
secours était inutile, vous vous êtes dit : « Ne lui laissons
« pas deviner que j'ai eu peur pour lui et que je sais qu'il est
c vieux. Laissons-lui le mérite de s'être relevé tout seul ! »
C'est bien ça hein > Apprenez donc qu'il n'y a rien de plus
poli, de plus gentil que ce que vous avez fait là !... oui, oui,
c'est gentil, ça ! »
Et nous montâmes le perron, moi très ému. Et je le suis
encore en rapportant ce souvenir. On dit que le respect pour
les vieux est aboli. C'est regrettable. Les jeunes y perdront
le charme quasi-divin de se sentir longtemps remerciés par
des âmes en allées... Je ne crois pas qu'aucun mot de femme
m'ait jamais pénétré de plus de tendresse que le mot de ce
vieillard debout au seuil de la mort, et tourné vers moi, tenant
haut dans la nuit sa lanterne chercheuse d'âmes...
PORTRAITS LITTÉRAIRES 2l5
Maintenant, il dort sous les chênes-lièges du cimetière de
Saint-Raphaël. Les petits enfants sont devenus de grandes
personnes. L'un d'eux, M"e V. Bouyer-Karr, vient de faire
ses débuts littéraires. Elle a publié sous ce titre : Cœur
Rebelle, un livre qui contient un roman et plusieurs nouvelles
d'une belle couleur provençale. Il ne m'appartient pas d'en
parler ici plus longuement. Ce que je peux dire, c'est que j'ai
aimé ce livre comme il l'eût aimé, lui... « Ici-bas tous les
lilas meurent... » oui, mais tous les lilas refleurissent.
Avec joie aussi j'ai vu le projet du monument d'Alphonse
Karr salué à Paris comme en Provence par la sympathie
publique. Le monument sera inauguré au mois de janvier
1906. Ce sera un buste de bronze mesurant im.jo de hauteur,
posé sur un bloc de porphyre brut, haut de 3"» . 80. Au pied
de ce socle, qui déjà est debout, là-bas, au bord de la mer,
sur le chemin qui mène à Maison-Close — on verra le filet du
pêcheur, l'arrosoir du jardinier et, parmi des fleurs coupées,
— les livres du maître écrivain. A côté de ces livres, j'avais
demandé au sculpteur de poser, réelle et symbolique, une
lanterne... Tout le monde eût compris (je le croyais du moins),
que cela voudrait dire : « Celui-ci chercha des hommes. » Et
à nous, les familiers, ce détail eût rappelé les traversées
nocturnes, dans le jardin, l'hiver... Or, je suis allé voir la
maquette du monument, l'autre jour... La lanterne était là, sur
les gros volumes épars au milieu d'une jonchée de fleurs...
mais j'eus l'impression qu'elle ne s'expliquait pas. Et puis,
au pied de ce bloc énorme de porphyre brut elle avait l'air
d'un joujou perdu... d'un enfantillage... Alors, nous l'avons
enlevée... Il le fallait, mais je la regrette : Vous savez
pourquoi.
3 mai içoS.
l6 LA PROSE DE JEAN AICARD
Pierre Loti.
A Sullx-Prudhomme.
Nous parlions, l'autre soir, de Pierre Loti, et comme je
vous disais que je ne tarderais pas à le voir à bord du Formi-
dable, vous m'avez chargé, mon cher SuUy-Prudhomme, de
vos meilleures amitiés pour lui.
Pourquoi lui faire attendre cette joie, quand le journal est
là, qui rejoindra l'escadre, d'un coup d'aile assuré, et plus
tôt, mieux peut-être que la parole, portera à cette âme de
douleur le doux salut de votre âme douloureuse >
Oui, entre vos deux esprits, si différents, je vois des
ressemblances profondes, dignes d'être notées.
Vous êtes, entre tous, Pierre Loti et vous, mon doux
maître ami, deux orphelins de Dieu inconsolés; vous, né
catholique; lui, protestant.
Quand le temple huguenot, aux murs nus, froidement nus,
est vide de Dieu, — quelle entière solitude! Les yeux mêmes
n'ont plus où se prendre ! La vision du Dieu une fois abolie,
le temple apparaît tel qu'il est : sans parure, sans parfum,
sans vie. On dirait une tombe vaste, qui attend et qui
appelle.
Au contraire, quand Dieu certain n'habite plus l'église
catholique, tout l'idéal humain y palpite encore dans la
sonorité des dalles et des voûtes, y flamboie avec les rosaces
multicolores, s'y épanouit avec la gloire des Rubens et des
Raphaël.
Le Dieu mort a partout, ici, laissé la trace vivante des
désirs merveilleux qu'il a inspirés. Tout, à jamais, est ici,
plein de son souvenir, et la réalité de pierre porte les traces
de la beauté qu'on lui rêvait. L'église, déserte, l'affirme
toujours.
Ainsi l'âme incroyante, qui fut catholique, ne se trouve pas
dévastée. Elle est ornée et consolée, amusée encore par les
vestiges indestructibles de son rêve nuptique.
PORTRAITS LITTERAIRES 217
Saisi par la négation ambiante, Loti, ce protestant, élevé
dans la croyance rigoureuse de ses pères, a senti tout à
coup l'idée de Justice éternelle se dissoudre en lui comme
un rêve d'enfant, et son âme a connu la solitude entière, le
vide sans nom, sans forme, sans couleur, les limbes du Moi !
Certes, cette aventure, la perte de la foi, est commune à
beaucoup d'autres. Comment donc se fait-il qu'elle ait
déterminé chez celui-ci cette permanence de désolation >
Il faut bien voir que nous avons sous les yeux une âme
organisée merveilleusement pour la douleur, une âme, en son
essence, semblable à la vôtre, à celle des écoliers martyrs
dont parle votre Première Solitude :
On voit dans les sombres écoles
Des petits qui pleurent toujours...
Je connais un iris tigré qui est une fleur d'avril, mais qui,
de par sa nature vitale, est triste à voir comme la mort : il
naît et vit en deuil, un deuil gris mille fois plus triste que le
noir, et, quand l'immortelle d'or l'aperçoit, elle se dit, par
comparaison : « Ne suis-je pas la joie elle-même ? »
Le désespoir de Loti, c'est le vôtre, à vous qui avez dit :
J'ai beau crier: « Seigneur! Seigneur ! êtes-vous là ?»
Je ne sens rien du tout devant moi... C'est horrible !
Ce désespoir, vous le faites comprendre même à qui n'en
connaît rien, parce qu'il n'apparaît chez vous que par inter-
valles et qu'alors vous l'analysez avec précision. Ce qu'on en
comprend moins chez Loti, c'est la permanence, sous l'expres-
sion flottante.
Ce qui n'est, pour d'autres, que la vision vite évanouie
d'une nuit mauvaise, c'est son cauchemar fidèle. Devant
l'abîme de Pascal, il a beau déployer l'univers entier —
comme un écran opaque brodé de fleurs, de rayons, de figures
10
ai8 LA PROSE DE JEAN AICABD
de femmes — son regard, lucide effroyablement, passe au
travers de toute la matière, et, obstiné à son vertige, il voit
toujours, sans cesse, partout, ces espaces d'infini silence qui
effrayaient Pascal, le lieu du néant, le vide !... il n'y a pas de
justice, pas de raison d'être... il y a : Rien !
Vous deviez, vous, Sully-Prudhomme, vous rapprocher de
ce grand triste, votre frère en douleur, dont l'œuvre a saisi
mystérieusement tant d'âmes, parce qu'elle est, en secret,
l'expression du désespoir transcendant qui fait le fond com-
mun de la douleur des modernes.
Quand vous avez fait ce poème lucrétien : la Justice, vous
avez conclu par un appel de noyé aux énergies obscures,
mais certaines, de la conscience. Vous avez hésité, je le
sais; mais, enfin, vous avez poussé ce cri ! Quand vous avez
terminé les Destinées, vous avez reposé votre esprit dans ce
vers ambigu :
Je m'abandonne en proie aux lois de l'univers.
» En proie » veut dire que vous croyez à la férocité des
lois du monde, mais « je m'abandonne » marque je ne sais
quelle détente de votre âme dans une vague et suprême con-
fiance.
Votre négation, à vous, catholique, n'est qu'une forme du
doute ; votre doute n'est qu'une colère de l'espérance impuis-
sante à se prouver à elle-même sa légitimité. Si fort vous indi-
gne l'injustice que vous donnez, par votre indignation même,
la plus haute idée possible de la justice. Dans votre église
privée de Dieu, tout est divin. La prière y sanglote encore
au pied des autels dépouillés, et l'idéal humain, sorti de votre
cerveau, est la réalisation commencée d'un dieu qui s'ignore.
C'est lui, c'est Loti que je plains. Il habite partout sa tombe ;
elle le suit.
Convenez, mon ami, que ce n'est pas là matière à conversa-
tions mondaines. Et même parmi les plus intellectuels, com-
bien peu s'intéressent à ces mélancolies de cloître, qui dorment
en eux pourtant, mais qu'ils veulent, avant tout, ne pas réveiller.
PORTRAITS LITTERAIRES 219
Ni VOUS, ni Pierre Loti, vous n'avez, pas même une heure,
cette gaîté un peu railleuse d'elle-même. Vous êtes irrémédia-
blement des tristes, par nature, comme l'iris tigré. Vous tramez
tous les deux, selon votre expression, « l'incurable envie de
quelque paradis lointain ».
Vous, sédentaire, mais actif contre vous-même, vous deman-
dez à l'analyse de vos doutes, éternellement, d'aboutir à une
affirmation. Alchimiste de votre âme, vous la jetez au creuset
dévorant, avec l'espoir, incertain mais tenace, de trouver, au
fond de l'éprouvette, un diamant. Et votre travail d'analyse
éveille en nous, qui y assistons, un goût d'énergie, un désir,
toujours renouvelé, d'espérer.
Loti, lui, debout sur la passerelle de son navire, actif par
profession, mais l'âme inerte, sans nulle foi dans l'effort,
regarde, d'un œil vague, flotter autour de lui le spectacle
changeant de l'illusion étemelle.
Le bouddhiste qui rêve croit, lui, du moins, que la succes-
sion des formes périssables est l'échelle nécessaire qui mène
l'infini des êtres à l'unité finale, à la conscience unifiée. Mais
cette âme-ci a tout perdu. Rien n'est. Rien ne sera
Et alors, les soirs en mer lui racontent sans cesse
reff"royable lutte des êtres qui. néant elle-même, fait du néant
La mer qui, des amoureux, fait d'éternels absents, lui évoque
l'océan sans bords, sans fond, du temps et de l'espace, de la
vie sans conscience ni justice. Les soleils couchants, sur tous
les horizons, saignent pour lui le sang intarissable des éter-
nels martyrs de vivre ! Le bateau craque, cercueil immense,
qui flotte... Et, sous la quille, il y a des profondeurs qu'on
ignore, entrevues à travers des transparences glauques... C'est
là-dedans, voilée de ces transparences mortelles, que je crois
voir errer son âme noyée, aux yeux ouverts, immobiles. Beau
regard, plein d'infini, plein d'ignoré et qui n'appelle même
plus ! il parle, pourtant, et ce qu'il dit, c'est la dernière des
paroles de mort : « La pitié même est inutile. »
Il vente 1
C'est le vent de la mer qui nous tourmente !
320 LA PROSE DE JEAN AICARD
Je ne sais pas de douleur si grande, je n'en sais pas de plus
noble, de plus digne de vous, mon cher Sully-Prudhomme.
Avez-vous lu Viande de boucherie? Le sanglot humain
jamais ne fut si déchirant. Un bœuf va mourir. Il n'y a plus
que deux bœufs à bord. Et celui qui voit partir l'autre pour
regorgement, ayant vaguement compris, lui meugle un adieu
de frère... Alors un matelot s'approche et, pendant qu'on
égorge l'animal, il prend sur sa poitrine la grosse tête de celui
qui doit survivre quelques jours encore... xMais comment
résumer ce chef-d'œuvre de trois pages, incomparables !...
Caresse inutile !... Tous les bœufs seront mangés. On n'arrête
pas un navire en marche pour sauver une bête. On ne prive
pas de viande fraîche tout un équipage, parce qu'un cœur
d'homme a entrevu l'amour... La pitié même est inutile.
Ainsi, la pitié, notre seul recours contre les insécurités de
la vie, — qui est livrée aux forces inconnues, — devient sur-
croît de douleur quand celui-ci y touche ! vous sentez cela
affreusement, vous le poète des Vaines tendresses I
Ames désolées, tant assoiffées d'éternel que le bien d'une
heure ne suffit pas à vos existences d'un jour 1 Retirez-la donc
de l'existence si brève, cette seconde si vaine, et dites-nous
ce qui reste d'une vie que le désir et le regret tour à tour de
cette seconde font trouver si savoureuse 1...
Douloureux et cher Loti ! Aimer la pitié, la pratiquer — et
la croire inefficace !
Sait-on rien de touchant comme l'action chrétienne de ce
rêveur qui, par la puissance de la sympathie, par un effort de
cette pitié qu'il juge inutile, a tenté d'élever jusqu'à lui un
humble : Mon frère Yves... Hélas ! là encore, il a conclu, ou
presque, à l'inutilité de l'effort ! Yves n'est pas sauvé : il
restera un damné de l'ivresse. A quoi bon, alors, la descente
de l'esprit sauveur jusqu'aux pauvres âmes obscures ? Tire-
toi de là, chrétien, si vraiment ta pitié est fille du Ciel !... Oui,
POETRAITS LITTER AIRES 221
certes, elle lest : elle change en purgatoires les enfers, en
paradis les purgatoires. Par elle, il n'y a plus de « toujours »
— puisque, par elle, il y a « répit », ne fût-ce qu'une seconde.
Si la continuité de la douleur est rompue, il n'y a donc plus
de vrais damnés.
La pitié qu'on donne n'apaise pas seulement, pour un instant,
ceux qu'elle visite : elle console, pour toujours, ceux de qui
elle vient. Elle affirme en eux, pour eux, la solidarité humaine
contre les nuisances universelles. Elle crée la sécurité, pre-
mier élément du repos.
C'est par elle, parce qu'il a su être le frère des simples, que
Pierre Loti nous donnera encore quelque admirable livre,
digne d'être comparé à ces deux chefs-d'œuvre : Pêcheurs
d'Islande et le Mariage de Loti.
Parce qu'elle est protestante, son âme incroyante est dévas-
tée. Parce qu'elle est chétienne, elle sera consolée, et elle
deviendra consolatrice.
Il ne sait pas lui-même tout le bien qu'il a fait déjà. De plus
prés qu'autrefois, grâce à lui, ne les aimons-nous pas mainte-
nant, ces matelots et ces pêcheurs, que si fort tourmente le
vent de la mer ! Et — chose étrange ! — un lien subtil comme
un fil de la Vierge ne rattache-t-il pas nos cœurs au cœur de
ces femmes lointaines, de races diverses, dont il nous a conté
les brèves, mélancoliques amours, toujours au bord d'un
départ !
Grâce à Aziyadé, est-ce que l'Orientale aux sourcils peints,
avec ses deux grands anneaux d'or aux oreilles, n'a pas cessé
d'être pour nous la banale esclave des contes } — Combien
Rarahu nous semble touchante ! — Et la petite Mousmée elle-
même (qui n'a pas beaucoup d'âme) ne l'aimons nous pas,
malgré tout, comme une créature humaine >... Aucune de ces
filles des hommes n'est plus pour nous la sauvage inconnue.
Elles nous sont devenues des sœurs d'exil et de regret. Bien
2a a LA PROSE DE JEAN AICARD
véritablement notre tendre Loti a élargi pour tous l'horizon
de la sympathie — où commence la charité.
Disons-lui cette chose heureuse, à ce désolé. S'il vient à
croire à l'efficacité de la pitié, combien s'allégera son coeur !
Quel chant apaisé nous chantera-t-il }
Un esprit tel que le vôtre peut lui communiquer peut-être
un peu de la foi qui sauve, car vous avez dit :
Une heure de soleil fait bénir tout le jour 1
Je voudrais lui voir aimer, pour cette heure-là, la douleur
même!
Des sages tels que vous mon cher Sully-Prudhomme, sont,
de l'aveu commun, l'honneur d'une époque. Votre sympathie
attentive et raisonnée va visiter, comme un bienfait, ce morne
rêveur... Rien n'est, en vérité, énergique et fortifiant comme
la douceur tendre... Et lorsque, l'autre soir, après m'avoir
parlé de lui si longtemps et si tendrement, vous m'avez
chargé de lui répéter vos paroles, il m'a semblé que j'allais
porter à une âme de Dante — un salut de Virgile.
i8qi.
Il y a quelque vingt-cinq ans, je me trouvais, à Toulon, chez
un de mes amis marins, qui était en train de boucler ses
malles pour un voyage en lointain pays. Nous étions plu-
sieurs; nous bavardions, la cigarette aux doigts. Quelqu'un
frappa à la porte... « Entrez ! Tiens, c'est vous, Viaud?
Bonjour, Viaud ! » Présentations.
Dans M. Viaud, pas un instant je ne devinai Pierre Loti.
M. Viaud me parut sympathique, sans que la littérature y
fût pour rien. II était entré avec un visage un peu fermé, froid.
Cinq minutes après, il souriait, à la française, de tout un peu ;
la conversation, dans laquelle il jetait de temps en temps une
parole narquoise, pétillait. Dans cette chambre, où flottait
cependant une mélancolie d'adieux, on était vraiment gai.
PORTRAITS LITTÉRAIRES 223
Puis, tout à coup, la figure de ce M. Viaud me parut se
fermer de nouveau... Le visiteur n'était plus là. Son corps
astral sans doute l'avait quitté. Sur un mot de l'un de nous,
qui avait évoqué un paysage de Stamboul ou du Caire,
M. Viaud s'était élancé subitement, comme sur un tapis
magique, et il s'en était allé, sans avertir personne. Nous
n'avions plus avec nous qu'un M. Viaud, lieutenant de vaisseau
en uniforme, et qui paraissait éprouver de l'ennui... sans
impolitesse, puisqu'il était visible que nous n'en étions point
cause.
M. Viaud était ailleurs... Et M. Viaud, de fait, se retira
bientôt à la recherche sans doute de son double.
Il n'était plus là depuis longtemps, et l'on avait parlé de
beaucoup de choses encore, quand je fus interpellé par le
maître du lieu :
— Dites donc, que pensez-vous de Loti, vous t
— Je pense que c'est un écrivain doué par les dieux. Ou
plutôt, ce n'est pas un écrivain, c'est un magicien qui écrit
sous la dictée de quelque fée... Voilà ce que j'en pense.
— Bon I c'est entendu ! mais de sa personne que dites-vous :
— Moi > ce que j'en dis ? je ne l'ai jamais vu.
— Quelle plaisanterie ! c'est lui qui vient de sortir.
— Ah bah?... Eh bien ! cela ne m'étonne pas. Seulement,
lui, Loti, je ne l'ai pas vu. Loti n'est pas venu ici. Il ne nous
a pas parlé. Il était absent de M. Viaud, et, dès qu'il a appelé
M. Viaud, M. Viaud est parti, pour causer avec Loti, sans
nous : voilà ce que je pense de Viaud-Loti.
Ma réplique fit rire ; elle fut trouvée fantaisiste, elle a été
juste ; et je crois bien que beaucoup de personnes croient
avoir vu Pierre Loti, avoir causé avec Pierre Loti, diné avec
Pierre Loti, connaître enfin Pierre Loti, lorsqu'elles ne
connaissent qu'un certain M. Viaud, toujours un peu ennuyé
d'être séparé de Pierre Loti. J'entends dire parfois : « J'ai
vu Loti : il a l'air glacial. » Ou bien « A-t-il l'air dédaigneux,
ce Loti ! A dîner, hier, il n'a pas proféré une syllabe... Il m'a
paru plein de lui-même, comme gonflé de sa gloire !» Eh !
224 LA PROSE DE JEAN AICARD
bonnes gens, pas du tout ! Vous n'avez vu que M. Viaud, et
M. Viaud absent de lui-même, vous dis-je, à la recherche de
Loti, qui court éternellement les deux mondes et même (et
peut-être : surtout) l'autre monde.
Quand, il y a vingt ans, Julien Viaud se maria, à Bordeaux,
je me rendis auprès de lui. Le soir, à la fin du repas de
famille, François Coppée se leva et, portant la santé des
nouveaux époux, il fit l'éloge de Pierre Loti. Du joli discours
de Coppée je n'ai retenu, mais pour toujours, que ce mot
saisissant : « Pierre Loti, cet enfant... qui n'a que du génie».
En effet, il n'a pas autre chose. Et qu'est-ce que ce mot veut
dire ? Il veut dire que les qualités du métier d'écrivain, celles
qu'on peut acquérir à force de travail et de volonté, la
maîtrise qui se crée elle-même, lentement, se rend compte de
ses procédés, les discipline et les dirige à sa guise, rien de
tout cela n'a le moindre rapport avec Pierre Loti. Loti écrit,
comme un médium, sous la dictée de l'Invisible. Les poètes,
qui ont tout dit, ont su dire cela : « Je dictais, Homère
écrivait » A Loti, mieux qu'à aucun autre, s'appliquent ces
beaux vers de SuUy-Prudhomme :
J'écoute en moi pleurer un étranger sublime
Qui ne m'a jamais dit sa patrie et son nom.
C'est sans doute pour chercher sa patrie terrestre essen-
tielle que Loti se fit marin et fut un si grand voyageur. Il est
surtout oriental, et c'est peut-être par là que je me sens si
près de lui, mais c'est un oriental d'hypogée, évocateur de
ténèbres dans la lumière et de lumière dans la ténèbre.
Sa puissance d'évocation est singulière; sa faculté de
transformation personnelle n'est pas moins étrange. Il lui est
arrivé de m'envoyer, pour un bal costumé, une valise conte-
nant un habillement complet de Maure ou d'Indien, car il
possède une collection de beaux costumes exotiques. Revêtu
PORTRAITS LITTERAIRES 330
de la somptueuse robe d'un prince oriental, je ne me sentais
pas moins, je l'avoue, un Provençal — qui croit, il est vrai,
tenir de ses ancêtres lointains quelque chose de l'âme d'Orient
— mais enfm, je me sentais moi-même déguisé. Rien de sem-
blable pour Loti. Il a le don de revivre, à volonté, ses vies
antérieures d'Égyptien ou d'Hindou ; et, subitement, le cos-
tume achève de lui donner le sentiment de la réalité que
devient son rêve.
Un bal costumé n'est pas pour lui l'amusement, la distrac-
tion d'une nuit : c'est la transformation de tout l'être, c'est
une vie réelle vécue ; et la nuit rêvée prend pour lui la durée
des ans vite enfuis ; il y rencontre les figures, les peuples,
les rois, dont il a adopté le vêtement pour un soir. Il est
chaque fois un autre, car c'est sa nature propre d'être innom-
brable consciemment, lorsque les êtres du vulgaire ne sont
innombrables que dans le subconscient.
Et voilà ce qui explique ses musées, ses maisons machinées
de Rochefort, où se rencontrent une salle gothique, un palais
arabe, un temple bouddhique dans lequel, sans cesse, veillent
des lampes sacrées... Amusette> A coup sûr, aux yeux du
public. Originalité voulue > Assurément, aux yeux des scep-
tiques, ou plutôt de ceux qui sont incapables de comprendre
que le surnaturel n'est pas le « hors naturel » mais bien le
mystère dans l'homme, le divin.
En réalité. Loti a un habitacle pour chacune de ses âmes,
ou plutôt pour quelques-unes d'entre elles. Et ceux mêmes qui
ne comprennent pas, n'ont qu'à saluer bien bas, car c'est à la
nature infiniment multiple de Pierre Loti, à cette âme qui
exige diverses demeures et des temples divers, que nous
devons les bonheurs infiniment variés et merveilleux qu'il
nous a donnés.
Quand l'Académie française m'a fait la très grande joie de
désigner Loti pour répondre à mon discours de réception, je
reçus de lui ce mot significatif, nullement mystérieux : « Je
10.
326 LA PROSE DE JEAN AICAKD
mentends à faire de la critique comme un ours à ciianter des
romances. » Cher grand ami ! quelle corvée on lui a imposée
là ! Mais soyez tranquilles ! A propos de Coppée ou même de
moi, l'Invisible lui dictera sur la mort, sur les effrois de l'in-
connaissable, des paroles qui vaudront mieux que toutes les
théories critiques imaginables !
Vous rappelez-vous la Visite merveilleuse de Wells: C'est
l'histoire d'un ange, personnage ailé, qui s'est aventuré dans
l'atmosphère terrestre. Ne pouvant plus rentrer dans son ciel,
l'ange doit, par un enchaînement de circonstances inévitables,
se résigner à vivre parmi les hommes, et même parmi les
bourgeois — enfin « dans les salons! » L'ange a une redin-
gote, il a un habit, il met des gants, et il va en soirée... Un
soir, après un dîner dans le monde, il aperçoit, sur une table,
un objet qui, vous le savez, se rencontre aussi chez les anges :
un violon. Cela lui rappelle le paradis. Aussitôt, sans rien
dire, il se saisit de l'instrument, de l'archet, et il en joue; —
et « le monde » est en extase, subjugué. Lorsque le personnage
énigmatique pose enfin l'archet, une bonne dame vient à lui,
et, lui présentant une partition toute ouverte : * Oh! please,
dear Sir, doplay that, do! » — L'ange prend le cahier, qu'il
tient à l'envers, le tourne et le retourne, sans comprendre, et
murmure : « Qu'est-ce que c'est que ça? » Cet ange adorable
ne savait pas la musique. Et c'est justement ce que pourrait
répondre M. Viaud, quand on l'interroge en croyant parler à
Loti.
Il n'y a jamais que vingt-quatre lettres dans l'alphabet.
Comment les arrange-t-il pour écrire Pécheurs d'Islande.
Aziyadé ou Fantôme d'Orient? Soyez sûrs qu'il n'en sait rien
lui-même. Une seule personne connaît ce secret. Elle est à
Bologne. C'est la Sainte-Cécile.
L'arrangement des mots quelconques qu'il emploie est tout
naturel, et il s'en dégage du complexe et même du surnaturel,
de l'infini. Par le rapprochement inattendu de deux mots tout
simples, il fait jaillir une lueur électrique qui éclaire des
fonds de songe, de ciel ou d'abîme. Si vous parvenez à
PORTRAITS LITTERAIRES 227
expliquer comment cela s'opère, si surtout vous pouvez repro-
duire quelque chose de ce miracle, alors seulement je con-
viendrai qu'il y a là du métier, de l'art, et je proclamerai que
la critique est unepythonisse... Mais je suis bien calme : vous
n'expliquerez rien, vous ne pourrez parodier de Loti qu'une
phrase, comme on peut imiter de loin une fleur, en tortillan
du papier de soie bleu ou rose; vous ne reproduirez ni le
charme, ni le parfum, ni surtout la suggestion.
Loti me fait l'effet de voir la vie par delà toutes les appa-
rences; le spectacle des choses est peint sur un paravent,
opaque pour nous, derrière lequel il voit, lui, au travers des
phénomènes vulgaires, un autre monde qui est de ténèbres,
mais où des éclairs brefs lui montrent de rapides tableaux où
luttent ensemble l'amour transcendant et la mort infinie; là se
lamentent des voix, et l'écho de ces plaintes sonne dans toute
l'œuvre de Loti.
Loti voyageur, en nous donnant la description des pays
qu'il a vus, la colore des tons de ce mystère dans lequel
vague son âme en quête des dieux, à la recherche de cette clef
qui serait l'explication des Choses, et que le Centaure de
Maurice de Guérin nous dit avoir été cachée, à l'heure des
origines, sous une pierre perdue. Où est-elle, la pierre
sacrée ? En tous les pays du monde. Loti, infatigablement,
l'a cherchée. Comme Chateaubriand, il a interrogé les déserts,
les forêts, les montagnes et les mers. L'accent de l'interro-
gation accompagne sa moindre phrase, la plus banale en
apparence. Et ceux-là mêmes que l'énigme de vivre laisse
indifférents à l'ordinaire, sont, malgré eux et sans comprendre
pourquoi, dominés par ce qu'il y a de sacré dans cette litté-
rature d'abîme.
... Mais revenons à la surface des phénomènes et dans la
vie sociale. Me voici à table, à côté de Loti, chez des amis.
Il y a d'autres invités. Croient-ils devoir paraître solennels r
font-ils les importants:- parlent-ils avec pompe de tout ce qui
230 LA PEOSE DE JEAN AICARD
est vain entre les vanités du monde > Alors je regarde
Loti. Il est g-rave comme un Bouddha,.. Mais, tout à coup,
sur son épaule et sur le col de son irréprochable habit ; je vois
apparaître un petit lutin, pas plus haut que le doigt, et qui
rit, et fait une gambade. Pourtant Loti demeure grave plus
que jamais. Je m'explique qu'on le croie tout plein de son
importance ! Or, qu'est-ce que ce petit diablotin qui vient de
m'apparaître, visible pour moi seul, et qui semble lui sortir
du crâne > C'est, mon bon monsieur, sa pensée de derrière la
tête, qu'il veut bien me montrer, et qui s'amuse mélancoli-
quement. Sans un mouvement de sa personne rigide, les
lèvres à peine décloses, Loti murmure un mot drôle que je
devine plutôt que je ne l'entends. C'est une gouaillerie fine,
fine, imperceptible...
Et voilà que le petit lutin, un homonculus très gai, très
terrestre, très français, que Henri Heine eût adoré, voilà que
le petit diable, vêtu par badinage comme un Méphisto d'opéra,
se met à bondir en cabriolant par-dessus toutes les assiettes
de tous les convives, fait une humble révérence au plus spi-
rituel, une grimace au plus sot, une courbette ironique devant
la plus laide, envoie un baiser à la plus jolie, et enfin, la tête
la première, plonge dans une coupe de Champagne, où il se
noie parmi une écume pétillante comme de l'esprit.
— «Mon Dieu! >, dit mon voisin «que M. Loti est donc
grave et solennel !» — « Eh ' mon Dieu, oui, cher monsieur. »
Et de nouveau, je regarde Loti curieusement. Oh ! oh ! qu'est
ceci > Le petit lutin qui était sa pensée de derrière la tête
vient à peine de se noyer dans la liqueur française que Loti,
à mes yeux du moins, est devenu tout pâle... Il ne s'agit que
d'une pensée folâtre qui meurt, et dans du Champagne
encore !... C'est égal, l'idée de la mort vient d'entrer dans Ta
salle, de s'asseoir au banquet, et tous les convives, pour
Loti, sont aussitôt devenus des spectres...
Et voici que j'aperçois distinctement derrière lui, non plus
un petit lutin pourpre et sautillant, comme tout à l'heure,
mais une figure de ténèbres qui, lentement, grandit. Elle est
PORTRAITS LITTERAIRES SiQ
immobile et debout, c'est une momie dont le masque, à peine
déformé par des siècles de mort, ressemble étrangement au
masque de Loti impassible. Qu'est-ce que cela? Les deux
profils, si on les superposait, coïncideraient. La momie
spectrale semble copier le convive bien vivant. La face du
vivant convive reproduit celle de la formidable momie... Que
vient donc faire ici Sésostris en personne > Pourquoi cette
ressemblance criante entre l'hôte des hypogées qui bordent
l'avenue des siècles, et le convive de cette jolie salle à
manger parisienne r Quelles affinités innommées ont attiré ici
le royal fantôme ? Pourquoi celui qui, avec des mots inenten-
dus jusqu'à nous, parle si bien de ce qui se lamente au fond
des sépulcres, ressemble-t-il si fort à ce Maître des sépulcres
silencieux >
— « J'ai dîné hier à côté de Pierre Loti. Le croiriez-vous !
Il n'a pas dit un mot ! Il ne paraissait pas s'intéresser le moins
du monde à ma conversation.
— Eh ! cher monsieur, je le crois bien. Vous étiez à côté
de Loti, mais derrière lui, voyez-vous, il y avait Sésostris, et
ça lui donnait des distractions. »
Décembre 1909.
Chantecler
d'Edmond Rostand.
CE QUE j'ai vu sous LES PLUMES.
La page que voici n'est point œuvre de critique. Je n'ai
même pas le droit d'usurper ici le rôle d'un juge. Charmé, je
dirai pourquoi je le fus.
Le Chantecler d'Edmond Rostand incame le Poète, dont il
nous explique les aspirations, les illusions, les rêves soli-
taires et l'utilité sociale.
Chantecler, c'est le poète, le chanteur, l'artiste, — mais
c'est l'artiste, le chanteur, le poète de France.
a3o LÀ PROSE DE JEAN AICARU
Dans cette épopée dialoguée que nous donne aujourd'hui
l'auteur de Cyrano, le Coq, dès son apparition, lance un
hymne en l'honneur de la symbolique lumière, clarté d'esprit
et clarté de langage.
Sans la lumière, point d'art et point de joie :
O soleil, toi sans qui les choses
Ne seraient que ce qu'elles sont!
Les choses, sans la lumière, ne seraient que des corps, de la
matière relevant de la seule analyse, et dépouillées de tout
charme. Pour l'artiste qui a le vrai sens de la vie, elles sont
au contraire ce qu'elles paraissent être. L'illusion brillante est
plus belle que la sombre réalité, et correspond sans doute à
la Vérité cachée. L'intelligence des simples a raison contre
l'esprit des raisonneurs orgueilleux, abstracteurs de quintes-
sence.
Et tout de suite la vérité morale s'affirme :
Mouche active et sonore, je t'aime!
Regardez-la : son vol n'est qu'un don d'elle-même.
Le Merle, — un merle qui a sans doute vécu longtemps
dans quelque jardin de Paris ou de banlieue, — blague, en
faux Gavroche, toutes les générosités du coq ; — c'est le
persifleur qui ne croit à rien.
Bien entendu, Chantecler, Gaulois d'ancienne race, n'est
pas féministe. Au milieu de sa basse-cour, il régne. Il est de
l'avis de tous ses congénères, Molière en tête :
La poule ne doit pas chanter devant le coq!
Son sérail, chose miraculeuse ! se tait quand il l'ordonne.
Dès qu'il parle, plus de caquetages. Et c'est le même silence
impressionnant quand tout à coup tombe sur son peuple
l'ombre de l'épervier qui rode là-haut. Alors, d'un mouve-
ment instinctif qui est un hommage unanime, poulettes, jeunes
coqs, poules et poussins, se pressent autour de lui, tout
PORTRAITS LITTÉRAIRES 33 1
contre lui, implorant la protection du chef unique, du Maître
aux redoutables ergots.
Moment d'amour égoïste, mais confiant, qui éveille au cœur
du spectateur les lointaines émotions de l'enfance :
Cet instinct de vivre blottis
Dure encore à l'âge où nous sommes.
murmure le suave Sully-Prudhorame.
Le danger passé, la vie reprend, vulgaire, indifférente et
ingrate ; mais à lui seul le coq suffit pour nous assurer la
permanence des amours héroïques, latents et toujours prêts.
Pourquoi faut-il qu'une étrangère aux criardes élégances
vienne troubler cette vie régulière, conforme aux lois natu-
relles et à l'antique idéal r
La poule faisane, qu'un chasseur poursuit, arrive à plein
vol, par-dessus les murs de l'enclos et le troublera, apportant
du dehors les instincts, les vanités, les légèretés, les perfi-
dies d'une tout autre race. A ce moment, le merle n'a pas
tort d'être ironique. 11 n'est plus à ce moment le titi du pou.
lailler, mais le Méphistophélès de la basse-cour : il pressent
la déchéance du grand artiste et s'en réjouit avec son imper-
tinence diabolique, justifiée désormais.
Le chien, bonne bête humaine, donne asile dans sa niche à
l'étrangère, à la faisane. Hélas ! sa pitié sera funeste à son
ami le coq. Méfions-nous de la pitié ! Voici, grâce à elle, que
l'ennemi est au cœur de la place. Ah ! bonnes poules de
France, chères petites poules paysannes que Jeanne d'Arc a
connues et aimées, que ne vous révoltez-vous, cette fois,
pour défendre l'intégrité, la gloire de votre race, gallines de
Gaule r
Or, l'oiseau adorateur de la lumière n'a pas seulement
pour ennemi le merle persifleur, qui le poursuit de sa gouail-
lerie acharnée, comme les insulteurs à gages suivaient les
triomphateurs romains ; le chantre de la lumière a naturelle-
ment contre soi tous les oiseaux nocturnes, hiboux, chats-
huants, orfraies et grands-ducs rapaces.
aSa LA PROSE DE JEAN AICARD
Le merle assiste au sinistre conciliabule de ces envieux ;
il est de leur complot, le merle. Ah ! quel affreux merle! Le
genre d'hommes qu'il représente déshonorerait son espèce si
d'innocents oiseaux pouvaient être déshonorés par l'homme.
Chantecler, du reste, dira son fait à ce merle indigne du
nom de merle ; il lui prouvera que, lorsqu'il lui plaît, le
génie loyal peut condescendre à donner la réplique décisive,
et dans leur langage, aux titis malfaisants : le véritable esprit
parisien, lui dit Chantecler, ce n'est pas toi, vilain merle;
c'est le moineau franc. Toi, tu n'es que son plagiaire men-
teur :
Il faut savoir mourir pour s'appeler Gavroche.
Or, le merle a surpris le secret de la force de Chantecler-
Samson, ce secret que tâchera de dérober aussi la faisane-
Dalila.
Quel est-il, ce secret >
Le voici : c'est Chantecler (il le croit, du moins) qui donne
des ordres au Soleil obéissant... Mais oui : le soleil ne se
lève sur le monde que lorsque le chant du coq l'y contraint.
Et pour accomplir tous les jours sa haute mission d'éveilleur
d'aurores, Chantecler a chaque fois un grand, un terrible
effort à faire. Il faut qu'il travaille et se travaille; il doit
gratter le sol de ses griffes, afin de se « planter » à la juste
place où il sera en contact direct avec la terre pleine de
germes, gonflée de devenirs, d'aspirations obscures en mou-
vement vers la lumière ; et son chant, mieux que le vol de
l'insecte, est un véritable don de lui-même :
, Ce chant
N'est pas un de ces chants qu'on chante en les cherchant,
Mais qu'on reçoit du sol natal, comme une sève!
— C'est le cri merveilleux de la terre muette.
Jamais la fonction réelle du poète digne de ce nom n'a été
plus glorieusement expliquée ; ni, non plus, hélas ! jamais ne
nous est apparu si nettement l'abîme d'illusions où l'orgueil
jette les poètes : celui-ci, non content d'être l'humble appel
PORTRAITS LirTÉRAIEES 333
des choses vers la lumière, croit être le verbe créateur qui la
fait jaillir, resplendissante, sur l'horizon.
Hélas ! il avait pourtant assez de tourments d'esprit, et
qu'il nous a contés d'une façon bien touchante ! Oui, il a, ce
coq si fier, ses heures de doute et de découragement; il con-
naît des minutes de détresse où il se demande si la vertu qui
est en lui ne l'aura pas abandonné demain.
Retrouvera-t-il tout son génie à l'heure où il lui sera
nécessaire) Aura-t-il alors la force et la vaillance de pousser
son cri, pour le bonheur des hommes, assez net, assez haut,
assez hardi > Sera-t-il longtemps encore égal à lui-même,
ou... jamais plus? Souffrances de l'artiste, indifférentes à la
plupart des hommes ou ignorées d'eux. Et c'est pour eux
cependant, pour leur joie, que ces tortures sont souffertes.
Donc Chantecler s'imagine qu'il fait lever le soleil et que
sans lui toutes les pauvres créatures seraient privées à
jamais de revoir la douce lumière.
Il pouvait se contenter d'avoir l'orgueil poétique ; il est
tombé à la vanité littéraire. C'est ce qui le perdra.
Le merle, dont l'âme est aussi noire que l'habit, a com-
^-;ploté bassement — au risque d'être croqué par eux — avec
'les oiseaux de nuit : les conjurés ont décidé la mort du coq.
La perfidie du merle, leur complice, poussera Chantecler à
combattre un dangereux coq étranger. Chantecler-Cyrano, le
brave coq gaulois, court au périlleux rendez-vous. Chez la
pintade, il rencontrera et provoquera le bretteur : on y voit,
reçus avec tous les honneurs dûs à leurs titres, les coqs les
plus hétéroclites, les plus inattendus, produits artificiels de
l'aviculture, aux noms excentriques, aux plumages incohé-
rents...
Notre coq au simple costume, au parler net et clair, au
cœur de paysan, bafoue tous ces étrangers baroques et pré-
tentieux. Le bretteur se fâche. Le duel a lieu. Celui qu'on
appelle le Coq tout court, notre coq, celui qui a sa statuette
au sommet de tous les clochers de France, sera-t-il vaincu?
Non, certes. C'est son ridicule ennemi qui tombe à demi mou-
234 LA PROSE DE JEAN AICARD
rant dune blessure qu'il s'est faite « lui-même » avec ses
ergots artificiels. On dirait qu'il s'agit de quelque poète
déliquescent qui s'enferre dans ses propres théories et qui
mourra sans gloire, pour n'avoir pas été assez simple.
Maintenant, c'est le duo de Chantecler et de la faisane, par
une belle nuit, dans la forêt où s'ébattent les lapins, où tra-
vaille le pivert, de l'Académie française, où file l'araignée, où
le rossignol répète son éternelle mélodie.
Pendant que Philomèle chante, les crapauds bavent au pied
de son arbre. Leurs vilains sentiments d'homme, qu'ils
avouent, déshonoreraient leur espèce, si l'innocent crapaud
pouvait être déshonoré par les hommes, mais on sait aujour-
d'hui que le seul tort du crapaud est d'être laid. En réalité,
ses mœurs sont pures ; il est fidèle à sa crapaude, il jette des
cris d'amour qui ressemblent à des sons de flûte, et remar-
quable père de famille, il promène tout comme l'araignée,
avec amour, ses petits sur son pauvre dos pustuleux.
Hélas ! Chantecler dans la forêt s'oublie à prendre un lise-
ron pour un cornet téléphonique. C'est une faute qui achèvera
de le perdre. Il s'est éloigné de la nature ! il a donné dans le
modernisme industriel : tandis qu'il parle au téléphone, la
faisane surprend son secret ; et, femelle perfide, elle en abuse
aussitôt contre lui ; savante en agaceries hypocrites, elle
trouble Chantecler et lui fait oublier l'heure où son devoir est
d'appeler l'aurore.
Et l'aurore s'est levée sans l'ordre du coq !
La femme, l'horrible étrangère, a donc -commis ce crime
d'arracher son illusion vitale, essentielle, à l'artiste, au poète,
au créateur dont l'illusion faisait toute la force !
Mais voici que justement le rossignol, que Chantecler
savait admirer sans jalousie — le sentant son vrai frère
d'âme — vient de tomber sous le coup de fusil d'un homme,
chasseur imbécile ! Chantecler a vu aussitôt un autre rossi-
gnol remplacer le mort... Il y a par le monde des milliers et
des milliers de rossignols, il n'y a qu'un chant de rossignol.
L'illusion à peine morte au cœur de Chantecler, celui-ci
PORTRAITS LITTÉRAIRES 335
retrouvera aussitôt dans une conception \k la fois juste et
mystérieuse des réalités, une raison nouvelle de répéter son
chant toujours le même. Cette raison, c'est que ce chant,
quand la lumière est absente, supplée à la lumière, la crée
vraiment au cœur des créatures ! Et, reprenant son devoir, il
devient d'autant plus héroïque qu'il n'est plus l'inspiré de ses
illusions et de sa foi premières.
A travers ce grand poème, qui exalte la splendeur du
soleil et toutes les clartés des esprits et des cœurs, l'amitié
du chien de garde pour le coq ajoute un doux rayonnement.
A elle seule elle explique la portée de l'œuvre qui nous
dit : « Soyez bons et vaillants ; soyez clairs, aimants et
simples ! »
Chantecler nous avait paru blessé à mort par un amour
perfide, mais voilà que tout à coup, enseigné et grandi au
contraire par son affreuse déception, consolé par l'amitié, il
est retourné avec attendrissement vers ses amours paysannes.
Ainsi, il revient de l'idéal chimérique au juste idéal qu'il
incarne. Cet idéaliste raisonnable marche avec des pattes sur
la terre ferme, mais il sait qu'elle est pleine de germes mys-
térieux, et — des ailes et de la voix — il s'efforce, comme
eux. vers la lumière.
1910.
VI
ESSAIS
Bonté et Politesse'.
Messieurs,
Je suppose que si l'honneur de vous présider échoit aujour-
d'hui à un poète qui s'est toute sa vie réclamé du titre
d'idéaliste, c'est que (sachant bien qu'il ne pourrait vous
quitter sans vous adresser quelques paroles) — vous avez
désiré qu'un instant il vînt vous parler des choses que vous
aimez avec lui.
On dit beaucoup que notre époque est réfractaire à tout
idéalisme. On dit que la bonté est partout mise en oubli par
des générations qui, pressées de conquérir toutes les satis-
factions matérielles, se bousculent et s'entr'écrasent sans
prendre la peine de s'en excuser; on dit que la politesse ne
se rencontre depuis longtemps ni dans les wagons, ni dans
les autobus. Elle ne court pas les rues.
Si tout cela est vrai, il devient opportun de parler bien haut
d'idéal, de bonté et de politesse, entre nous qui aimons
encore ces choses surannées.
Messieurs, ne laissons pas affirmer par les sceptiques que
I. Allocution adressée aux Élèves du Collège Stanislas le
21 mars 1909.
2^8 LA PROSE DE JEAN AICARD
l'idéal c'est ce qui n'existe pas et ne pourra jamais se réaliser
dans la pauvre nature humaine, considérée comme à tout
jamais méprisable.
Ceux qui parlent ainsi ne s'aperçoivent pas que leur mépris
ne peut exister qu'en vertu d'une comparaison tacite mais
idéaliste entre l'humanité qu'ils condamnent et une humanité
meilleure qu'ils rêvent en dépit d'eux-mêmes.
Aussi est-on quelquefois idéaliste inconsciemment, et c'est
la moins bonne manière.
Constatons d'abord que la vie est idéaliste dans son essence.
L'éternel désir, l'éternelle espérance d'un « mieux » hypo-
thétique la renouvellent sans cesse. ,Les esprits les plus
matérialistes affirment que telle est la loi de l'évolution phy-
sique des êtres.
Il serait étrange de voir les mêmes esprits contester à la
vie consciente le privilège de concevoir un idéal et de s'em-
bellir peu à peu de son rêve, comme on voit passagèrement
le regard humain s'embellir tout à coup d'une pure émotion
de l'âme.
Qu'est-ce donc que l'idéal r Ce qui n'est encore que dans
l'idée, un devenir possible; et il y a de faux, de mauvais
idéals — mais quand nous disons l'idéal tout court, nous
entendons, n'est-ce pas r celui qui dépasse encore et toujours
la plus noble vie humaine.
On accuse cet idéal lui-même de bien des méfaits. La vision
de beautés imaginaires, plus ou moins réalisables, détourne
fâcheusement, dit-on, l'idéaliste des vulgaires besognes quo-
tidiennes, le rend inapte à la vie commune, à la banale action
nécessaire, le conduit à l'impuissance par le dégoût de ce
qu'il voit, et par l'orgueil qu'il éprouve d'être le créateur
solitaire des plus chimériques beautés.
Un idéal qui peut entraîner l'égoïsme à de telles erreurs,
n'a pas été revu et corrigé par le cœur ni par la raison ; il n'a
pour lui qu'une beauté païenne; il a oublié de se tremper
aux sources délicieuses de la sympathie humaine ou évangé-
lique.
ESSAIS 289
L'idéal vrai n'entraîne point l'honinie, non pas même
l'artiste, non pas même le savant de génie, à un isolement
stérile. Il impose au contraire le sentiment profond de l'unité
de la vie universelle, c'est-à-dire de la solidarité ; il impose
la pitié, la charité, la bonté... et même la politesse. Rappe-
lez-vous ce cri de Sully Prudhomme :
Un Songe.
Le laboureur ma dit en songe : >< Fais ton pain.
Je ne te nourris plus ; gratte la terre et sème. •>
Le tisserand m'a dit : <■ Fais tes habits toi-même »
Et le maçon m'a dit : « Prends la truelle en main. »
Et seul, abandonné de tout le genre humain
Dont je traînais partout l'implacable anathème,
Quand j'implorais du ciel une pitié suprême
Je trouvais des lions debout dans mon chemin.
J'ouvris les yeux, doutant si l'aube était réelle :
De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle,
Les métiers bourdonnaient, les champs étaient semés.
Je connus mon bonheur et qu'au monde où nous sommes
Nul ne se peut vanter de se passer des hommes :
Et depuis ce jour-là je les ai tous aimés.
L'idéal bien compris relève, aux yeux des travailleurs, leur
tâche quotidienne. Il leur apprend que servir, rendre des ser-
vices, est une dignité. Il leur montre les nobles responsabilités
que comportent toutes les besognes humaines, car toutes se
relient entre elles, chacune étant nécessaire à toutes les autres.
Le poète dont je viens de vous citer le beau sonnet devenu
populaire, disait fréquemment : « chacun de nous a un moyen
bien simple d'assurer la grandeur de la patrie, et c'est d'exé-
cuter pour le mieux, chacun de son côté, notre métier quel
qu'il soit. »
Aussi, la plus humble des tâches est une contribution à cet
idéal : la grandeur, la gloire d'un pays.
Faute d'idéal, les civilisations les plus scientifiques, à leur
24o LA PROSE DE JEAN AICARD
apogée même, ne sont que des barbares perfectionnées, plus
redoutables et moins estimables que la sauvagerie préhis-
torique.
Que si l'idéaliste vient à se montrer orgueilleux de lui-même,
il est facile de le réduire à l'humilité. Disons-lui bien vite
qu'un beau désir d'être sage ne suffit pas, à nous donner la
sagesse. En vérité ce serait trop commode. Nul n'a prétendu
qu'être idéaliste fût un mérite; ce n'est qu'une aspiration, une
tendance, et le mérite ne commence qu'au moment où la
tendance et l'aspiration réagissent contre les instincts par un
effort vraiment actif, sincère et soutenu.
L'idéaliste, le rêveur de chimères, si haut qu'il ait placé
son rêve, n'est qu'un homme, et rien d'humain ne lui est,
hélas 1 étranger. C'est même la raison pourquoi il a conçu
l'idéal. Il s'est regardé dans son humanité faible, instinctive,
misérable — et c'est par mépris de ce qui en lui est trouble
et obscur qu'il a rêvé beau, rayonnant et pur; mais son rêve
ne saurait le transformer d'un coup comme par miracle ; l'étoile
ne peut que le diriger dans la nuit où tant d'autres cheminent
au hasard; il va du moins, lui, vers une clarté.
Rappelez-vous le magnifique vers du père des poètes
modernes, Victor-Hugo :
Du fond de l'idéal c'est Dieu qui nous fait signe.
C'est surtout à la bonté que l'idéal nous convie; mais
prenons biengarde que e toutesls bontés ne sont point égale-
ment recommandables.
La bonté naturelle, purement instinctive, peut être vaine ou
même dangereuse, parce qu'il lui arrive de contrarier, ou même
d'empêcher la justice ; elle est suspecte.
L'idéale bonté exige l'éducation de la bonté naturelle.
Savoir ne pas se laisser emporter au hasard par la bonté
impulsive, c'est-à-dire égoïste, par le plaisir qu'on éprouve à
plaindre et à soulager en soi la souffrance d'autrui, voilà la
bonté utile, surveillée qu'elle est par l'intelligence et la raison.
Et peut-être n'y a-t-il de bonté estimable que celle qui sait
s'allier à la justice dont elle humanise les arrêts sans y mettre
ESSAIS 24 I
obstacle. Savoir même ne point paraître bon, afin d'être juste,
c'est le chef-d'œuvre de la bonté éclairée, son sacrifice divin,
car c'est ainsi que, plus douloureuse, elle se tranfigure en
idéal générateur de bien.
Bonté juste, pitié efficace, êtes-vous des idéals de tous
points réalisables? Non, certes; mais n'est-il pas admirable
que cette innombrable humanité, si imparfaite, puisse con-
cevoir un rêve utile d'irréalisable perfection ?
Messieurs, il faut être idéalistes ; il faut essayer d'être bons
— et (c'est encore un idéal) — il faut être polis.
Politesse, urbanité, civilité, — qu'est cela } sinon civilisa-
tion, c'est à dire réalisation partielle de l'idéal social >
N'oublions pas que politesse signifie, au fond, domination
de soi, effort de bienveillance quand même, respect des autres,
de leurs opinions, de leur conscience, de leur noble valeur,
parfois au contraire de leur misère morale, et toujours et
partout, tout simplement, — respect de la figure humaine.
La politesse revêt parfois, en les rendant plus mordantes,
la malice, l'ironie, la cruauté même des méchants; mais du
moins le masque qu'elle leur impose rappelle à tous et à eux-
mêmes qu'il est mieux d'être bienveillants et aimables.
La politesse peut devenir la forme expressive d'une habi-
tuelle bonté, qui pudiquement répugne à dévoiler ses trop
vifs attendrissements; elle prête aussi parfois une allure
enjouée aux plus magnifiques héroïsmes. Elle est une gloire
chevaleresque, bien française... Nous avons ici le droit et le
devoir de saluer au passage le panache de Cyrano.
Avouons cependant, messieurs que ce n'est plus le temps
aujourd'hui et je le déplore d'aimer avec excès la politesse :
£lle est devenue un idéal trop périlleux. Une anecdote va vous
expliquer ma pensée sur ce point.
Avant le règne de l'auto, on a pu voir un jour ceci. Un
vieillard, d'ailleurs illustre, dans un omnibus parisien se
trouvait assis à côté d'une voyageuse d'un certain âge et qui
lui était inconnue.
Quand elle fut pour descendre, l'homme de génie se leva,
11
2^2 LA PROSE DE JEAN AlCAUD
descendit avant elle du lourd véhicule, et piétinant dans la
boue de la rue, il tendit à la dame sa main courtoise. Il
comptait bien, et sans même y songer, que le conducteur très
poli lui donnerait, par égard pour ses beaux cheveux qui
étaient tout blancs, le temps de remonter en voiture. Vous
devinez qu'il n'en fut rien. Tandis qu'il saluait très bas, les
chevaux repartirent au grand trot et le pauvre grand homme,
c'était M. Michelet, regarda piteusement s'éloigner l'omnibus
où pas une seule personne ne put imaginer une seconde qu'il
était la victime naïve de sa courtoisie. Il y a, en effet, à notre
époque, des choses tout à fait invraisemblables... Eh bien
soyons polis quand même, le plus longtemps possible, mes-
sieurs, dussions-nous quelquefois rentrer chez nous à pied.
Il ne faut pas tout concéder au siècle de l'arrivisme, ah !
mais, non !
Messieurs,
... Un de vos maîtres a bien voulu me demander de ne
pas vous quitter sans vous avoir cité une vingtaine de vers
où j'ai tenté d'exprimer quelque chose de nos communes
aspirations :
Les voici
Un pour tous.
Et ne dis pas : « Seul pour le nombre,
Quel bien fera mon humble amour? »
Que chacun soit flambeau dans l'ombre :
Les ténèbres verront le jour.
Ce matin, dans la fourmilière,
La pluie a fait l'éboulement ;
La tribu des fourmis entière
S'est mise à l'œuvre bravement.
Et chaque fourmi sohtaire
Ayant, sans hâte et sans délais,
Porté dehors son grain de terre,
Tout fut sauvé dans leur palais,
EBSÂIS 243
Que chaque homme console un homme,
Fasse un bien, donne une pitié...
Ne t'occupe pas de la somme :
Le pain sera multiplié.
Le pain ? — L'homme vit d'autre chose !
Le pain qui manque, c'est l'amour...
Que le geindre dorme, — s'il l'ose ;
Toi, dans la nuit, chauffe ton four !
Laisse ton siècle — le temps coule —
S'égayer, sceptique et moqueur...
Un seul mot nourrit une foule :
A tous les cœurs suffit uii cœur !
Un seul mot pour terminer, chers jeunes hommes. Le poète
vous remercie de votre accueil cordial. 11 est de ceux qui
pensent que la première des gloires, — la gloire idéale —
n'est pas d'être admiré, fût-ce exagérément, mais d'être aimé,
ne fût-ce qu'un peu...
Je vous remercie profondément des sympathies que vous
m'avez témoignées, et dont le souvenir réconfortant restera
dans mon cœur.
Jésus.
PRÉFACE *
L'humanité, c'est la grande orpheline. Quoi qu'on puisse
penser des révélations rapportées par les Écritures, on est
/éduit, pour affirmer l'existence d'une Justice, d'une Protec-
tion, d'une Tendresse infinies, à faire appel au témoignage du
passé mort, à invoquer les Testaments. Jamais les fils
d'aujourd'hui n'ont vu, de leurs yeux, le Père.
S'il n'y a point de Royaume de Dieu, il ne semble pas que
la pensée humaine puisse être consolée, car elle cherche en
1 Inédite.
244 i^J^ PEOSK DE JEAN Air;^RD
vain la Justice sur la terre. Les investigations de la science
nous montrent la loi du plus fort comme la loi de vie. Et c'est
tout.
Dans cette détresse, une petite flamme vacillante veille au
fond de nos propres ténèbres, apparaît dans notre nuit inté-
rieure. C'est le sentiment de pitié, de tendresse, qui pousse
l'homme à protéger l'homme contre les forces naturelles et
contre les siennes propres.
Seulement, par un inconcevable mystère, cette pensée
humaine qui juge tout, qui va partout et qui partout croit voir
le règne de l'injustice, a soif en même temps d'une pureté
rêvée, supérieure à la justice même ; et quand elle a constaté,
au cœur de l'homme, l'existence de la pitié, voilà que, dans
son gotit mystérieux ponr un désintéressement supra-humain,
elle accuse cette pitié de prendre son origine dans l'égoïsme !
Singulière antinomie. Considérer l'égoïsme comme la loi
inéluctable, et le poursuivre comme infâme jusque dans ses
plus nobles créations ! Mais cette sévérité de jugement n'est-
elle pas la plus belle réaction possible contre l'égoïsme r Ne
témoigne-t-elle pas d'une merveilleuse puissance d'aspiration
vers l'idéal amour > Et qu'est-ce que cette aspiration, sinon
la force même qui, lentement, finit par créer l'objet du désir r
L'argument négatif est celui-ci : « La pitié se fait en nous
de l'effroi que nous inspire la douleur! » En d'autres termes,
ce sont nos maux reconnus dans les autres que nous conso-
lons chez les autres, dans l'espoir évident d'être à notre tour
consolés. C'est un calcul!... calcul divin.
L'argument du sceptique n'est qu'une bonne formule, la
plus acceptable du monde et qui ne déshonore rien ni per-
sonne.
En vérité, y a-t-il là de quoi gémir sur la vilenie des plus
purs sentiments î II est reconnu que moins un homme a
souffert, moins il est sensible aux maux d'autrui parce que
difficilement il s'en fait l'idée. Je ne peux me faire aucune
idée de ce qui m'est absolument étranger. Accuser la pitié de
comporter en son origine la crainte pour soi des maux que
ESSAIS 2 4 5
l'on soulage, c'est vouloir éteindre le feu par le feu, la cause
par la raison d'être, et, ici, le bien par le bien. Besogne de
néant, coupable besogne s'il en fut !
Ce qui est plus doux à songer, c'est que l'admirable puis-
sance, créatrice et protectrice de vie, qui est la pitié, pousse
tels êtres sublimes, qui pourraient vivre dans l'oubli de la
plupart des misères humaines, à les rassembler au contraire
dans leur cœur, à les souffrir pour savoir les consoler. Et la
récompense merveilleuse, tout intellectuelle, toute d'âme, des
êtres de pitié, c'est la foi qui leur vient, en retour, dans une
Pitié immanente, ne fût-elle qu'humaine ! Ils ne peuvent douter
que ce pouvoir, vivant en eux, de consoler autrui, existe chez
les autres ; et, par la seule existence ainsi prouvée de la
Tendresse humaine, ces âmes de sympathie se trouvent con-
solées. L'âme orpheline a une mère.
Dans l'actuelle obscurité que la parole scientifique répand
sur le monde, en nous annonçant la double mort de la justice
de Dieu, et de la justice dans le monde périssable, il n'y a
donc plus qu'une seule lueur rassurante. Mortes les étoiles
au ciel, mortes les flammes sur la terre, mais la petite phos-
phorescence se traîne en nous, suprême espérance, contre
laquelle s'acharnent les souffles sceptiques. Protégeons-la.
Abritons-la du cœur et de l'esprit.
Et chantons pour elle le chant du soir comme d'autres, au
matin des jours, célébrèrent l'espérance humaine, la naissance
du feu.
Ce poème est un chant d'adoration en l'honneur de la
Pitié, en l'honneur de la Tendresse qui est la pitié pré-
ventive.
En nos cœurs où des siècles d'atavisme ont imprimé des
milliers de fois la figure du Christ, cette noble figure, la
plus belle de toutes les faces créées à l'image de Dieu,
demeure ineffaçable. Et elle reste la plus expressive, la plus
propre à faire concevoir tout ce qui est de l'homme doulou-
reux. Seulement le chrétien qui a cru autrefois le Verbe
divin incamé dans son Christ, à son tour, involontairement.
a 46 LA PROSE DE JEAN AIGARD
incarne en ce Christ ses pensées humaines, transformées par
le siècle. Et pourvu qu'elles demeurent hautes, à la fois
tristes et consolantes, il ne croit pas faire déchoir le Dieu qui
fut un homme en lui mettant sous le front les troubles de la
présente humanité et dans le cœur toutes les détresses de
l'inconsolable Orpheline.
Jérusalem tête de ligne.
Le 24 de ce présent mois de septembre a été solennellement
inauguré le chemin de fer de Jaffa à Jérusalem.
La petite caravane des invités s'est divisée en deux brigades.
La première, composée du président de la Compagnie, M.
Collas, de deux des administrateurs, MM. F. Barrot et le
comte de Foucault, de M. Magnard fils, de M. de Combes et
de M. Chervillon, a quitté Marseille le 10 septembre. Une
escale de deux jours à Alexandrie aura permis à ces mes-
sieurs d'aller, sur les bourriquots que l'Exposition a fait
connaître à Paris, saluer les Pyramides.
La seconde brigade s'est embarquée à Brindisi, le 18. Elle
est composée de M. l'ingénieur Villard, de M. Albert Tissan-
dier, de M. Sauvage, ingénieur des mines ; de M. Geiser,
directeur de l'École polytechnique de Zurich, et d'un citoyen
romain, M. le baron Lazzaroni.
La seconde brigade de la caravane pour Jaffa y est arrivée
le 23.
Mes renseignements sont précis, voici pourquoi : j'avais le
bonheur d'être au nombre des invités, mon passeport était
prêt...
Les longs voyages me font peur, et cependant j'avais
accueilli avec joie l'idée de celui-ci. Un motif impérieux m'a
retenu : je ne lui en veux pas. Aussi bien, le moment était
mal choisi pour moi de quitter le champ du travail, et comme,
à moins d'être infirme ou d'être mort, je ne tarderai guère à
aller voir les Pyramides et même l'Himalaya, je me console.
ESSAIS 247
tout en regrettant beaucoup les compagnons de choix qu'une
grande bienveillance m'avait spontanément offerts, de ne pas
voir Jérusalem en ce jour singulier où le premier train inau-
gurera la voie ferrée qui va désormais de Jaff a... au Calvaire!
Quel effet bizarre, celui de ces mots rapprochés : Voie
ferrée — Calvaire !
Les mamelons pierreux que traverse aujourd'hui le train
ont vu de loin, courbé sous le poids de son gibet qu'il porta
lui-même, se traîner le Juste. Alors fut créée la « Voie » dou-
loureuse où les Stations étaientdes prolongements mystérieux
du fécond martyre... Jérusalem — ^Mjfe/.'... Josaphat, tout le
monde descend!
J'ai cherché à noter mes impressions... de voyage, depuis
le moment où j'ai pris mon passeport, — jusqu'à l'instant où
j'écris ces lignes, sans avoir quitté ma chambre. La fièvre
est un des motifs qui m'ont enchaîné au rivage.
D'abord, à ne m'y pas tromper, ont été remués en moi,
d'une grande secousse, les vieux fonds chrétiens qui sont en
nous tous.
Les Pyramides } Oui, en passant, ou bien au retour, j'aurais
été tout à elles ; car elle émeut aussi comme une terre
natale, cette contrée de magie où les morts durables sont
devenus l'immortalité même d'une race, où tous, ils racontent
leur histoire, leurs intimités, leurs amours et leurs haines;
elle émeut comme un lieu d'énigme originaire, — mais le
Calvaire trouble comme le lieu où l'Explication, mal comprise
encore, a été donnée pourtant'défînitive et, à voix retentissante,
dans un mot : « Aimez-vous. »
Et, pourtant, nous sommes chrétiens, tous ! Le musulman
lui-même est chrétien, puisqu'il vénère comme un prophète
Jésus, qu'il nomme Aïssa. Tout est chrétien, qui est civilisé.
Tout est d'aspiration chrétienne. Cette formidable civilisation
2^48 LA PROSE DE JEAN AICABD
qui, à toute heure, prépare les guerres, est chrétienne, puis-
qu'elle les redoute et les retarde, à force d'avoir pitié d'elle-
même!
Lorsque Jésus descendit aux enfers, il y retrouva l'âme du
roi Xercès, et il éteig-nit à jamais les feux diaboliques avec
les quelques larmes que ce grand païen a versées à l'heure
où, devant le défilé de ses armées innombrables, il se prit à
songer que, de tant de milliers d'hommes, beaux et jeunes, si
peu reverraient leurs foyers ! . . . L'esprit du monde est chrétien.
Nous le sommes. Nous ne l'avons jamais été si profondément
que depuis la mort, en nous, de l'espérance et de la foi !
La voilà bien, la douleur du siècle ! C'est toujours et
encore la lamentation de RoUa... Plus chrétiens que jamais,
c'est-à-dire plus humains que jamais, plus universels que
jamais — avec le chemin de fer comme moyen d'expansion,
d'échange, de propagation des idées, de fusion des races —
et, en même temps plus étonnés que jamais de ne pas
retrouver tout entier en nous le Christ vivant, celui de jadis,
celui de la petite enfance.
Notre attachement passionné à la douce, à l'idéale Figure,
blonde, comme la lumière, comment sera-t-il récompensé >
On trouvera la Parole décisive, grâce à laquelle la seule
charité, l'amour au sens chrétien, sera multipliée assez pour
nourrir les âmes vides de foi et vides d'espérance, les âmes
modernes, les âmes scientifiques, naturalistes, réalistes,
expérimentales et cependant humaines, c'est-à-dire affamées
d'amour I
Il m'est arrivé de songer parfois que toute douleur n'est
jamais, au fond, que l'épouvante, consciente ou non, en face
des infinis inexpliqués et menaçants. Si cela est, quelque
chose de constaté est en nous : l'amour, — qui peut rassurer
l'humanité par elle-même, lui donner le royaume du Ciel
promis par Jésus, cet apaisement tout simple que l'enfant
connaît, quand la mère l'endort dans son amour, pourtant
terrestre.
Mais voici l'antinomie. Cette sympathie humaine, qui est le
ESSAIS 2&9
moyen et le but de tous, à toute heure nous la blasphémons,
nous la foulons aux pieds, nous la nions ! Où sont, en vérité,
les paroles de charité réelle ? Dans les gouvernements ? Dans
les diplomaties? Dans nos articles de journaux > Dans nos
conversations > Dans nos rapports sociaux: Dans nos livres >..
Oui, certes, par boutades, on les entend, juste assez —
heureusement ! — pour prouver que le germe en existe ;
mais sont-elles quelque part la loi de vie, la règle quoti-
dienne à laquelle nous ne manquons que par exception r
Non. Et pourtant, la quantité de bonheur possible à
l'Homme est là, dans la pitié de lui-même pour lui-même.
Jésusalem ! Buj^et !. . . Tout le monde descend.
J'ai été visité dun songe véritablement bien bizarre, —
œgri somnia durant cet accès de fièvre qui a été un des
obstacles à mon voyage en Terre-Sainte. Il se pourrait que
ce songe eût un sens. Je ne lui en vois aucun : voici.
J'arrivais en Palestine sur une galère à dix-huit étages de
rameurs, avec le président de la Compagnie du chemin de fer
de Jaffa, avec M. Magnard et les autres personnes que j'ai
nommées plus haut. Notre galère, fantastique, était immense.
A la proue, sommeillait, les pattes étendues au-dessus des
eaux, le grand sphinx d'Egypte en personne, celui dont Hugo
a dit:
Ce n'est pas d'encensoirs que le sphinx est camus !
En regardant bien, je reconnus à bord, dans une grande
foule de Parisiens, celle des vernissages, M. Zola, qui reve-
nait de Lourdes, et M. Renan, qui revenait de tout. Pierre
Loti, sur la passerelle, en grande tenue d'amiral aux brode-
ries d'un vert déplorable, commandait. M. Eiffel faisait le
point. M. Sarcey, retenu à Paris par la première représenta-
tion — enfin ! — de mon Othello à la Comédie-Française, y
était resté à seule fin de me faire un bon article, bien chari'
11.
25o LA PROSE DE JEAN AICARD
table ; mais mon ami Henry Becque était là, avec M. Dreyfus.
Entrés non sans peine dans l'absurde rade de Jaffa, —
nous fûmes admis aussitôt à la libre pratique... parce que la
peste régnait en maîtresse sur la Syrie et l'Arabie, et nous
nous aperçûmes alors, d'ailleurs sans surprise aucune, que
tous, peu ou prou, nous avions nous-mêmes la peste. Nous
étions hâves, maigres, couverts de taches livides. A peine
débarqués, nous dûmes nous laisser tomber à terre, dans des
positions variées, avec le sentiment ridicule de ressembler
aux pestiférés de Jaffa, tels qu'on les représente en peinture,
au moment où Bonaparte les passe en revue.
Il arriva enfin à cheval. Qui ça > Bonaparte > assurément
non... Son cheval, par moments, nous paraissait un âne, et
le cavalier, alors, ressemblait beaucoup à Jésus-Christ. M. de
Vogué, qui était des nôtres, soutenait que c'était Tolstoï. Il
nous touchait comme un Tsar en visite dans un hospice, et,
à l'endroit précis où nous étions touchés, quelque chose de
doux ineffablement s'éclairait en nous-mêmes. Un docteur
militaire suivait, son carnet en main, et notait, à côté de cha-
cun de nos noms, la nuance de peste qu'il croyait reconnaître.
On l'entendait murmurer : «Pessimisme raisonné, égoïsme
purulent, ironie chronique, haine aiguë, esprit d'analyse,
loustiquerie d'habitude, orgueil exaspéré, indifférence croupis-
sante », et mille autres vocables parfaitement incompréhensi-
bles mais funestes, dont je donne le sens plutôt que la lettre
et le son.
Tout à coup, nous entendîmes crier : « Les voyageurs pour
Jérusalem, en voiture ! En voiture, messieurs les voyageurs !»
Nous montâmes sur une immense plate-forme roulante, classe
unique, décorée de pavillons italiens, russes, allemands, fran-
çais et anglais. Et cette espèce de radeau de la Méduse sur
roulettes nous amena, avec la promptitude du tapis enchanté
des Mille et une Nuits, à Jérusalem.
Tous les temples avaient disparu. Plus de maisons. Plus
de murailles. Seul, le Calvaire pierreux, tout nu, se profilait,
humble monticule, sur la limpidité du ciel d'Orient.
ESBATB j5«
Une antique croix rugueuse y était plantée, bien droite.
Nous vîmes alors tout à coup que la courbe du pauvre Gol-
gotha, c'était la grande courbe de la sphère terrestre, que
nous regardions d'une autre planète ; et des bras de la croix
qui était toute petite, tombait une ombre portée immense,
infini embrassement qui, étreignant le monde, le dépassait,
s'allongeait plus loin encore, sautait d'un astre à l'autre, les
enveloppant tous, un à un ; et à mesure qu'il arrivait vers
nous, nous nous mettions à comprendre le sens intransmissible,
et qui nous paraissait tout nouveau, de la tant vieille parole :
« Aimez-vous... » Nous étions guéris. Les univers étaient
heureux.
Et M. Eiffel, en homme d'équipe, allait partout criant :
« Jérusalem! tête de ligne ! »
1892.
La Bêtise est immortelle.
Il faut qu'elle soit robuste, notre foi dans la liberté,
dans le progrès social, — pour qu'elle ne succombe pas aux
rudes négations de l'expérience.
Il est difficile, par moments, de se défendre contre le
découragement définitif de tout effort. Le monde apparaît
parfois comme une vaste agglomération de Bouvards et de
Pécuchets voués avec confiance à des besognes vaines et,
d'ailleurs, ineptes. Et l'on s'étonne alors de voir, derrière ces
deux ahuris de la science et de la civilisation, apparaître la
tête de Bruno le fileur ou de Jacques Bonhomme qui, les
croyant heureux, les envient ou les menacent, et les égorgent
un peu, pour avoir « leur secret ».
Alors, on relit Gustave Flaubert avec une admiration
rajeunie par l'indignation et le désespoir; alors on se
demande si la bêtise humaine n'est pas immortelle, si elle
pourra être détruite, si l'espérance n'est pas une folie, si le
progrès humain n'est pas un faux dieu, si celui-là n'a pas
202 LA PH08K DE JEAN ArCARD
raison qui s'isole dans un mépris insolent de tout et de tous,
si l'impassibilité harmonieuse d'un Leconte de Lisle n'est pas
la plus belle des attitudes, si même le silence absolu ne vaut
pas mieux encore, ce silence du Loup qui, plus fier que les
hommes,
...vit et meurt sans parler.
Rassurez-vous, ceci n'est qu'une boutade, et nous sommes
de ceux « qui planteraient l'espoir sur l'univers détruit », mais
cette boutade nous est inspirée par un fait assez triste pour
qu'elle paraisse excusable.
Les écoles primaires m'inspirent un intérêt plein d'émotion.
Je suis de ceux qui, volontiers, répètent cette parole de
Spencer : « Si nous nous emparions vraiment de l'âme des
enfants, nous renouvellerions le monde. »
Or, je traversais, il y a quelques jours, un village du Var
en compagnie d'un brave vigneron du pays et de sa fillette. Je
remarquai sur le seuil d'une humble boutique, une enfant du
même âge à peu près que la nôtre, et qui, en nous voyant, pré-
cipitamment se détourna ; puis, quittant la chaise où elle
lisait, elle rentra dans la maison d'un air digne... La rue était
solitaire.
— Tiens, dis-je, voilà une enfant timide, à qui les étran-
gers font peur.
— Oh ! non. Monsieur, ce n'est pas cela dit l'autre.
— Et qu'est-ce donc, petite >
Je pressentais un ragot de village, mais je ne m'attendais
pas, non certes ! à la réponse que j'obtins.
— Cette jeune fille. Monsieur, ne veut plus me saluer
depuis que nous sommes sorties toutes les deux de l'école pri-
maire du village, parce que moi, Monsieur, j'ai pris un métier,
tandis qu'elle va entrer à l'école supérieure « en ville 1 »
Il m'est impossible de dire la véritable douleur dont je me
sentis pénétré.
L'année d'avant, le père de celle qui me parlait était venu me
consulter sur la question de savoir s'il devait faire apprendre
un bon métier à sa fille ou l'envoyer encore aux écoles.
ESSAIS 253
Et j'avais répondu ;
— Un bon métier, l'ami, un bon métier honnête, de ceux
qui, donnant du pain assuré, valent mieux qu'une dot, un
métier qui attirera chez vous un travailleur pareil à vous,
dont vous ferez le mari de la petite... Si le pays donne à tous
de l'instruction, ça n'est pas pour faire déserter les ateliers
par tous ceux qui savent b, a, ba, écrire et calculer...
On leur apprend tout cela, à nos chers enfants, pour les aider,
au contraire, à mieux exercer leur métier ; à l'exercer en con-
naissance de cause ; à faire eux-mêmes leurs comptes ; à
écrire leurs lettres d'affaires, sans qu'ils aient besoin de per-
sonne ; à écrire aussi les consolantes lettres d'amitié à leurs
parents, quand il devient nécessaire de vivre séparés. Il y a
assez, aujourd'hui, d'instituteurs et d'institutrices ; alors,
comme il n'y a pas de place pour tout le monde, que voulez-
vous que deviennent ceux et celles qui ont appris pour avoir
une place et qui n'en trouvent pas? Ils ont trop d'orgueil
bête pour retourner aux travaux de la campagne et même aux
métiers des villes. Et ça fait des malheureux, des jaloux, des
envieux ; ils trouvent qu'après leur avoir promis quelque
chose, on a menti à la promesse. Et quand il y a beaucoup
de ces mécontents, quand ils sont des centaines, des milliers,
quand on s'attriste à les compter sans avoir les moyens d'en
diminuer le nombre, tout ça fait un pays de misère et de cha-
grin, un pays malheureux. Lorsqu'un enfant a du talent, comme
vous dites vous autres, eh bien, il sort de l'atelier par la seule
force de son mérite, comme en sont sortis deux hommes de
ma connaissance, pour ne citer que ceux-là : M. Franklin et
M. Michelet... Il est bon que le génie soit exalté par l'obstacle.
J'avais ainsi parlé ou à peu près. Et l'homme m'avait cru.
Et maintenant voilà qu'on ne saluait plus sa fille, parce
qu'elle avait un métier !
Je le regardai avec un peu d'inquiétude. Il souriait.
— Oh! ça ne fait rien, répondit-il à mon regard, après un
long silence, je crois tout de même que nous avons eu raison.
— Et pourquoi croyez-vous que nous avons eu raison !
254 LA PROSE DE JEAN AICARD
— Parce que, Monsieur, les choses étant ainsi, peut-être
bien que ma fille, si elle avait été plus instruite, ne voudrait
plus reconnaître ni père ni mère.
Il ajouta, song-eur ; « Les livres, pourtant, ça n'est pas tout ! »
Certes, non ! ça n'est pas tout ! C'est ce qu'il y a de pire,
quand ça n'est pas ce qu'il y a de meilleur.
Je commence à croire que ce ne sont pas les idées qui
divisent les hommes. Ce sont les qualités des cœurs et des
caractères. Je connais de beaux messieurs qui valent, pour le
cœur, le paysan dont je parle. Il y a, dans le monde, d'un
côté, les braves gens, et, de l'autre,... les autres; il y aici les
gens d'intelligence et là-bas les imbéciles. Des imbéciles, on
en voit qui savent lire. De ceux-là, on en voit même beaucoup
plus aujourd'hui qu'hier.
Et voilà que, tout à coup, je songe à l'effort anarchiste. Et
ce qui m'en frappe, dans cette minute, c'est — beaucoup
plus que la cruauté atroce, — la stupidité inutile. A voir avec
quelle précipitation la fille d'un bouvier devient méprisante et
mauvaise, je me dis que l'anarchie n'a pas fini de fabriquer
des bombes si elle en destine une à chaque imbécile nouveau-
né. Ce n'est plus au bourgeois qu'il faut s'en prendre. C'est
aux enfants du pauvre bougre, sans sou ni maille, mais qui
méprise son père parce que son père, qui ne sait pas lire,
travaille de ses mains... Faux plébéien et faux bourgeois,
aristocrate en sabots !
Par ma foi! ce n'est pas mon arrogante villageoise qui
aurait tendu sa main à Caserio. Elle eût trouvé le personnage
trop mal vêtu !
O anarchiste naïf ! regarde un peu le simple et généreux
Carnot pressant la main de l'homme qui va le tuer tout à
l'heure ; puis regarde la jeune paysanne qui refuse de saluer
sa compagne moins instruite, et dis-moi de quel côté tu recon-
nais le bourgeois détesté, l'aristocrate parvenu, la bête mal-
faisante } Crois-moi, tu ne viendras pas à bout de ta besogne,
je te dis, si tu veux supprimer tous les sots. La graine en est
féconde et cachée.
ESSAIB 265
Pour une plante que tu arraches, il en sortira cent mille. Il
en sortira toujours plus qu'il n'y aura de bras pour les
extirper... Si tu n'as pas le moyen de faire sauter d'un seul
coup la boule du monde, tout le reste, crois-moi, est du
temps perdu.
Et toi, toi, paysan, mon frère aux mains rugueuses, ne
quitte pas la terre : elle est meilleure aux hommes que le pavé
des villes, et apprends à connaître ton bonheur. Personne
n'est parfaitement heureux, en ce monde. Mais ta part a son
prLx, et l'outil qu'on appelle plume est bien souvent, — tu
me l'as dit toi-même, — plus lourd que ta lourde pioche. Non,
non, ne quitte pas la terre. N'oublie pas de te réjouir des
beaux soleils utiles, qui tôt ou tard suivent les jours mauvais.
Envoie ta fille aux écoles, mais méfie-toi des chapeaux fleuris
de la sous-maîtresse. C'est souvent pour ces chapeaux-là que
nos filles sont prises d'un si beau désir d'enseigner à leur
tour les enfants des autres. Ceux qui ont quelque chose dans
la tête et dans le cœur, ceux-là t'aiment, ô paysan, et ils te
respectent, parce que tu es le bon nourricier, l'ouvrier pa'"
excellence. Tu es l'homme de la terre, de cette terre par qui
tout germe et recommence, et par laquelle tout finit, — même
les orgueilleux. C'est là, je le sais bien, la pensée qui te
console.
1894.
Le Financier et le Savetier.
Le financier, d'abord.
Pessimisme, réalisme, idéalisme, on causait de tout cela.
Quelqu'un fit le procès des journaux, répéta les phrases-
clichés sur la presse routinière : « Elle pourrait faire beau-
coup de bien et n'en a cure. » — « Le livre et le journal
sont d'accord pour nous conter les crimes, nous dénoncer
les vilenies, nous dépeindre les caractères qui déshonorent
l'humanité en général, la patrie française en particulier. »
a 56 LA PROSE DE JEÀX AICARD
— Pourquoi ne pas créer dans tous les journaux une
rubrique : Faits divers du bien ?
— Ça serait ennuyeux comme un discours d'académicien
sur les prix de vertu !
Et cette plaisanterie toute neuve égaya fortement les gens
d'esprit que nous étions. Alors on parla du cas de M. Baïhaut.
Serait-il gracié ■■
Chose curieuse, d'un bond la conversation s'éleva. Les
gouailleurs ne riaient plus. Les regards vifs s'éteignirent,
prirent du vague. On regardait plus loin, en dedans, sans
doute, dans l'âme, dans cette âme à laquelle personne ne
croit plus, dans le « moi » supérieur, qui si rarement se
prouve, qui tient si peu de place en nous — plus sensible à
de certains regards affinés par la solitude, à des regards
chargés d'on ne sait quels rayons X, pénétrant l'invisible,
l'inconnu, l'impalpable.
Quelqu'un parlait maintenant. On ne savait pas qui. Comme
il n'était plus question d'avoir beaucoup d'esprit, on ne se
regardait même pas ; on écoutait la parole sans s'occuper du
discoureur. La voix prononçait :
« Ayons la modestie et le courage de le dire : cet homme
— à l'heure qu'il est — vaut mieux que nous tous. Sa décla-
ration devant la Cour d'assises a la simplicité, la douceur,
l'énergie et l'humble fierté que l'on rêve. Vous cherchez de
l'idéal? en voilà. Ne remarquez-vous pas qu'autour de ces
paroles il s'est fait une soudaine attitude de respect ? Le
vacarme de nos querelles s'est tu une seconde, leur a fait
comme un chemin de silence, afin qu'on entendît mieux cette
conscience se révéler, et marcher droit devant elle. Tout ce
que l'on nie s'est affirmé brusquement par elle, écouté au
nom du malheur. Les mêmes choses, dites par le livre, par
l'article de journal, accusables d'être littéraires, seraient
devenues aussitôt matière à critique. Ici, il a bien fallu
croire, parce que ce n'était pas un esprit qui affirmait la
conscience, mais une conscience qui s'affirmait hautement
elle-même, au nom de la douleur. Quand la faute devient
ESSAIS a 57
douleur, non point par le seul châtiment subi, mais par le
remords et le sentiment profond de l'expiation, elle élève le
coupable au-dessus de l'innocent heureux sans conscience,
pur sans mérite!
» Écoutez celui-ci : « J'éprouve le besoin de le dire : au fur
et à mesure que je souffrais davantage, j'avais en moi le
sentiment que j'étais plus complètement absous par une plus
dure expiation. »
» La portée d'une telle parole, en une telle heure — au
milieu des ironies, des rancunes, des dénonciations, des mal-
versations, des hontes — peut être incalculable. Une seule
affirmation d'une seule conscience peut suffire à régénérer un
monde, comme une étincelle peut devenir le départ d'un grand
feu. Je sens ici le pouvoir mystérieux de la Victime expia-
toire. Elle rassemble en elle tous les traits épars de la faute
générale. En cessant d'être dispersés, ils nous frappent
davantage. Le miroir synthétique explique et fait tout com-
prendre. Et au grand cri d'une seule victime répond, dans le
secret de tous les cœurs, le cri de la conscience unifiée. Or,
celui-ci s'est lui-même dévoué par l'Aveu. Mais à présent
qu'il a rendu témoignage, c'est assez, c'est fini, nous ne
devons plus le laisser souffrir... Je vous le dis, en vérité,
cet homme vaut mieux — en ce moment précis — que nous
tous ; car vous et moi, qui cependant n'avons pas commis sa
faute, nous n'avons eu ni le pouvoir, ni le droit, d'être utiles
comme lui, secourables comme il vient de l'être...
» A son cri de douleur une digne réponse a été faite : c'est
le cri de pitié de l'admirable pétition de M. Charles Couyba,
signée par la députation de la Haute-Saône. Si la grâce effec-
tive n'arrivait pas, on ne comprendrait plus. Oui, la grâce
éclatante donnera aux paroles et à l'attitude de M. Baihaut
tout son sens, le définitif caractère d'un haut exemple. Il nous
la faut donc. A cela, comment pourrait-on se dérober r Accor-
der cette grâce, c'est, aujourd'hui, un devoir de conscience
française, un devoir de civilisation, un beau devoir d'âme
humaine... »
258 LA PROSE DE JEAN AICAED
La voix se tut. Il y eut un long silence. Quand nous
revînmes à nous-mêmes, c'est-à-dire aux futilités coutu-
mières : — « Qui donc a parlé? » dis-je à mon plus proche
voisin. On était assez nombreux ; nous nous regardions à
présent les uns les autres. — « Qui a parlé?... je ne sais
pas... » Nous venions tous de penser, en même temps, les
mêmes choses...
— Allons! allons ! reprenons pied, dit brusquement l'un de
nous. Nous le pouvons, sans quitter les nobles pensées.
Connaissez-vous le savetier Jacques? Son histoire aussi est
un « trait d'époque », et qui, si un journal la contait au public,
aux jeunes écrivains en particulier, pourrait bien avoir son
efficacité réelle.
Personne ne connaissait le savetier Jacques, sans doute
parce qu'il est en même temps poète, le poète Jacques Le
Lorrain.
« Elle n'est pas gaie, son histoire, j'en conviens; mais elle
montre un tel courage, une si énergique belle humeur, qu'elle
n'entraîne nulle mélancolie. Elle éveille, au contraire, l'amour
de l'action. Elle est un exemple de persévérance... inutile,
qui, au lieu de conduire son homme au désespoir, l'amène à
changer de voie, non sans ironie peut-être, mais sans arrière-
pensée, gaillardement.
« A Bergerac, en i858, il naquit savetier, fils de savetier,
Jacques Le Lorrain. Dès qu'il fut assez grandelet pour tenir
droite sa colonne vertébrale, on l'assit sur le tabouret de
cuir, au milieu des alênes, des tire-points, des tranchets et
des bottes crevées apportées au ressemeleur. Il y resta
jusqu'à l'âge de seize ans et demi, battant sur les semelles
les clous étoiles... Quelque homme d'esprit, en bottes éculées,
vint un jour — tel Corneille — chez le savetier de Bergerac,
causa avec l'enfant, le trouva plein d'esprit, et conseilla le
séminaire, les Jésuites de Sarlat... Fut-ce un bonheur? Ques-
tion. Ce client, homme d'esprit, semble avoir pris là une
ESSAIS 269
terrible responsabilité, mais nous lui devons les beaux vers
de Le Lorrain, — lequel se serait passé, peut-être, d'acquérir
une âme moderne maladive, inquiète de tout et de rien, endo-
lorie par le contraste des réalités décevantes et des vagues
idéals, plus décevants encore parce qu'irréalisables, — une
âme sensibilisée à l'excès, finement amenuisée, selon l'expres-
sion même de Jacques, par l'analyse, pour la souffrance...
« Bachelier à vingt ans au sortir du collège de Bergerac,
élève brillant de la Faculté de Nancy, à la veille dépasser sa
licence ès-lettres, le savetier éprouva l'impérieuse envie
d'exprimer quelque chose de son âme tourmentée; il voulut
nous montrer les orchidées de sa serre, nous emporter sur
les € ondulations spumantes de la mer », dans un coup d'aile
d'albatros ; puis, sur les trottoirs de Paris, nous inquiéter de
ses rêves sous la lanterne de Nerval; et aussi — en vers
inattendus, savoureusement personnels, sonnant le nouveau
comme un exotisme qui serait purement d'âme — nous dire le
néant horrible, le vide vertigineux reconnu tout à coup sous
le beau front de telles femmes qui ignorent la pensée et le
rêve, la tendresse même, tout le bel idéal qui est création
d'homme :
Oh ! vous êtes pauvre, madame,
Malgré vos diamants et vos colliers de perles !...
Descendez de votre voiture,
Tendez votre sébile, afin que j'y dépose
Le charitable sou pour votre âme en guenilles !
« Voilà comme il chantait et faisait l'aumône aux riches. A
moins que, pur classique par tous les détails de la forme,
mais très personnel toujours par la rudesse franche du trait,
il n'écrivît le pâtre, ou le boucher, avec sa main de savetier :
Parmi les vendeurs grouillants qu'il bouscule.
La voix éraillée, il marche portant
La moitié d'un bœuf sur ses reins d'hercule.
« Ou encore il s'écriait :
Non ! ne demande rien à la vie insultante !
26o LA PROSE DE JEAN AICARD
« Il ne lui demandait pas grand'chose : deux sous de pain.
Elle les lui refusa. En revanche, Théodore de Banville disait
volontiers : « Celui-ci est un poète, un vrai. » Jean Richepin
écrivait une belle et bonne préface pour un livre de Jacques.
Francisque Sarcey, dans un grand article sur un roman de Le
Lorrain, déclarait sans connaître l'auteur : « Voici un écrivain
d'avenir. » Et Jacques espérait... Quoir Les deux sous de
pain... peut-être un peu de beurre avec. Il n'eut ni beurre, ni
pain. La dure misère noire. Et il travaillait, avec acharnement,
encore et toujours, empilait manuscrits sur manuscrits, les
portait aux éditeurs, aux directeurs de revues. Mais Jacques
n'était pas aidé par le mot du camarade arrivé, du monsieur
rencontré dans le monde, ami des puissants... Et l'échiné tou-
jours raide, — comme sa frileuse: « Votre buste érigé
s'écartait du dossier », — il fit peut-être l'effet d'un « trop
fier ». Avait-il le droit, vraiment, de ne s'abaisser point aux
mendicités littéraires, aux flatteries habiles?... Il travaillait
et attendait. Cela dura quinze ans, pendant lesquels il étudia
avec passion, en Bénédictin bohème, l'ethnographie, la
sociologie, les sciences naturelles, la biologie, la psychologie,
s. V. p. ! la bicyclette et l'épée. Il a fait deux mille kilomètres
à pied, pour se reposer de penser, et quatre mille à bicyclette,
dans la même intention... »
On interrompit celui qui parlait : — Tu nous impatientes.
Tout le monde a essayé d'être un grand homme de lettres et
de faire fortune. C'est un raté, ton Le Lorrain... Eh bien,
quoi? il vient de se brûler la cervelle, n'est-ce pas> de se
pendre au réverbère? Il y en a tant d'autres... '
— Qui aient son talent? que nennil... Qui aient conclu
comme lui ? que non pas !
— Qu'a-t-il donc fait ?
— Il a, très simplement, repris en main le marteau du
savetier, l'outil de son enfance. Le même marteau que Tolstoï
manie en moraliste, voici qu'il le tient, lui, en homme noble-
ment décidé — après quinze ans de patience, de travaux,
d'inutiles efforts littéraires — à demander au travail manuel
ESSAIE iGl
le pain quotidien. Entendez bien que ce n'est ici ni une pose,
ni un moyen de réclame. Le Lorrain n'espère plus rien de ses
livres. Il signe : « Jacques le Savetier » son appel aux clients
du quartier Latin. 11 ne demande point d'articles critiques, il
voudrait seulement des clients, fussent-ils lettrés, qui lui
apportent des bottes à ressemeler, à son échoppe du 25 de la
rue du Sommerard. N'avais-je pas raison de dire qu'une telle
résolution aurait sa place dans une chronique du bien et du
bon } Voyons, qui est-ce qui va écrire sur ce noble, et mora-
lisant, et curieux fait contemporain, un article de journal, en
lieu sonore r
— J'essayerai...
1896.
Jeanne d'Arc.
— L'histoire de Jeanne d'Arc n'est pas celle d'héroïsme ;
c'est l'histoire d'une infamie.
Je regardai mon interlocuteur avec quelque étonnement.
C'était un poète de nos amis. Il a cinquante ans. Il n'a
jamais rien publié, et — peut-être à cause de cela — il n'a
partout « que des svmpathies ». Les critiques eux-mêmes ne le
trouvent pas gênant. On s'accorde à lui prêter du génie... et
même de la facilité. Pourtant, notre poète ayant, l'année
dernière, annoncé qu'il est prêt à doter enfin la France d'un
poème sur Jeanne d'Arc, auquel il a travaillé toute sa vie et
qui sera son œuvre unique, les gazettes, d'un commun accord,
l'ont baptisé : le nouveau Chapelain. « Voilà une œuvre,
pensai-je, condamnée d'avance. Nous pouvons dormir
tranquille : la France n'aura pas son poème épique. »
Et je regardai avec surprise ce bon t Chapelain ». Com-
ment ! lui ! le nouvel Homère de la Pucelle ! il parlait ainsi !
A l'interrogation de mon regard, il répondait :
— Écoutez... je la connais à fond cette horrible histoire
262 LA PROSE DB JE AN AICARD
avec laquelle je vis depuis ma rhétorique. Eh bien, jamais
personne n'en fera un bon poème. » il ajouta en riant : « Pas
même moi ! »
Le grand Chapelain, comme nous l'appelons entre nous,
m'inquiétait. Je crus qu'il devenait fou. Il m'entraîna chez lui,
dans le vaste atelier de peintre où il lit, écrit et rature, entouré
de toutes les images de Jeanne d'Arc qu'ont produites la
peinture, la sculpture, et de toutes les Jeanne d'Arc des
historiens et des dramaturges. Un grand poêle ronflait au
milieu de l'atelier ; cette mémorable conversation avait lieu
l'hiver passé. Il m'ofi'rit un cigare et, soupirant avec douleur :
— Oui, mon cher, dit-il, oui ! je viens cette nuit même, en
relisant le livre du grand Michelet et les deux volumes de
Joseph Fabre, je viens de découvrir brusquement qu'un
poème sur Jeanne d'Arc est chose impossible... Cette infamie
ne relève que de l'histoire. Les procès-verbaux répugnent à
la poésie. J'ai manqué ma vie !
Nerveusement le pauvre garçon fourragea dans le poêle
pour activer le feu, qui ronflait pourtant de son mieux, et il
reprit avec une émotion très simple :
— Pauvre petite ! j'ai vécu ma vie avec elle. Je la vois
encore tous les jours. Je la connais, cette enfant. Je l'aime
avec passion, dans tous les âges de sa vie. Il n'y a rien pour
moi d'inexplicable ni même de surprenant dans le merveilleux
de son aventure... C'est une bergerette. La fille des paysans
lorrains défend parfois ses moutons contre le loup, à coups
de bâton, de houlette si vous voulez. Et déjà elle a l'air de
tenir la hampe d'un étendard. Les léopards anglais rongent
la France tombée. Elle le sait. Les garçons des villages
jouent à la petite guerre, s'invectivant entre eux : — Arma-
gnacs ! — Bourguignons ! — A la veillée, les parents s'entre-
tiennent de ces choses, de leurs espérances, de leurs craintes,
et de ce pauvre Dauphin, du gentil Dauphin. La petite
s'émeut, silencieusement. Dans leurs batailles à coup de
EBSÀIS 263
fronde, les garçonnets de Domrémy l'appellent parfois au
secours, sous la grêle des pierres : — A nous, Jeannette ! —
Par saint Denis ! mon frère est blessé ! — Elle brandit le
bâton qui, hier encore, dans sa main hardie, a menacé
messire le loup. — Tiens bon ! j'y vais, mon Jacques 1 — Et
elle les disperse, en les surprenant... — Tu es vaillante.
Jeannette, comme le chevalier saint Michel qui est si beau
en peinture, au vitrail de notre église ! — Et elle en rêve, la
nuit, de ces batailles où elle est ardente. Elle y songe, le
jour, sous l'Arbre des fées, plein de grands murmures. Et
Monseigneur saint Michel lui apparaît maintenant, durant le
jour, dans ses rêves. Le vieux chêne de France est secoué
par l'orage jusque dans ses racines, et la terre en est
ébranlée.— Jeanne! petite Jeanne ! à moi! Les léopards
d'Angleterre me mangent le cœur ! — Elle relève la tête : —
Suis-je folle, ô sainte Vierge, ma mie ! qui donc m'appelle r
— C'est moi. Jeannette ! au secours ! — Toi ! et qui donc
es-tu >— Ton pays, bonne paysanne! je suis ton pays de
France. Les loups anglais boivent mon sang ! — Jamais loups
ne me firent peur. Je chasserai ceux-ci comme les autres. A
moi ! grands saints du paradis ! — Et les saints de lui appa-
raître, car ils étaient dans son cœur.
» Elle sait par cœur, notre Jeanne, les chansons simples et
les sentences où si bien sont représentés avec des mots qui
font couleur, saint Michel et le Dragon, et Monseigneur Jésus
(bon berger, lui aussi) sous son « petit chapeau de blanches
épines ». Elle connaît le Grimoire des bergers, où si délicieu-
sement il est dit :
France est le paradis du monde
Paradis, la France du ciel !
1^1 Et la voici grandelette et toujours rêvant aux mêmes
choses, car rien autour d'elle n'a changé. On ne lui connaît
point d'amour, et comme elle est à l'âge où il faut aimer, elle
aimera, quoi donc r Son rêve. Il s'anime de plus en plus, et
a64 l'A PROSE UK JEAN AKAUU
s'empare de son âme entière. Son sein bat vitement parfois,
tout gonflé, et elle se sent prête à mourir d'on ne sait quelle
espérance. Toute sa vie jeune se concentre sur son idée qui
prend corps, et comme dans le mystère de la Nativité, voici
que la Vierge a conçu... Elle porte en elle un fruit mysté-
rieux : son sublime projet. Elle le nourrit, comme Marie son
Jésus. Et de même que ce Jésus a voulu mourir par pitié
pour le monde, elle veut bien aff"ronter la mort dans les
batailles, par pitié pour le royaume de France... Elle ira voir
Monseigneur le Dauphin. Elle part. Rien ne la retient
plus.
» Et Baudricourt dit la première affreuse parole : « Ren-
» voyez-la à son père, bien souffletée ! » Mais il se laisse con-
vaincre et aussitôt commence une magnifique histoire de
guerre. C'est Orléans — puis Reims... Oh! s'il s'arrêtait là,
le drame, quelle joie ! La guerrière, fidèle à la pitié de Jésus,
a sauvé la patrie sans avoir versé de sa main une seule goutte
de sang, non pas même de sang anglais, symbolisant ainsi,
sans la consacrer, la nécessité des guerres, patriote pour le
présent, humaine pour l'avenir. Elle a gardé, sans cesse et
partout, l'épée au fourreau. Elle a vu un jour un Français
qui, rageusement, frappait un Anglais gisant à terre :
« Méchant Français ! » lui a-t-elle crié, et elle l'a souffleté
du plat de son glaive. Maintenant, le Roi est sacré. La
France est sauvée. La patrie commence. Un sentiment nou-
veau est né d'une vierge. Voilà le miracle ! L'amour pour la
patrie généreuse pourra s'agrandir lentement en sympathie
universelle. La France sera le Christ des nations. Honneur
à l'étendard qui présage si noble avenir !... Certes, il a été à
la peine; qu'il soit à l'éternel honneur !... Oh! si le récit,
vous dis-je, pouvait finir là ! Mais non, l'histoire inexorable
nous impose la captivité de Jeanne, le procès, le bûcher !
C'est horrible, d'une horreur sans nom ! Il faut laisser cela à
l'histoire, qui est le charnier des hontes. Le poème ne peut
consacrer cela. C'est horrible à ce point, parce que c'est inu-
tile. Jeanne est un Christ, dit-on. Nullement. Elle n'est un
ESSAiis a 65
Jésus ni un Socrate. Elle n'est pas un penseur, un docteur,
une volonté consciente. Elle n'est qu'une passive, elle n'est que
naïve, elle ne sait pas. Elle ne sait qu'aimer
» Elle n'apportait pas un Evangile qui eût besoin d'être
consacré par la persécution. A l'idée qu'elle incarne il suffi-
sait de la mort glorieuse, sous l'étendard. Elle comptait
n'affronter que celle-là. Et voici donc qu'elle défaille et pleure.
Elle est prise sous un filet d'arguties. Une enfant ! une enfant !
oh I l'ignoble, la basse, l'inutile infamie ! que de lâchetés réu-
nies ! Et, avant la mort libératrice, oh ! ces visites d'Anglais
dans la geôle ! ces convoitises de soudards, ces équivoques,
ces aréopages de matrones que surveille un œil de gentil-
homme par un trou de serrure ! Ce procès ! ce long procès,
qui prend toute la place, qui n'en finit plus, qui multiplie les
formalités, qui tisse des ruses de mots, qui aiguise en poi-
gnard la lettre des dogmes, qui met comme un poison de
crachats dans le calice de la communiante ! Oh ! l'appareil,
la pompe de l'audience ! la tribune sur la place ! les dames
aux fenêtres ! les simarres des juges ! les chapes des prélats !
les armures des chevaliers 1 la hauteur du bûcher calculée
soigneusement, imposante ! Quand on a bien lu, bien compris
cette histoire, on ne peut plus rien voir, plus rien, que la
lâcheté et la malice humaines, et la sottise ; et il faut, d'avance,
se résigner à tout, car on sait que tout est possible. C'est
l'abomination des abominations, un sujet de narration à don-
ner en concours aux plus désolés pessimistes, aux plus déter-
minés nihilistes, à tous ceux qui nient tout... et qui ont rai-
son... C'est un mauvais rêve, un odieux cauchemar. Élevez
donc à Jeanne d'Arc vos statues tardives, accumulez des
bibliothèques en son honneur... Vains simulacres, vaines
déclamations que tout cela ! toutes les cataractes du ciel
ruisselleraient en déluge pour laver la tache sanglante que
cette mort a laissée sur le manteau de la justice, sur la
tunique de l'Église, sur la robe de la Patrie, qu'elles ne par-
viendraient pas à l'effacer !... Lorsque Socrate meurt dans la
sérénité, c'est qu'il veut faire de sa mort un argument... mais
12
266 LA PROSE DE JEAN AICARD
celle-ci, la pauvre petite i^orante, elle s'arrachait les
cheveux ! — € Se peut-il, gémissait-elle, que mon corps, si
» net en son entier, soit consumé et rendu en cendres !... Ha!
» ha ! j'aimerais mieux être décapitée sept fois ! » Et ils l'ont
brûlée ! brûlée vive ! il me semble que cela s'est passé hier
et vos statues me paraissent les monuments les plus frap-
pants de la majestueuse hypocrisie humaine!... La patrie >
le peuple > les rois? vous croyez à ça, vous, après avoir lu
l'histoire de Jeanne ! Et vous la faites lire à vos fils de pay-
sans } Mais c'est à leur donner à tout jamais l'horreur de
tout dévouement ! Cachez ça, croyez-moi. Arrachez-la de
l'histoire, cette page décourageante. Au feu ! au feu ! Et
si elle est écrite sur le bronze, au feu encore ! elle y fondra.
Qu'elle soit brûlée... comme Jeanne !... — « Jésus ! » cria-
t-elle au milieu des flammes. Et elle poussa un grand cri...
Elle n'avait pas vingt ans, monsieur ! »
Le malheureux exalté fondit en larmes. Il s'était levé, et,
saisissant sur une table un gros manuscrit, il m'en lut le
premier vers :
Une grande pitié du royaume de France...
Puis, avant que j'aie pu prévenir son mouvement, il préci-
pita son poème, l'œuvre de sa vie, dans le feu exaspéré...
Machinalement il s'était appuyé au socle d'une grande repro-
duction en bronze de l'admirable Jeanne d'Arc de Paul
Dubois. Et il sanglota longtemps, image désespérée d'une
génération qui, n'ayant plus l'espérance en Dieu, n'a plus de
force ni de courage devant les inexplicables triomphes de
l'intrigue et de l'injustice.
1896
BSaAJS 267
Simple Histoire d'un Petit Enfant.
Je suis à Rome et l'envie me prend de vous conter une
histoire vraie qui a l'accent d'une ballade poétique.
Il y a dix-neuf siècles vivait à Rome un petit enfant. Il avait
cinq ou six ans, sa mère lui parlait matin et soir du dieu Jésus,
qui aimait les tout petits, et qui, du geste, ordonnait aux
foules de s'écarter pour laisser les innocents arriver auprès
de lui. — « Quand ils étaient près de lui, disait-elle, il
caressait leurs beaux cheveux ainsi...» Et la mère cares-
sait les cheveux de son fils avec la tendresse d'un dieu
Jésus. Cette tendresse était un sentiment tout nouveau
que les Romains ne comprenaient pas encore et dont ils se
méfiaient. Les Romains aimaient la force et la beauté, la force
surtout. Ils pensaient qu'elle prime la justice. Jésus était venu
dire au monde non pas que la justice prime la force, mais, bien
plus ! que l'amour véritable (la tendresse faite de douce pitié
pour l'humaine misère) était meilleur que tout, plus fort que la
force, plus beau que la beauté, plus juste même que la justice.
Aujourd'hui, après dix-neuf cents ans, le monde semble
parfois revenir à la dure pensée romaine. On croit la voir
renaître, abstraite dans les cerveaux ou vivante dans les
g-estes, mais toujours diminuée de la qualité suprême qui, aux
temps antiques, la rendait attrayante et qu'on nomme la beauté.
Beaucoup d'hommes, aujourd'hui, adorent la luxure, l'avarice,
la force brutale, mais ils ignorent les Grâces et Vénus, et
Plutus et Hercule ; ils ont des vices sans art ; ils nous font
regretter à la fois la superbe forme païenne (vis superbae
formae) et l'âme délicieuse de l'Évangile — toutes deux
déchues... Le monde est triste. Heureux ceux qui furent aimés
par les femmes, à l'heure où se levait, toute nouvelle dans les
cœurs et fraîche comme une aube, la tendresse chrétienne î
Or, la mère dont je parle était de ces patriciennes de Rome
que la poésie de Virgile avait préparées à celle du Christ
Jésus. Et son petit enfant savait répéter déjà de beaux vers
a 68 LA PROSE DE JEAN AICARD
d'églogue qui parlaient du chant des cigales, du miel des
abeilles, du susurrement desjruisseaux et il savait aussi réciter
de belles proses qui demandaient au Dieu nouveau — à Dieu
le Père — le pain quotidien et le pardon des offenses. Il
disait volontiers, quand on le lui demandait :
Qui legitis flores et humi nascentia fraga,
O pueri, fugite hinc, latet anguis in herba.
Et c'était là sa langue maternelle.
Et il disait soir et matin, en joignant ses mains mignonnes,
captives dans celles de sa mère : « Pater noster, qui es in
cœlis, adveniat regnum tuum, fiât voluntas tua... »
Hélas ! le petit enfant tomba malade. Il cessa de courir
dans les jardins. Il garda la maison. Et, assis sur des tapis
épais, il jouait avec des figurines d'hommes et d'animaux que
son père achetait pour lui dans les boutiques. Mais l'enfant,
comme il arrive, les dédaignait, ayant une préférence marquée
pour trois objets sans valeur : un morceau de serpentine,
débris de quelque dallage, et deux billes d'agathe. Il aimait
aussi beaucoup un petit fragment de pierre dure oîi un habile
ouvrier avait gravé la figure d'un génie douteux, ange ou
amour, et trois fleurs à trois pétales qui semblaient tomber
du ciel.
Et le bel enfant, hier encore si joyeux, quand il eut bien
souffert, mourut. Le père et la mère se regardèrent en pleurant
sans rien dire. On enveloppa le petit chrétien dans un linceul
et on le porta dans la basilique souterraine. Le petit mort fut
placé au milieu du temple. Les hommes se rangèrent d'un
côté, les femmes de l'autre. Le prêtre officia. Puis les chrétiens
suivirent, dans les étroits couloirs de la catacombe, le cercueil
où dormait l'espoir terrestre des parents.
Les murs semblaient des parois de ruche, tout creusés
d'alvéoles. Ruches, en effet, où entraient ces larves : les corps,
et d'où s'envolaient ces abeilles : les âmes — chargées du
miel de leurs bonnes œuvres.
Et dans une de ces alvéoles, la plus petite, on déposa le
ESSAIS 269
petit corps enveloppé de lin. Hélas! II ne jouera plus, l'enfant,
avec les jouets préférés ! Il dort pour toujours : il ne deman-
dera plus à Dieu le pain quotidien :
< Miserere mei, Domine! Fiat voluntas tua. Et Pax in terra
hominibus bonœ voluntatis. »
On ferma, dans la paroi du mur, le trou noir. On le ferma
d'une plaque de marbre de la longueur du lit d'un enfant de cinq
ans, et les bords de la plaque furent scellés, aux quatre côtés
du trou carré, par le ciment romain — dont le secret est perdu.
En cet instant, on entendit un sang-lot dans l'assistance de
ces résignés. C'était la mère. Elle croyait son enfant heureux
d'être mort puisque la mort, c'était, en ce temps-là, le retour
vers Dieu, un Dieu qui était le Père ! Elle pleurait pourtant
malgré elle, avec sa chair, parce que son enfant ne jouerait
plus, assis sur des tapis aux belles couleurs, avec les billes
d'agathe et le morceau de dalle cassée.
Le morceau de marbre et les deux billes, elle les avait
apportés. Ils brillaient entre ses mains à la lueur des lampes
d'argile qu'on abaissait vers les maçons agenouillés — car le
petit sépulcre était au ras du sol.
Et la mère pria les maçons de sceller, avec leur bon ciment,
dans l'encadrement de la tombe, les deux billes d'agathe et
le pauvre morceau de marbre ébréché, ce qu'ils firent avec
soin. C'était un signe où l'on reconnaîtrait plus facilement la
tombe chérie, et puis, qui sait, le petit corps serait content
d'avoir près de lui les humbles jouets favoris, pendant que
l'âme jouerait dans le ciel sur les tapis de nuage du bon Dieu...
Les mères ont de ces pensées qui peuvent sembler sacrilèges,
mais qui font sourire les anges.
A ce moment, on entendit encore un sanglot plus fort.
C'était le père. Il avait, lui, apporté le petit génie incertain,
amour ou ange, gravé dans la pierre dure. Il avait fait emplir
d'un bel or reluisant le creux de la pierre incisée, et il la fit
sceller au fronton de la tombe, sous la protection d'une vitre
bien transparente; puis l'assemblée chrétienne se retira...
Et, pendant dix-neuf cents ans, les deux billes d'agathe, le
270 LA PR06K UE JEAK AICARD
morceau de serpentine et le petit génie incertain aux trois
fleurs mystérieuses devaient reluire dans l'ombre, sous les
seuls regards de Dieu l'Inconnu, pour affirmer obscurément,
mais obstinément, l'immortalité de l'amour, du seul amour
vrai, celui qui accompagne les morts.
Or, hier, je suis entré dans la catacorabe, assez nouvelle-
ment explorée. La curiosité des historiens, des savants, des
artistes y a profané déjà toutes les tombes. Presque toutes
sont éventrées, livrant le secret des poussières moisies et des
ossements verdissants, mais la petite tombe de l'enfant est
toujours close hermétiquement.
— Vous ne l'ouvrirez pas, j espère> ai-je demandé à l'ingé-
nieur.
— Elle ne sera pas ouverte, me fut-il répondu.
Et j'eus envie, agenouillé comme j'étais, pour mieux voir, de
baiser ce marbre, ces agathes, cette vitre.
Et, ce matin, j'ai eu l'honneur insigne d'être reçu par une
reine, dans son palais magnifique qui s'appelle le Quirinal.
La reine d'Italie daigna me demander quelles étaient mes
admirations à Rome, et ce qui m'avait touché le plus parmi
tant de merveilles. Et je n'ai pu m'empêcher de répondre:
« Majesté, c'est la tombe d'un petit enfant, mort depuis dix-neuf
cents ans. » Et la mort de l'enfant de cinq ans, du petit enfant
âgé de dix-neuf siècles a touché la reine. Et tandis que,
selon la règle du palais, les laquais en livrée rouge, dans la
galerie par où s'en allait l'étranger, se rangeaient en bel
ordre sur son passage — l'âme du visiteur, au sortir de la
somptueuse demeure, retournait dans la catacorabe, s'enfonçait
sous l'humide poussière des siècles, et là, parmi les osse-
ments verdâtres, elle baisait, agenouillée dans la nuit, le
petit génie incertain, amour ou ange, qui brille au fronton de
la petite tombe chrétienne, avec ses trois fleurs mystérieuses,
tout près des deux billes d'agathe et du morceau de dalle
cassée...
Éternels débris !
1899.
S86ÀIS a~, I
L'Ame Arabe *.
A PIERRE LOTI.
Ce que j'ai fait en Algérie, ô Loti, c'est à vous que je le
veux conter, parce que vous avez une âme, une âme qui va loin
sous les choses, qui lit le verbe entre les lignes; parce que
dans vos yeux vagues, la vie même incomprise se reflète
approfondie et conçue; parce que vous êtes un poète et que
moi, n'ayant rien à vous apprendre, je suis sûr d'être deviné
par vous.
*
* ♦
Je suis allé dans ce pays qui vous charme, d'abord pour
changer de place; pour monter à cheval en quittant un bateau;
pour voir d'autres visages que celui de nos concierges pari-
siens ; pour acheter, à Biskra, d'un marchand toulonnais, une
musette en poil de chameau et un faux poignard touaregs que
m'ont volés, à Biskra même, des garçons de café parfaitement
européens; pour m'affubler d'un chapeau de palme grand
comme un parasol et brodé de laine rouge; pour inaugurer
un chemin de fer; pour offrir à Tunis la première conférence
française qui y ait été faite : pour voir Barka danser, un peu
niaisement, la danse du ventre, qui ne vaut pas la danse du
sabre dansée par des hommes ; pour causer, au bord du désert
avec trois ministres et quelque cent députés ; pour trouver
vilaines les juives boursouflées de Tunis, et magnifique l'hos-
pitalité des Tunisiens ; pour effrayer dans Tunis, une Améri-
caine qui m'a pris pour un Américain ; pour y entendre, à
minuit, dans un cabaret, pleurer tout à coup un rieur sceptique
qui m'a avoué un cœur exquis ; pour entendre deux cents
personnes me demander tour à tour, en une heure, devant les
gorges du Rummel, à Constantine, si ce t paysage m'inspi-
I. Extrait de la Préface de .4m Bord du Désert.
372 liA PROSE DE JEAN AICARD
rait » ; pour m'entendre dire par les mêmes, tous les jours
cent fois, un mois durant, cet assommant beau vers d'Alfred
de Musset :
Poète prend ton luth... et me donne un baiser.
que les femmes n'achèvent jamais ! pour acheter un bracelet
d'esclave à un homme libre qui voulait me le vendre six fois
sa valeur, — mais j'ai dit, prévenu par un interprète : « Prends
ta balance, et pèse !» — et il a répondu, cet Arabe : « Je vois
que tu la connais »
Après cela, j'ai repris le bateau « pour France » ; j'ai
quitté, non sans tritesse, des amis nouveaux; j'ai vu le grand
continent s'enfoncer et disparaître dans le lointain entre ciel
et mer, l'apparition d'Alger, teinté de bleu de ciel et de blan-
cheur d'écume, fondre lentement sous le ciel et l'eau... La
nuit est venue, sans étoiles, — mais des étoiles bleuâtres se
sont allumées le long du bord, dans les écumes phosphores-
centes. J'ai regardé longtemps cet éventail blanc qu'ouvre
devant lui l'éperon du bateau ; la route étincelante qu'il laisse
sur l'eau derrière lui, chemin de gloire bientôt effacé, et le
sillage de fumée bientôt éparpillé dans l'air... Le capitaine
m'a, au matin, désigné la terre, invisible pour moi dans les
brumes dorées. Puis, Marseille a surgi ; les horizons connus
ont reparu ; les douaniers, vainement, ont essayé de troubler la
douce émotion de mon cœur... Et me voici chez moi, à la cam-
pagne, dans ce cabinet de travail que vous connaissez, en train
de vous écrire entre deux étagères algériennes et trois pots de
Tunis, un peu sot du retour, si je n'avais à vous dire que j'ai
rapporté de là-bas quelque chose de l'âme arabe.
Il y a six mois que les lignes précédentes ont été écrites,
Loti, dans ma retraite de Provence.
ESSAIS 273
Je reprends ces pages à Paris, comme une lettre qu'on a un
moment interrompue.
Ce qui m'a interrompu, c'a été, ô Loti, un projet, une idée
bizarres : l'idée, le projet, de faire jouer au Théâtre-Français
une pièce en quatre actes, en vers.
Fatale idée, Loti, projet fatal ! Puisse le Bouddha cher à
Chrysanthème vous garder à tout jamais du projet, de l'idée
bizarres qui pourraient vous venir, comme à moi, — ô Loti,
— de faire marcher sur un théâtre vos rêves en habits de
réalité !
Le théâtre, ô Loti, est un endroit redoutable, où les rêves
des rêveurs prennent des corps, des voix, pour injurier et
frapper leurs pères.
Au théâtre, votre frère Yves vous dirait que vous ne savez
pas ce que vous faites, votre petite Chrysanthème vous affir-
merait que vous ne savez pas ce que vous dites, et Azyadée
que vous êtes un sot.
Dès qu'on apprendrait que vos propres amoureuses, vos pro-
pres frères et enfants, n'ont pour vous aucun respect, le bruit
se répandrait que vous êtes plus bête encore qu'ils n'osent le
dire, et les gazettes l'imprimeraient !
Elles l'imprimeraient, Loti. Il se trouverait des confrères
pour annoncera tout l'univers que votre oeuvre, encore incon-
nue, votre œuvre encore vôtre, est indigne d'être et de paraî-
tre.
Ils ne s'apercevraient point qu'il y a, dans un procédé pareil
injustice et cruauté. Ceux mêmes qui demandent des œuvres
dramatiques nouvelles, des efforts nouveaux, qui crient :
« Place aux jeunes ! » c'est-à-dire aux auteurs sans autorité,
— ne s'apercevraient point qu'ils font du découragement, du
désespoir peut-être, qu'ils ruinent d'avance l'avenir sur lequel
comptait un travailleur. Ils ne diraient pas, ô Loti ! qu'ils sont
pareils à la grêle qui tue la moisson à peine germée.
12.
374 LA PROSE DE JEAN AICARD
Et le public, indifférent, croirait, sur la foi des gazettes,
que l'œuvre, inconnue de tous, a été condamnée par tout le
monde, —au moment même où vous, l'auteur, vous déniez à
l'expérience des maîtres eux-mêmes, et sur leur conseil, le
droit de dire à l'avance : « Ceci fera de l'effet, ceci n'en fera
pas. »
*
* *
Car, ô Loti ! l'art du théâtre est par excellence l'art sans
formule. Au théâtre, tout le monde vous conseille, personne
ne sait quoi. C'est un lieu magique où on perd toutes les illu-
sions. L'effet y prime le sentiment, la pensée, l'émotion. Tout
le monde cherche donc l'effet, mais personne ne sait où il
est. La grosse affaire est d'affirmer que l'auteur le sait moins
que personne. Quelquefois tout le monde croit le savoir...
«C'est ici ! » Quelle erreur !... c'est là-bas, tout au contraire,
qu'il se produit alors au mépris des prévisions. Et le critique
triomphalement de s'écrier : « Ça, c'est du théâtre ! » juste
quand le succès le lui fait croire.
Qu'il y ait un art dramatique où l'émotion naîtrait des
situations et des paroles, sans effet, — ce qui serait d'un très
grand effet, — je suis de ceux qui le pensent, — mais les
critiques enseignent le contraire, les directeurs affirment le
contraire, parce qu'ils se font un devoir de chercher le succès
d'argent, non le succès d'art, — et le public, — qui a bien
d'autres affaires, — passe condamnation. Il va au cirque, —
que j'aime beaucoup, et vous aussi, ô Loti.
Après les Burgraves, Victor Hugo, — ceci, je crois, n'a
jamais été raconté, — s'écria : « Le théâtre m'ennuie ; les
ESSAIS 27»
comédiens m'ennuient ; les répétitions m'ennuient ; les direc-
teurs m'ennuient; les ministres m'ennuient; la censure
m'ennuie; les rois, les empereurs m'ennuient... je ne ferai
plus de théâtre!... »
Découragé, il employa « ce qu'il avait de talent » à faire
la Légende des Siècles.
Ne faites pas de théâtre, ô Loti. Moi, je n'ai plus qu'une
vingtaine de comédies et de drames à écrire et je jure de n'en
plus faire aussitôt après.
Pour le moment, impatienté, j'ai préféré revenir à l'âme
arabe que « faire du théâtre ». Je retournerai dans quelque
temps à la Comédie-Française. Je vous y convierai. Vous n'y
viendrez pas. Vous ne devez pas aimer ça.
A mon retour d'Algérie, Loti, au sortir des grands hori-
zons de désert et de mer, — on ne saurait croire quel effet
lamentable m'ont produit la scène et les décors d'un théâtre !
Je ne comprenais plus. Le joujou de carton était trop petit ;
l'action, trop compliquée et trop rapide... C'est que j'étais
habitué aux simplicités, aux grandeurs, à la patience...
j'étais arabisé.
L'âme arabe, ô Loti, est simple, grande, patiente, et n'a
rien à voir aux discussions de théâtre.
J'ai écrit aujourd'hui les derniers vers de mon livre.
Laissez-moi vous conter comme il a été joyeusement bap-
tisé, à vous qui aimez les jeux de la vie, du hasard, et de la
fantaisie.
Moi qui nai pu assister à Rochefort à votre fête • moyen
âge, » je compte aller voir samedi prochain le bal offert aux
Parisiens par M. Cernuschi. Je rêve un costume d'Othello, et
j'essayais chez moi une robe blanche, de lin et de soie, quand
276 LA PROSK DE JEAN ATCAED
des amis, à l'improviste, ont frappé à ma porte. C'était ce
soir même : « Ah ! vous voilà ! vous allez baptiser mon livre ! »
Nous éclairâmes a giorno. Le hasard, qui m'habillait en
Oriental, fit entrer chez moi, à ce moment, un jeune Arabe qui
fut mon compagnon de voyage de Tunis à Alger. Quand il
eut entendu la Pétition de l'Arabe, la dernière pièce de ce
livre, mon hôte, touché, ôta de son doigt une bague, et me
tint, très gracieusement, ce discours, non sans quelque
solennité : « Ceci est un talisman. Douze lignes du Koran sont
gravées sur la pierre de cette bague, grande comme l'ongle du
petit doigt, et qui a été rapportée de la Mecque. Je vous
donne cette bague en souvenir du jour où vous avez achevé
ce livre, qui défend, d'une manière si touchante pour moi, la
race arabe.
« Cette bague est un souvenir légué à mon père par le
Kashnadar (ministre de Tunis avant le protectorat), le même
à qui M. Thiers écrivait : « La Tunisie est pour vous un trop
€ petit champ d'action ; vous êtes vraiment un homme d'État. »
« Je tiens beaucoup à ce talisman, le ministre notre ami l'a .
porté trente-sept ans. J'aurais « le cœur fendu » s'il était
porté à l'avenir par un autre que vous ; je vous l'offre comme
un remercîment des Arabes. »
L'émotion d'un Arabe, le jour même où j'ai écrit la dernière
ligne de mon livre, voilà, Loti, un souvenir émouvant pour
moi. Je vous le conte, persuadé qu'il vous touchera aussi.
Cette bague, c'est le signe de mon alliance avec l'âme
arabe. Pendant que je la glissais à mon doigt j'évoquais une
forme entrevue dans la villa mauresque, à la grille d'une
fenêtre, une tête fine, curieuse, aux grands yeux doux, bien
noirs et luisants d'une vive étincelle, et je nommais en mon
souvenir la Kheïra du poète Bib-el-Thebib, et je me croyais
son fiancé, dans l'étincelante demeure du Rêve, où les jours
ESSAIS «77
sont des nuits constellées de flambeaux, embaumées de fleurs,
pleines de chansons.
« Les étoiles m'illuminent, les fleurs m'embaument, les
chansons me bercent. »
Sur l'or de cette bague, je ferai graver une date, celle d'au-
jourd'hui : i6 mai 1888.
L'âme arabe dit :
Tu ne seras vraiment charitable et pieux
Qu'après avoir donné ce qui te plait le mieux.
Elle a dit :
Un nom obscur, mais pur, est glorieux dans l'ombre,
Elle a dit :
Se servir du poignard, c'est, — fût-on le vainqueur, -
Lui donner pour fourreau, demain, son propre cœur.
Elle a dit :
Poète, parle à tous avec force et douceur,
Et ni juge ni roi, sois un avertisseur.
Aucune sagesse n'a pensé plus haut. C'est la parole chré-
tienne.
L'âme arabe, ô Loti, est simple, grande, patiente.
Elle accepte la vie et elle accepte la mort.
Parmi les procédés d'art et de critique, il y en a deux, très
opposés, et qui sont symétriques :
L'un consiste à voir dans la nature qu'il s'agit dexprimer,
ou dans l'œuvre qu'il faut qualifier, uniquement les choses
378 LÀ PROSE DE JEAX AICARD
mauvaises, déplaisantes, le mal et l'erreur. Dans ce système,
quand le bien, l'agréable, sont constatés, ils prennent l'arrière-
plan ; ils sont subordonnés, niés presque, sinon tout à fait.
L'autre consiste à ne voir ou à ne montrer que le bon et le
bien. Le mauvais et le mal sont alors sinon niés, du moins
subordonnés, relégués à l 'arrière-plan... Des deux systèmes,
quel est le meilleure
Pour moi, qui ne me permettrai jamais de trancher aucune
question, — et qui ne reconnais aux critiques et aux chefs
d'école que le droit d'affirmer les préférences de leur nature
propre, mais non de proclamer des règles, je préfère l'art qui
met au-dessus de tout, — comme le fait la nature elle-même,
— les rayons, les nettetés, l'éclat, la vie, l'épuration perpé-
tuelle, universelle.
Je ne suis pas de ceux qui reprochent aux corbeaux de
manger de la viande corrompue : je les remercie d'être des
nettoyeurs. Les charognes, dans la nature, tiennent peu de
place, et, vite, sont éliminées, disparaissent sous les fleurs et
les verdures.
Je ne dis pas aux roses : « Fi ! vous naissez du fumier ! »
je suis tenté de dire au fumier : « Gloire à toi qui nourris
les roses ! »
O Loti, le réel social, que l'on confond trop souvent avec
la nature, est quelquefois abject parce qu'il se modèle impar-
faitement sur la nature divine... J'appelle divin tout ce qui
échappe à l'homme, se passe de lui, et l'emporte.
La terre n'est pas ignoble ; elle absorbe toute ignominie et
en fait de la vie, éternellement; la mer n'est jamais salie :
elle lave tout ce qu'elle touche, les rochers du rivage et le
pont de votre navire ; le ciel est la source de pureté, eau et
feu. La vie est propre et glorieuse. La mort, immortellement,
est absorbée et rendue vivante. Il n'y a de naturalisme, d'art,
de politique, de philosophie viables, que ceux qui, copiant la
nature même, simplifient tout, purifient par la simplification
ESSAIS 279'
qui rapporte chaque élément à sa source particulière, lavent,
éclairent, et font grermer, c'est-à-dire monter vers la lumière.
L'esthétique est une morale.
J'ai lu sur les Arabes, ô Loti, différents ouvrages, où tous
les défauts de la race sont signalés avec un soin méticuleux.
Voleurs, menteurs et pouilleux, voilà les aménités naturalistes
dont couramment on les gratifie.
J'estime que les Français orgueilleux qui parlent ainsi d'un
peuple vaincu, le traitent injustement et maladroitement en
ennemi armé et debout.
L'Arabe ne nous hait point. Il hait le juif, non le chrétien.
Aïssa ou Jésus est pour lui un prophète vénérable. En outre,
cette race guerrière, chevaleresque, a le respect d'une Force à
qui Dieu a permis le triomphe.
Elle a le respect du vainqueur. Si tu as vaincu, c'est que
Dieu l'a voulu. De plus, trop fière pour rabaisser ses ennemis,
elle les estime, les admire d'être ses vainqueurs, et demeure
prête — si le vainqueur n'essaie pas de dominer sa conscience,
n'offense pas sa religion — à le servir comme un noble et bon
maître, le désigné de Dieu.
Avec de telles dispositions d'âme, TArabe, manié par une
autorité éclairée, énergique et subtile à la fois, aussi polie que
ferme, deviendrait une force française incomparable, très
supérieure, par entraînement religieux et physiologique, à
l'élément européen, fatigué, lui, par l'esprit sceptique, ana-
lyste et positif, par un rationalisme de décadence qui est la
mort de tout enthousiasme et, par conséquent, de toute gran-
deur, de tout dévouement, de toute patrie, comme de toute
famille et de toute religion.
Il va sans dire qu'il ne me vient pas à l'esprit d'opposer la
société arabe à nos sociétés européennes. C'est de Vdme
a8o LA PROSE DE JEAX AICARD
arabe que je parle uniquement, de l'individualité morale de
l'Arabe, de sa conception de la vie; je parle de ce qu'il y a
d'essentiellement beau dans le génie de cette race, qui n'a
rien à fonder, puisqu'elle a placé son intérêt d'être, son âme,
bien plus haut que ce monde, — et qui aurait le droit en
somme de vivre à sa guise, si nous n'étions pas encore aux
temps de deuil où la Guerre prétend fonder le Droit.
On a impolitiquement fait à l'Arabe la mortelle offense
d'accorder aux Israélites d'Algérie des privilèges qu'il n'a
pas ; on l'a, de fait, déclaré inférieur à la race qu'il abomine.
Faute énorme I grosse de périls ! La France de l'égalité doit
aux Arabes, sans tenir compte de leur intolérance, plus de
respect véritable.
Au lieu de respecter la foi de l'Arabe, on la brave. Au lieu
de traiter l'Arabe en noble chevalier vaincu, on le traite en
indigne ; il est en face de nous, sans moyens d'action, sans
députés indigènes, sans autre défense que l'insurrection. On
en abuse.
En ceci, la France oublie qu'elle est l'apôtre de tous les
affranchissements.
Nous ruinons, nous abîmons une grande race qui nous est
fraternelle et demeure prête pour nous au dévouement des
martyrs : l'Arabe l'a prouvé en 70.
Les colons supprimeraient volontiers, d'un seul coup,
tout l'élément arabe.
Eh bien I la France qui pense ne peut pas être, en 1889, la
France qui exploite.
Les Arabes demandent quoi } Plus de respect de l'âme
française pour l'âme arabe, pour la dignité arabe, pour les
mœurs, la religion, la foi arabes, — peut-être pour la pro-
priété arabe.
ESSAIS 381
Ce qui en eux réclame, ce n'est pas l'épargne, c'est la géné-
rosité, c'est la dignité... J'ai promis à un certain nombre de
cheiks d'écrire cette revendication, le cri de leur cœur. J'ai
tenu, je tiens ma promesse... Vous trouverez, Loti, à la fin
de ce livre, la Pétition de l'Arabe, dont chaque trait m'a été
fourni par un de mes hôtes d'un jour, autour du couscoussou
national.
Hélas ! il faudrait que quelques-uns au moins de nos admi-
nistrateurs fussent animés d'un esprit d'apôtres. Il faudrait
que leur mission ne leur apparût pas seulement comme une
fonction lucrative ; il faudrait qu'une forte éducation natio-
nale eût appris à ces serviteurs la connaissance des âmes,
des religions, des intérêts supérieurs, et comment l'intérêt
privé, légitime, s'élève en servant celui des peuples.
Il faudrait, ô Loti, que nous eussions de la grandeur, un
idéal politique, national, humain, le goût de l'unité, l'horreur
de la division, beaucoup de choses, ô Loti, dont on ne parle
même plus...
Comment la France respecterait-elle l'Arabe? Nous ne
nous respectons plus nous-mêmes. La liberté, qui nous
semble encore le principe de la dignité humaine, est en train
de tuer la politesse française! Les lettres donnent souvent
l'exemple. L'art n'est plus la fleur par excellence d'une nation
policée et polie. La grâce hellène, si bien mariée à l'esprit
français d'autrefois, se cache, honteuse, devant des lourdeurs
vraiment tudesques, des violences américaines et des mer-
cantilismes anglais...
Reprenez la mer, ô Loti. C'est elle qui vous a enseigné la
simplicité et la grandeur, qui vous a donné votre génie, le
mépris, l'oubli plutôt, des bassesses et des jalousies, la
patience, l'acceptation de la vie et de la mort.
La mer enseigne les mêmes choses que le désert.
282 Li. PROSE DB JEAN AICÀRD
L'âme arabe, comme le désert, est simple et grande.
Il y a, dans ce livre, Loti, une ou deux pièces, où, donnant
la parole à l'Arabe, je lui prête des idées ou des sentiments
plus compliqués ' que les siens propres (le Marcheur du
Désert, par exemple). L'expression seule de certains sen-
timents, fussent-ils ceux de l'Arabe, est déjà par elle-même
une complication dont il est incapable. Mais, Loti, comme
vous l'avez dit vous-même du Japon, dans votre livre
japonais, je dirai à mon tour : Un des principaux personnages
de ce livre est l'Effet que me fit ce pays.
Ce que raconte chaque voyageur, c'est ceci : comment il a
été, personnellement, impressionné par les pays qu'il a par-
courus.
Sans cela, il y a beau temps qu'on ne parlerait plus ni de
la terre, ni de la mer, ni du ciel, ni des fleurs, ni de l'amour,
et ce serait vraiment dommage, ô Loti.
Simple et grande, l'àme de r.\rabe! comme l'éternel spec-
tacle du lever et du coucher des soleils dans le désert.
Ici, il y a Dieu et l'homme. Dieu est grand... Moi si petit,
si perdu ! Et l'homme s'incline, grand par le sentiment cons-
tant de son rapport avec l'infinie immensité.
L'Arabe étant assuré dans sa foi, la mort ne lui est rien
qu'une délivrance. A toute seconde, il est prêt à se montrer
héroïque. Quand Mahomet ne serait qu'un politique, il reste-
rait un grand prophète.
La foi est un levier perdu, celui qui soulevait les mon-
tagnes. Nous qui n'avons plus la nôtre, servons-nous de
celle-ci en l'honorant. Ce sera plus noble d'abord, plus poli-
tique en même temps que de la susciter contre nous.
HtSÀi.H a83
L'Arabe est patient, la monotonie des jours dans l'horizon
uniforme lui a appris la patience. Et surtout il la tient de sa
foi, patient... parce qu'il se sait immortel.
On m'a cité l'exemple d'un Arabe qui arrive dans une gare
au moment précis où le train — un train unique par vingt-
quatre heures — siffle et s'éloigne.
L'Arabe le regarde partir, curieux, charmé de voir cette
puissance étrange activer sa vitesse; puis, lentement, le fils
du désert s'assied, tire quelques dattes du capuchon de son
burnous, et, vingt-quatre heures durant, attend le train qui
doit suivre.
La patience aussi est une force. Pourquoi la mettre contre
nous?
Voilà, ô Loti, les réflexions que je vous dédie, à vous qui
êtes un poète, — incompris d'ailleurs au point de vue philo-
sophique, malgré l'admiration générale qu'ont soulevée vos
livres, — à vous qui vous êtes fait l'éducateur d'un simple,
« mon frère Yves », d'un nomade du désert d'eau que, lentement
et à force d'aff"ection et de génie, vous avez élevé au rang de
frère.
Cette action-là, ô Loti, c'est l'action future, sacrée, de l'es-
prit de liberté sur les masses inférieures. A défaut d'autre
religion, nous aurons celle de la pitié, la vénération de la
douleur, le respect de la misère, l'amour des faibles, des
vaincus, sans autre réponse que la joie de se donner, de
créer, de faire œuvre d'hommes-dieux.
C'est là l'essence du génie chrétien, qui refleurira à la cime
de la civilisation universelle.
Un de mes frères à moi m'écrivait il y a quelques jours :
« Proclame (pour faire ton devoir de poète) les devoirs du
riche et les droits du pauvre ; c'est tout l'Évangile. » Oui,
aS4 LA PROSE DE JEAN AICABD
quoi que cela puisse coûter, c'est cela, ô Loti, qui est la
vérité. Elle paraît encore gênante à beaucoup des nôtres, je
le sais. Mais elle est impérieuse et s'imposera, ou bien ce
sera la fin du vieil Occident.
Oui, il faut que ceux qui savent, proclament les droits de
l'ignorant ; que les forts proclament le droit des faibles, les
riches le droit des pauvres, le vainqueur les droits du vaincu.
Alors seulement il sera permis aux puissants de ce monde
de parler, avec noblesse, de soumission et de devoir, aux
ignorants, aux faibles, aux pauvres, aux vaincus.
Là est la Révolution, ou elle n'est qu'un mensonge. Là est
la France.
Paris, le i6 mai 1888.
Pour l'Arabe^
<■ Nous sommes déjà morts. Si vous
voulez nous ressusciter, cela dépend
de vous. »
(Cour d'assises de l'Hérault :
Parole d'un accusé à ses juges.
— Audience du 4 février.)
On causait. La conversation vint à tomber sur l'affaire des
révoltés de Margueritte, qui connaîtront leur sort à l'heure
où paraîtront ces lignes.
Nous étions entre amis. Il y avait là, outre une vieille
barbe de philosophe, un ancien officier qui a longtemps vécu
en Afrique et un peintre ami des choses de l'Algérie...
— Parbleu ! dit le peintre (que nous appelons entre nous
l'Orientaliste), quand j'ai lu, il y a quelques jours, dans le
Figaroles, lumineux comptes rendus de M. H. Varennes, très
naïvement je me suis dit : Enfin ! la misère de l'Arabe est
I. Figaro dimanche 8 février 1903.
ESBAitJ a85
dénoncée comme elle ne le fut jamais I... L'esprit de justice
étant l'essence même de notre démocratie, il aura suffi qu'on
ait révélé un état de choses essentiellement contraire à la
justice... Mille champions vont se dresser en faveur de
l'Arabe qui, vaincu d'une république, se réclame des Droits
de l'Homme.
— Déclamation ! monsieur, vaine déclamation ! dit le vieux
philosophe. La Révolution, monsieur? on en a soupe!
Nous voyant interloqués :
— Le mot n'est pas de moi, dit-il. Il est d'un républicain
du dernier bateau... Et je veux dire en le citant qu'il n'y a
nulle part au monde, nulle part entendez-vous, ni justice ni
pitié effectives dans l'âme des heureux ou des vainqueurs,
quels qu'ils soient. Tout ce qui se fait de juste, de pitoyable,
ou plutôt d'ainsi nommé, se fait sous la menace des malheu-
reux et des vaincus en révolte, — et cela uniquement, bien
entendu, lorsque la menace mérite d'être prise en sérieuse
considération. C'est, hélas! l'idée fondamentale de la théorie
anarchique. Les misérables n'ont de partisans déterminés et
par conséquent utiles que les misérables. Et les révolutions,
qui seraient si belles, venues d'en haut, ne viennent jamais
que d'en bas. C'est bien la pensée du grand iMichelet lorsqu'il
fait dire à la sorcière présidente des réunions anarchiques
qui, sous le nom de sabbats, préparèrent les jacqueries :
« Esprit d'en bas, sois béni ! » On n'a pour l'heure rien à
craindre des Arabes : on ne fera rien pour l'Arabe.
— Vous êtes plutôt consolant, m'écriai-je. Mais en vérité
croyez-vous possible que le cœur de la France ne s'émeuve
pas à relire la plaidoirie de M* Ladmiral devant la Cour
d'assises de Montpellier > Il ne déclame pas ; il cite des faits,
celui-là. Il vous apprend que • dans certaines exploitations
l'Arabe est battu comme un cerf I ». Oui, il y a, en Algérie,
des amateurs de cet odieux moyen de gouvernement, le bâton,
qu'on nomme là-bas la matraque. De là cette parole inouïe de
certains témoins, à la Cour d'assises de l'Hérault : « Quand
nous avons vu qu'on chargeait à coups de bâton les Arabes
a86 LA PllORK DE JEAN AICARD
assemblés, nous avons pensé que le feu avait pris quelque
part et qu'on venait les chercher pour porter secours ! »
— Et quel est le Français, dit placidement le philosophe,
qui ne serait prêt à mourir, en dépit de tous les scepticismes,
plutôt que d'admettre, dans le plus ignorant des villages de
France, cette façon d'organiser les secours en cas d'incendie?
— L'avocat, repris-je, expliquait encore que l'administra-
teur, en vertu du Code spécial de l'indigénat, a le droit d'in-
fliger à l'Arabe cinq jours de prison et quinze francs d'amende.
La peine est immédiatement exécutoire. C'est là, dit-il fort
bien, une arme de chantage et de concussion. » Notez que, de
la part d'un Arabe, toute plainte mal fondée contre l'admi-
nistrateur est rudement punie... Et vous devinez qu'une
plainte d'Arabe est toujours mal fondée !
Le philosophe rêva un moment :
— Soyons sincères, républicains et humanitaires, dit-il :
un peuple de vaincus qui se sou lèverait tout entier et qui
mourrait pour échapper à une telle oppression ferait l'admi-
ration... platonique... de tous les peuples !
Ici l'orientaliste tira de son portefeuille quelques « petits
papiers » et lut. Voici comment les jurys algériens sont appré-
ciés par ceux qui les connaissent : « L'indigène a la conviction
que ces jurés qui vont le juger sont ses ennemis, et il faut
bien reconnaître que sa suspicion devient légitime lorsque le
crime a été commis ati préjudice d'un Européen. En pareil
cas, l'expérience démontre que la condamnation est certaine
et souvent dépasse la mesure. » Qui parle ainsi? M. Foumez,
procureur général. (Voyez : Procès-Verbaux delà sous-com-
mission d'études de la législation civile en Algérie, page i3.)
— On pourrait citer à l'infini les histoires authentiques qui
prouvent que les Arabes, en Algérie, sont traqués comme les
mulots dans un champ de betteraves français. Q'est un vrai
martyrologe. (Voir Pages libres, 8, rue de la Sorbonne, —
numéro du i3 Décembre 1902.) Les décrets des 29 mars et
29 mai 1902, qui instituent des tribunaux répressifs, ont empiré
la situation de l'Arabe. En voici deux articles suggestifs :
K8SAIS 287
« Art. 10 : Le tribunal peut autoriser l'accusé à se faire
assister d'un parent ou d'un membre de sa tribu.
Art. II : La faculté d'appel appartient au condamné
lorsque le jugement prononce un emprisonnement de plus de
six mois, etc. »
Or, ces décrets, qui consacrent une conception fausse du
droit, sont, en outre, illégaux.
La Cour de cassation, par arrêt de sa Chambre criminelle
en date du 22 mars 1878, a défini la valeur des décrets :
« ... Les lois françaises en vigueur en Algérie, dit-elle, ne
peuvent être modifiées que par une loi nouvelle votée par les
deux Chambres et régulièrement promulguée. »
En résumé, pas d'instruction, — pas de défense, — pas
d'appel!... Tout cela est odieux, soit dit au nom de la justice
et au nom de l'Arabe vaincu, battu, spolié, taquiné, empri-
sonné, bravé, dédaigné, humilié, bâillonné, et finalement
exaspéré! Tout cela est dangereux, soit dit au nom de la
politique française.
— Ce qu'il faut bien voir, dis-je à mon tour, c'est que de
tels errements administratifs, positifs, amènent, d'une façon
nécessaire, d'étranges rapports moraux entre l'indigène et
l'Européen. Comment serait-on porté à traiter en homme, en
frère, un être que la loi traite en créature déchue r Tout
voyageur indépendant est frappé, en Algérie, par l'allure
méprisante du Français pour l'indigène, pour YArti. Mal
redoutable. La conquête matérielle n'est pas assurée quand la
conquête morale n'est pas même commencée.
A ce mot, je regardai le colonel... Il dévorait sa moustache.
Le peintre roula entre ses doigts une cigarette de blond
tabac d'Orient, et conta :
— Je visitais une ville d'Algérie en compagnie d'un jeune
musulman de distinction, suivi de son domestique arabe,
serviteur né dans sa maison, une manière de gouverneur.
Nous regardions nos tasses fumantes, au fond d'un café
maure. J'allai serrer la main à un jeune administrateur de
ma connaissance, assis non loin de nous et que je rencon-
j88 la TROSE de JEAN AICARD
trais là par hasard. Un vieux cheik entra, beau sous le bur-
nous aux grands plis, blanc comme sa barbe vénérable...
Ayant à parler au fonctionnaire, le cheik s'avança vers lui.
Le jeune homme — un républicain ! — tendit sa main la
paume en dessous, les doigts retombant, à la façon des
évêques... Il n'y avait pas à s'y tromper: il fallait baiser
cette main... Le vieux chef coula vers mon ami arabe un
regard de tristesse impuissante, de rage humiliée, d'orgueil
vaincu, et il baisa la main française. Mes amis sortirent
précipitamment : je les suivis, et aussitôt le jeune seigneur
me dit :
« — C'est trop ! Cela fait venir de mauvaises pensées.
« — Oui, tuer ! laissa échapper le chaouch.
« Je crus du moins entendre ce mot qui fut comme écrasé
entre ses dents. Son maître voulut l'excuser :
« Songez donc à ce que vous éprouveriez si, vous Fran-
çais, vous étiez forcé de baiser la main d'un... Anglais....
installé en France ! »
Il y eut un silence pendant lequel on entendit tousser le
colonel. Le philosophe marmotta :
— Guillaume Tell et Jeanne d'Arc, dans le meilleur coin
du paradis, ce coin privilégié que le Grimoire des bergers
appelle « la France du ciel », doivent se demander si la loi
des vainqueurs est demeurée aussi barbare que de leur
temps. Théroigne de Méricourt peut se poser des questions
analogues dans le ciel apothéotique où la placent M. Hervieu
et Sarah Bernhardt !... — Vous ne dites plus rien > interro-
gea-t-il encore en se tournant vers moi : je croyais que vous
aviez des amis arabes r
— Certes ! et des amis excellents ! m'écriai-je. Et savez-
vous comment j'en ai conquis quelques-uns? Voici. Dans un
banquet officiel, au moment du café, l'impertinence d'un
valet s'amusait à ne pas servir à leur rang six ou sept cheiks,
d'ailleurs somptueux sous le burnous rouge de cérémonie
orné de la Légion d'honneur étincelante. J'offris ma tasse
tout naturellement à l'un d'eux. Ses veux brillèrent aussitôt
ESSAIS 289
d'une flamme de sympathie heureuse, de fierté apaisée... Je
compris, et je servis alors de même tous les autres. A la
sortie du banquet, c'était à qui m'offrirait en échange, avec
des mots afiectueux, parties de chasse, courses à cheval,
séjours sous la tente...
« — Puisque tu nous aimes, me dit l'un d'eux, fais quelque
chose pour nous... un jour !...
« Que peut faire un poète, sinon des vers } C'est ainsi que
j'écrivis une certaine Pétition de l'Arabe... Et ceci se passait
bien avant que l'humanisme fût inventé, — V/iumanisme, dont
Victor Hugo, mort trop tôt, n'entendit jamais parler !... Bien
des années après ces petites choses, durant l'Exposition de
89, un Arabe inconnu est introduit chez moi, à Paris. II
s'avance, salue en touchant son front, puis son cœur et, sans
autre préambule, il se met à me réciter, du premier vers au
dernier, la Pétition Je l'Arabe. Il faut croire que les bonnes
paroles vont parfois à leur adresse, par delà les grandes
eaux bleues...
« C'est au sujet de cette « pétition » que le vieil interprète
Roche, un des combattants des guerres d'Algérie au temps
d'Abd-el-Kader, m'écrivit: « Aimez bien ce peuple : il est
« généreux, chevaleresque ; qui cherchera son cœur trouvera
« son cœur... » Ne connaissant rien à ce moment-là du vieil
interprète Roche, l'auteur de Trente Ans en Islam, je pris la
liberté un jour de le nommer devant S. A. R. le duc d'Au-
male:
« — Rocher ah 1 le brave, le vaillant homme! Sur les
Arabes, vous pouvez croire qu'il sait ce qu'il dit, et qu'il dit
la vérité ! »
L'orientaliste reprit la parole :
-- II y a quelque deux ou trois ans, un littérateur de ma
connaissance écrivit à M. Jonnart, gouverneur de l'Algérie,
pour lui recommander un de ses amis indigènes. « Je
souhaite, répondit le gouverneur, vous inspirer une sym-
pathie comme celle que vous montrez pour le cheik... » Ce
mot, tout à fait inusité de la part d'un administrateur —
13
a^ LA PROSE DE JEAN AIGARD
parce qu'il met à égalité, sur le terrain des sentiments, un
Arabe et un Français, — alla au cœur arabe comme il était
venu du cœur français... Avec beaucoup de mots pareils, on
commencerait la définitive conquête de l'Algérie... Eh bien,
mon colonel, que dites-vous de tout ça >
— Moi, dit le vieil officier, j'ai vu les Arabes se battre
pour la France, à mes côtés, en 70, comme des lions. Vaincus
par elle, ils se sont fait vaincre pour elle... Et ils sont prêts
à recommencer... Ça vaudrait bien un peu de justice!
— Messieurs, conclut le philosophe en prenant son cha-
peau, le mot du colonel résume tout. Je désire pourtant
conclure. Il serait digne de la France d'appeler sur les bancs
de l'assemblée nationale un représentant musulman (un vrai),
non pas, bien entendu, pour qu'il votât les lois françaises,
mais pour qu'il eût au moins le droit de doléance et de
remontrance au nom des vaincus d'Algérie, en toute occasion
les concernant. Tant que cela ne sera pas, la République, en
contradiction avec ses principes essentiels, manquera à un
grand devoir. Or, soyez tranquille, elle y manquera long-
temps, car la générosité, les sentiments chevaleresques ne
sont plus même articles de littérature. On n'en veut plus ni
dans la vie, ni au théâtre, ni chez l'éditeur. Le public a peur
d'avoir pitié ; cela troublerait ses digestions. Il ne veut donc
entendre parler ni de douleur ni de mort. Rosserie ou vaude-
ville, c'est le mot d'ordre. Mais peut-être finira-t-on par
s'apercevoir qu'en Algérie comme ailleurs toute compression
extrême et continue est une imprudence. Que voulez-vous !
on ne fera triompher l'idée de fraternité qu'en montrant que
c'est encore la meilleure des politiques.
ESëAJbi 39 1
Le Pape'.
Il est six heures du matin. Deux ou trois coups frappés à
la porte de ma chambre d'hôtel m'éveillent brusquement.
— Qui est là }
— Vaticano!
C'est une invitation à nous rendre au Vatican, le matin
même. A sept heures et demie, Léon XIII officiera dans la
capella Paolina.
L'envoyé s'excuse d'arriver à une heure si matinale. Il s'est
présenté déjà la veille au soir en notre absence. Son devoir
est de remettre l'invitation en mains propres. 11 recommande
« l'habit noir » et s'en va.
Plus que je ne peux dire, je suis heureux d'être admis à
approcher cette noble figure de Léon XIII. Ce grand Pape a
une politique d'éternité. Il a proclamé la légitimité des pou-
voirs modernes, et, en quelque sorte, le droit divin des
évolutions et des républiques. On peut supposer à cet acte
les mobiles qu'on voudra, les plus « temporels » (et, aux
yeux des hommes d'Etat, il n'en est pas d'autres), nous
restons libres de rêver que le successeur de saint Pierre a
eu, lui, en vue, dans les profondeurs de sa conscience, un
moyen mystérieux d'appeler, à travers les siècles futurs,
l'unité morale, c'est-à-dire la catholicité du monde, le vrai
règne de Dieu.
La proclamation par le Pape de la légitimité des pouvoirs
populaires est un acte d'une portée infinie. La gloire de
l'homme qui l'a accompli sera grande un jour. Elle lui est
due précisément à cause de la certitude qu'il avait de ren-
contrer, dans les âmes même dont il est le roi, une résis-
tance déterminée. Il savait que cette résistance serait longue,
mais que, pour la détruire dans l'avenir, il fallait la soulever
et la heurter dans le présent. Nous aimons à imaginer qu'il
croit peut-être, dans le secret de lui-même, à la possibilité
I. Figaro, samedi 2q juillet iSçr».
293 LA PROSE DE JEAN AICAED
d'une transformation lente, presque insensible, des moyens
du Pouvoir spirituel chrétien sur le monde. Peut-être le
veut-il durable à ce prix seulement... Et quel rêve : une
àme-reine, arbitre de paix, seule au-dessus d'une fédération
de républiques ! un idéal moral — Dieu — faisant l'unité de
tous les peuples d'Europe !
Quoi qu'il en soit, infaillible sur les points de doctrine, et
libre de s'isoler dans l'orgueil de cette infaillibilité sacerdo-
tale, le Saint-Père a eu l'incomparable courage humain de
se faire discuter, de se mêler aux hommes, de leur permettre
l'examen — mot condamné avec la Réforme, — enfin de risquer
délibérément quelque chose de son prestige pontifical, aux yeux
mêmes de ses fidèles, en leur conseillant une attitude poli-
tique contraire à leurs traditions cléricales, mais plus con-
forme au sens (resté secret pour eux) de l'Évangile. Approuver
hautement l'idée de République, c'est, pour un Pape, affirmer
que le roi Jésus, en abandonnant les délices de son royaume
céleste, a voulu faire honte aux rois qui ne partagent pas la
misère de leurs peuples. Jésus n'est pas venu sur la terre pour
y faire des princes; il y est venu consoler les misérables. Et
le Prêtre est un héros historique, qui, étant souverain des
âmes, affirme cela aux autres souverains, à ceux du monde,
non plus par le sermon banal, mais par des actes d'une poli-
tique toute nouvelle.
— Cet infaillible, me disait hier un Italien, homme consi-
dérable, et qui a plus d'une fois causé avec le Pape, — cet
infaillible appelle la contradiction, il s'en montre charmé,
Elle l'éclairé. Vraiment, Léon XIII n'aime pas les interlocu-
teurs qui sont toujours et a priori d'une opinion sur toutes
choses conforme à la sienne. C'est un grand esprit libre. On
ne se doute pas de la largeur de sa pensée. Elle mériterait
d'être mieux connue, et peut-être vos hommes d'Etat répu-
blicains ont-ils tort de ne pas lui rendre assez hommage. Il y
aurait quelque chose de gagné pour tous, si vos républicains
illustres, quand ils traversent Rome, rendaient visite au Vati-
can. Seulement ils ont peur de passer pour cléricaux, — et
ESSAIS 393
c'est misérable. Le Tsar n'est pas républicain pour être allé
saluer chez elle la République de France. Vous ne savez pas
donner au Pape la monnaie de sa pièce d'or.
... Nous voici dans la capella Paolina. Deux cents personnes
environ attendent l'entrée du Saint-Père; un assez grand
nombre de prêtres, quelques hommes en habit; les femmes
en noir, une mantille sur la tête. Le passage du milieu, qui
va de la porte à l'autel, est maintenu libre, occupé ça et là
par des hallebardiers et des huissiers aux costumes extraor-
dinaires, jaunes, verts, écarlates et cramoisis.
Tout à coup, un mouvement se fait à la porte. Les officiers
de la garde du Pape, casque reluisant, épée nue, entrent, se
rangeant sur les côtés. La piété, la foi, la curiosité s'émeu-
vent dans l'assistance. Toutes les têtes se tendent vers
l'entrée... Il apparaît, suivi de cardinaux et d'évêques. C'est
Lui, le Prêtre vêtu de blanc... Il a, sur le seuil, un arrêt d'un
instant, et les yeux et les cœurs ne voient malgré les ors et
les pourpres dont elle est environnée, que cette forme
blanche, svelte, un peu inclinée d'abord qui tout de suite se
redresse... La main s'est élevée en même temps, — pater-
nelle; et légère, transparente, elle semble flotter dans l'air où
elle esquisse le geste de bénédiction. C'est très beau... et
c'est charmant. — Il s'avance regardant avec douceur à droite,
à gauche, la main toujours levée et bénissante, voltigeante
comme une main de semeur. Il est là, à deux pas ; son visage
amaigri, fin et doux, d'homme très âgé, est éclairé d'une
bonté qui pense. L'esprit, qui éclate dans les yeux, se montre
aussi dans toute la ligne ner^'euse du corps et dans la démarche
prompte, comme envolée, du vieillard blanc.
Ce vieillard blanc, suavement blanc de la tête aux pieds,
marche sur l'extrême bord du tombeau avec sa grâce
souriante de roi des croyants, en bénissant — de sa main qui
meurt — l'universelle vie.
Les fresques de la capella Paolina sont de la vieillesse de
3^4 LA PROSE DE JEAN AICARD
Michel-Ange. Voici saint Paul terrassé, sur le chemin de
Damas, par la lumière qui, tombant de la main de Dieu,
s'élargit et s'abaissant vers la terre...
Maintenant le pape officie. Il élève l'hostie sacrée, blanche
au centre d'un soleil d'or. Les officiers font le salut de l'épée.
Les cardinaux écrasent sur les dalles l'orgueil de la pourpre.
Le Pape prie à voix haute. Jamais je n'oublierai cette voix.
Aucune monotonie d'inflexion, rien de « déjà entendu » ne
vient détruire l'idée que l'on se fait d'un pontife souverain
parlant au nom de sa fille, l'humanité. Le Père est vraiment
ici en prière pour les enfants. Il est chargé d'années et
chargé de douleurs, des douleurs du monde. Sa voix,
simplement et vraiment humaine, sort d'un cœur profond.
C'est un soupir et c'est un sanglot, très personnels, à la fois
lassés, expirants et indomptables, qui ont parfois de grands
sursauts, et qui seraient reconnaissables entre tous les
sanglots et tous les soupirs de la terre. Ce qu'on entend, ce
sont les cris d'une douleur d'homme, d'un homme dont le
cœur s'élargit jusqu'à être paternel au monde entier. Ame
blanche, prêtre tout blanc, blanche vieillesse, candeur de la
foi, voilà ce qui parle et ce qui prie. Oh ! la plaintive
humanité, et que chaque élancement de douleur se change en
élan de prière I II est impossible d'avoir entendu cette parole
gémissante, ce sanglot, ce cri, cet appel, cette supplication,
— et de l'oublier. Ce qu'on éprouve, c'est la pitié pour celui
qui prie, car on croit deviner qu'à ce moment il souffre
surtout de l'impuissance de sa propre pitié à faire le bien
parmi les hommes ! — « Sans vous, ô mon Dieu, ma royauté
trop humaine ne servira à personne ! mes appels, comme mon
silence, demeureront incompris I Domine, exaudi nos ! Mise-
rere I miserere ! »
La messe du Pape est dite. Il a prié pour tous. On va
prier pour lui. A son tour il entend la messe.
Et le voici maintenant au milieu du chœur, sur son trône
de soie et d'or.
U ne s'y repose qu'un instant. Il l'a bientôt c^uitté ; il
ESSAIS 296
sagenouille. Agenouillé, il se courbe, il prosterne sa vieillesse
et sa grandeur aux pieds de la croix. Et le voilà qu'ainsi
prosterné, les bras jetés sur le prie-Dieu, la face ensevelie
parmi la blancheur des manches, — il se fige dans une absolue
immobilité. La marmoréenne et svelte figure va demeurer
ainsi, indéfiniment immobile. Elle a prié par le cri et par le
sanglot tout à l'heure. Elle prie maintenant par l'immobilité
et le silence, qui sont plus près de l'Éternité.
On dirait un de ces pontifes de marbre à genoux sur leur
propre tombe, dans les plis roides du carrare diaphane. Nous
nous levons ; Il reste immobile. Nous nous asseyons ; Il reste
immobile. L'assistance exécute tous les mouvements que
commande la clochette d'argent au timbre léger, véritable
filigrane de sons cristallins; Il reste immobile. Il est, en effet,
mort au monde... Où s'en va cette .'ime, où monte-t-elle, où
descend-elle, en ce moment tout à fait solennel?... L'hostie
s'élève, rayonnante. Va-t-il se courber plus bas? Non, Il
demeure immobile. Découvrira-t-il son front devant le nimbe
de Dieu > non ; ce n'est plus l'heure où il peut, libre à demi
des adorations de l'âme, faire un geste physique d'adoration ;
Il demeure immobile devant la gloire de son Dieu... Alors
un prêtre s'avance, étend la main au-dessus du Pontife, — et
la découvre.
Le Pape est immobile.
Il est seul devant Dieu à qui il apporte en silence le cri du
monde universel, l'universel Miserere :
« Ayez pitié, Seigneur! — Seigneur, pitié pour tous, sans dis-
tinction de races, de croyances, de philosophies, de religions!
Pitié pour tout ce qui souffre; pitié pour l'innocence et pitié
aussi pour le crime ; pour l'endurcissement comme pour le
remords! Pitié pour tous, justice et pitié, ô Dieu qui avez été
un accusé devant des juges, un prisonnier devant les voleurs,
un flagellé, souillé du crachat des impurs ; ô Dieu, qui avez été
le supplicié d'un supplice infamant; justice et pitié pour tous,
ô Dieu qui avez voulu être un homme afin de créer parmi
les hommes la justice et la pitié, la pitié et la justice! »
296 LA PROSE DE JEAN AICARD
Sainte Russie.
Il n'y a pas moins de vingt-cinq ans, j'ai lu pour la première
fois un livre russe. Il m'avait été signalé par un officier de
marine. C'était les A7nes Mortes, de Gogol. Je lus ensuite
Taras Boulba. J'eus l'impression d'une réalité d'art plus
concentrée que la réalité des choses, arrivant à communi-
quer le sentiment intense de la vie par la force môme de
cette concentration artificielle, et tout cela enveloppé d'une
magie de description qui est de la poésie.
Peu de temps après, je lus les Récits d'un Chasseur, le
livre illustre d'Ivan Tourgueneff. C'était bien la suite de la
même impression. L'art était différent, mais l'âme était la
même, préoccupée de la nature et attirée par la douleur
humaine en général, par les misères du servage en particulier.
Je voyais une âme douce, généreuse et puissante, sur qui
pesaient des fatalités étranges... Elle aurait pu, étant très
énergique, les secouer d'un coup, comme des épaules de por-
tefaix pourraient secouer le fardeau accepté. Mais non, cette
âme, l'âme russe, préférait s'interroger sur la nature même
de ce qui l'écrasait, et, cela, peu à peu, le dissoudre. Il y avait,
dans cette œuvre, une insinuante grâce, un charme inévitable
qui attachait la pensée et la sympathie du lecteur sur des
êtres très humbles, très pauvres, déshérités, dédaignés, sur
des serfs. D'une lumière douce, très douce, voilà qu'ils étaient
éclairés dans leur obscurité ; « Voyez, regardez bien ; à cette
souffrance-ci, àcettedouleur-lâ, vous reconnaîtrez des hommes,
des hommes tout pareils à vous et à moi, et plus résignés, plus
touchants... ils n'ont pas de défense! » Et le maître écrivain
semblait copier leur si touchante résignation. On ne pouvait
pas ne pas être ému avec lui ou par lui. On le suivait, on
l'approuvait, on l'aimait. Et, ainsi, tout simplement, tout len-
tement, il poursuivait à lui seul une révolution sociale dans
les fonds de l'âme russe. Il déplaçait l'intérêt qui jusqu'ici
ESSAIS 397
ne s'attachait qu'aux grands de la terre et le portait sur les
plus humbles qu'il faisait aimer...
Cela est donc si nouveau > Certes ! La patrie de l'écrivain
n'était point habituée à entendre pareil langage. Et, d'ailleurs,
ne voyez-vous pas que cela serait nouveau, même en France,
un pays prétendu révolutionnaire. — mais qui n'a pas su
encore trouver des mœurs de fraternité profonde, un ensei-
gnement moral qui adoucirait les rapports entre gens de
classes différentes, les baignerait pour ainsi dire d'une sym-
pathie devenue instinctive par l'éducation...
... Ne croyez pas que je parle au hasard. Voyez notre
théâtre. Est-ce que le drame bourgeois ou le drame ouvrier
y sont communément en honneur? Est-ce que la scène n'y
est pas réservée à M. le comte et à M'"^ la duchesse > Et,
même, est-ce que la littérature qui dira l'âme vraie du peuple,
du peuple intelligent, fort, doux, patient, est créée r Est-ce
que, pour nos plus puissants maîtres, pour les Guy de Mau-
passant, pour les Zola, un paysan est autre chose qu'une
brute ! Et pourtant, le paysan de France est émancipé par la
Révolution, et notre égal !... En Russie, où il appartient, —
la littérature a trouvé et exalté son âme, l'âme du moujick,
l'âme de la vieille et sainte Russie.
On ne peut pourtant pas l'accuser de violence, le bon et
vigoureux Tourgueneff, lui qui trouvait des notes comme
celle-ci : « La voix métallique de la fauvette révèle son insou-
ciance légère, et sa légèreté s'accorde tien avec le parfum du
muguet. >
Or, écoutez encore : il raconte quelque part qu'un enfant,
le fils du maître, a les habitudes un peu insolentes d'un sei-
gneur mal élevé. Un jour, le gamin entre, sans frapper, dans
la chambre d'un vieux domestique un peu ridicule, et dont il
riait à l'ordinaire : « Barine, mon petit père, dit doucement
le valet, — dans cette chambre-ci je ne t'appartiens plus. . . je
suis à moi-même... Une autre fois, barine, il faudra frapper ».
Qui ne sent que l'homme, en Russie, est en train de se faire
plus fier, plus vraiment libre dans les mœurs sociales, plus
13.
agS LA PROSE DE JEAN ATCaRD
libre dans les profondeurs de l'âme, que nous ne le sommes
peut-être, malgré nos libertés politiques!
Voilà, il me semble, le point de vue intéressant à signaler
aujourd'hui en France. C'est là qu'il faut prendre l'âme russe.
Et ce n'est point ici un épisode isolé. Toute la moderne
littérature russe n'est autre chose qu'un hymne à la liberté
intime, à la dignité individuelle, à l'émancipation de l'âme.
Tolstoï, dans un livre dont le titre m'échappe (on me par-
donnera, je ne l'ai pas sous la main), nous montre un chan-
teur ambulant arrêté sur une petite place, dans une ville
d'eaux. Le soir tombe, paisible et charmant. L'homme chante
et sa voix est si belle que, peu à peu, tous les oisifs à la
promenade, s'arrêtent pour l'écouter. Cet homme a faim, et,
quand il a cessé de chanter, timidement il demande qu'on le
secoure, en tendant son chapeau. Mais l'égoïsme riche et
distrait de son public ne l'écoute déjà plus. Les couples
d'amoureux même, que sa chanson a charmés un moment, ne
pensent déjà plus à lui, qui demeure là, triste, seul et stupéfait.
Alors, l'auteur s'indigne et il trouve, pour exprimer son
indignation, des paroles inentendues jusqu'ici, et à peu près
semblables à celles-ci : « L'histoire enregistre des faits plus
bruyants... Elle dit par exemple qu'en l'année 1789, il y a eu
en France un grand mouvement populaire qui s'est appelé la
Révolution française, mais elle ne signalera pas ce fait inouï,
monstrueux, et cependant fréquent : tel jour, à telle heure,
dans telle ville, de riches oisifs ont écouté avec joie la chan-
son d'un malheureux artiste... ils ont accepté que cet homme,
épuisé de jeûnes, se fatiguât pour eux, et ils ont commis ce
crime de ne pas lui donner le juste salaire de sa peine et de
leur plaisir! »
... Je ne sais si l'expression paraît bien claire, quand je dis
que la Russie est en train de créer un Droit chrétien ; je
m'entends du moins très bien. Elle est en train, la Sainte
Russie, de trouver, en exprimant tout simplement son âme,
les Droits de l'homme tels que les a intrinsèquement pro-
clamés l'Évangile. Les puissants n'ont pas le choix entre la
ESSAIS 299
domination dure et la domination tendre et paternelle. Si le
fort ne s'attendrit pas, invinciblement le faible lui apprendra
qu'il a un droit positif et un droit transcendant à la part
qu'autrefois on ne manquait jamais de réserver pour lui, au
repas de Noël.
Bref, l'humilité et la résignation chrétiennes semblent, pour
l'âme russe, des moyens transitoires (que deux mille ans ont
usés}, d'imposer l'amour au monde. Maintenant tout change.
Le serf sent sa dignité d'homme et il se relève. Il dit douce-
ment mais fermement : « J'ai droit à ta pitié, j'ai droit à ton
amour. Fais-moi place, petit père ; je m'assiérai prés de toi...
et nous vivrons dans la paix de Dieu. »
Ce n'est pas par hasard que la sainte Russie est l'amie de
la France. A regarder de près malgré les formes politiques
qui, je le répète, ne sont qu'apparence — dans les fonds
intimes, dans les replis secrets de l'âme russe, l'instinct
humanitaire vit comme dans l'âme française.
3oO LA PROSE DE JEAX AICARD
La Galégeade.
Elle est plus facile à peindre qu'à bien définir, la Provence
joyeuse. Qu'est-ce qui la fait le plus rire, d'un rire qui n'est
qu'à elle> c'est la galégeade.
C'est une certaine gouaillerie, très artiste, très imagée, une
plaisanterie qui a l'aspect d'une bêtise énorme mais qui, çà et
là, se hérisse de fines malices, pas toujours visibles. Vous ne
les voyez pas d'abord? c'est très amusant ; vous les apercevez
enfin tout à coup> c'est encore plus drôle.
Quand elle est bien topique, la galégeade n'est comparable
ni à un trait d'humour ni à une gauloiserie, l'une étant à fond
de spleen, l'autre à fond de grossièreté. Elle peut être salée,
et fortement, — mais de quels jolis cristaux ! autant de prismes
que de grains de sels! Où donc est l'esprit essentiel de cette
drôlerie? Partout et nulle part, comme une atmosphère.
La galégeade est une mise en action, en gestes, en images
et en mouvement, d'une idée, d'un mot, — le tout démesu-
rément grossi. C'est « du théâtre » au premier chef. La Farce
de maître Pathelin est une galégeade.
Il y a deux siècles, le président du Parlement d'Aix en
Provence était un galégeaïré qui s'appelait non pas Maurin
mais Marin.
Ceci est de l'histoire... Marin n'aime pas son Parlement.
Comment s'y prendra-t-il pour le lui dire? oh! bien simple-
ment : De sa fenêtre, il tire un coup de pistolet sur un âne.
L'âne en meurt. Procès. Marin se lève et gravement dit : « Je
soutiens, messieurs du Parlement, que vous ne pouvez pas
connaître de cette cause, étant tous plus ou moins parents de
la victime l »
Voilà jusqu'où l'esprit de galégeade pouvait {avant la Révo-
lution) conduire un magistrat!... Mais Marin avait offensé le
goût classique, confondu les genres, le tragique et le comique.
On le déposa.
ESSAIS 3oi
C'est Louis Mérj- qui, le premier, donna à la galégeade
droit de cité dans la littérature française et la révéla aux
Parisiens. Jusque-là, elle était restée chez elle. Méry vint et
nous donna la Chasse au chastre! En poursuivant d'arbre en
arbre le chastre qu'il ne parvient jamais à tirer, un chasseur
marseillais se réveille un matin à Rome ! Marseille, qui
compte plus de chasseurs que d'habitants, relit encore cette
histoire, et Marseille pouffe.
Après Méry, Daudet parut, — qui nous donna Tartarin.
Les Tarasconnais, quoi qu'on ait pu dire, pouffèrent les
premiers. Je fus chargé par eux d'annoncer à Daudet que
Tarascon rêvait de lui offrir une grande fête. Il n'avait qu'à
leur envoyer un mot pour faire savoir son jour... Il eut
d'autres lettres à écrire. On pouffa sans lui.
Alphonse Daudet, qui avait l'accent du Midi d'une manière
jolie, estompée et musicale, me dit un jour : « C'est drôle, tu
n'as pas beaucoup d'accent? » Je répondis : « A force d'avoir
habité le Nord... à Nimes!... je l'ai un peu perdu! » — Il
répliqua vivement : « Ah r moi au contraire, c'est à Paris que
je l'ai pris, à force d'en faire la charge ! »
Paul Arène a manié la galégeade en maître. Rappelez-vous
son mot à un débutant de lettres : « Vous n'êtes pas du Midi,
monsieur r alors, qu'est-ce que vous venez faire à Paris > »
Un autre Arène (Emmanuel) la connaît aussi bien
qu'homme du monde, la galégeade; il en a écrit de délicieuses.
11 y en a qui ont des siècles (voir plus haut); ce sont
souvent les meilleures.
On en sait plus d'une qui contient à elle seule vingt
vaudevilles... au moinss fïtWo, autre est assez pareille à tout
un jeu de ces boîtes chinoises qui rentrent toutes l'une dans
l'autre. La plus grande de ces boîtes a l'air de faire des petits.
La dernière, la plus tard visible, est la plus jolie.
Au commencement d'un méchant hiver, un Marseillais écrit
à son ami le Parisien : « Venez vite chez nous, car — comme
l'a dit notre immortel Méry — l'été passera tout l'hiver à
Marseille. » Le Parisien se laisse séduire ; le Parisien, si vous
.^^02 LA PROSK I)E JEAX AIOATin
voulez, ce sera vous... c'est vous; vous arriverez donc à
Marseille... par un froid de Sibérie ! Tout est gelé. Dans le
port, la mer est prise ! Vous êtes vexé et vous exprimez votre
étonnement; le Marseillais vous répond : * Voyez-vous, mon
çer, l'eau, ici, elle est si frileuse, qu'un rien y nous la zèle/ »
Et vous riez, — un peu (convenez-en) aux dépens de votre
interlocuteur; vous pensez : « Ces xMarseillais, quels hâbleurs !
ils exagèrent toujours ! » Seulement, vous n'avez pas deviné
que le Marseillais, de son côté, s'est dit : t Attends un peu,
mon petit parisot !... Ah I tu as l'habitude, à Paris, de te
ficher de moi dans les journaux de la localité, parce que, dis-
tu, j'ai dans le sang la manie de l'exagération?... Vl'an!... Et
tu croiras qu'elle m'est naturelle, nigaud ! » — Voilà ce que
s'est dit le xMarseillais; et notez ce point, qui est admirable;
il n'a pas besoin que vous deviniez la qualité supérieure de
sa malice. Vous pouvez le prendre si cela vous plaît, pour un
grotesque, il n'en a cure. Il se sacrifie, payé par la joie de se
sentir moins bête que vous, bien au fond. « Ah! tu me prends
pour un monsieur tout en dehors?... Tu es refait, mon bon :
j'ai un secret !» Et il laisse fermée hermétiquement la der-
nière boîte du jeu de boîtes — vous savez, — la plus
mignonne... Que si vous arrivez à l'ouvrir tout seul, vous n'y
trouverez jamais l'ironie cruelle, mon ton ! il n'en sortira
jamais qu'une mouche à miel.
Cela est tellement vrai que si un hypocondre vient à se
fâcher contre le plaisantin, la galerie aussitôt s'écriera :
« Vous ne voyez donc pas qu'il galège ! » Et alors >...
Alors, il n'y a rien ! Au bon galégeaïré il faut tout per-
mettre avant, parce qu'on serait forcé de tout pardonner
après.
La galégeade, c'est la critique aimable, amicale, l'ironie
généreuse ! M. Henry Roujon la pratique mieux que per-
sonne. Lisez dans sa Galerie des bustes le portrait de San-
terre, ceux d'Antoine Cros, de Villiers de L'Isle-Adam, de
Mallarmé. L'esprit de galégeade y court partout entre les
lignes. Le Midi, vovez-vous, c'est aussi Athènes.
ESSAIS 3o3
Mais... je brûle de vous conter ma « Poule verte ». — Un
paysan, qui n'a jamais vu de perroquet, blesse d'un coup de
fusil un Vert- Vert échappé: « Vé ! une poule verte! » Il
ramasse l'oiseau, le soupèse, l'examine et s'écrie : « Oï !
qu'il est mègre! » Le perroquet agonisant ouvre l'oeil et pro-
nonce, en français de Mocotie, cette phrase apprise autrefois :
< Ze suis été un peu malade ! » Saisi d'une terreur supersti-
tieuse, le pa^'san laisse tomber le perroquet à terre et, ôtant
son chapeau ! < Oh! pardon, mossieu, ze vous avais pris pour
un oiso! » — Arrière-pensée : L'électeur rural, faiseur de
députés, prend quelquefois un oison pour un homme.
Le suffrage universel est plus rudement atteint par l'histoire
suivante. Devinez par qui je l'ai entendu conter, autrefois,
avec un timbre de voix sans pareil, délicieusement teinté d'ac-
cent? Par un grand orateur, l'éloquence même: M. Emile
Ollivier.
Un paysan qui ne sait pas lire s'en va voter un beau
dimanche. — « Quel billet t'a-t-on donné là>.. ce n'est pas le
bon !» Et le bourgeois qui l'apostrophe ainsi ajoute : « Des
bons, j'en ai plein ma poche ; tiens en voici un. » — Au
retour du vote, le même bourgeois dit à notre homme : « Tu
as mis le bon billet, au moins? Montre-moi l'autre... que
j'aurais dû garder, crainte d'erreur de ta part! » — « L'autre
billet? réplique l'électeur, je ne Tai plus pardi! Figurez-vous
que j'ai rencontré à la mairie cette canaille d'Untel qui ne
sait pas plus lire que moi. Alors, je le lui ai donné parce
que je me suis pensé : « Té! le mauvais, c'est toi qui le met-
tras, imbécile! ».
La galégcade, c'est, je vous dis, l'ironie caressante. Quand
elle vous pince, il semble qu'elle vous chatouille. Et de rire!
A un grand chasseur que je connais bien et pour cause,
j'ai dit un jour, par raillerie parisienne : « Vous avez dû chas-
ser le lion, maître Maurin des Maures? » Un autre, « un du
Nord », se serait fâché peut-être. Mais chez nous (notez
ceci) un galégeaïré de race s'appelle aussi, en bonne part,
« un ridicule », comme vous diriez ici « un comique ». A
3o4 LA PROSE DE JEAN AICARD
Paris, « un ridicule » c'est un sac à main. A Pézenas, c'est
xMolière !
Or Maurin des Maures me répondit gravement :
~ Pardi! vous voulez pas que z'ai cassé le lion, un homme
comme moi !
— Contez-moi ça,
— C'était, dit Maurin, en Afrique. Ze me posai près d'une
source, en plein dézert ! avec une cèvre attacée à n'un arbre,
et z'attendis. On m'avait dit qu'il y avait du lion par là...
Tout à coup...
Ici, Maurin des iVlaures prit un temps tout comme mon
ami Mounet-Sully qui est à la fois de la Comédie-Française
et de Berg-erac... Je palpitais de curiosité.
— Tout à coup... continua Maurin (un peu pâle à ce
souvenir), tout à coup je sens qu'on me frappe sur l'épole.
Ze me retourne. C'était un garde çampêtre qui me montre
du doigt un écrito cloué à n'un arbre et que ze n'avais
pas encore aperçu. Sur l'écriteau, il y avait :
LA CASSE AU LION
ELLE EST LNTERDITE DANS CETTE PROPRIÉTÉ
J'étais refait. . . et il y avait, hélas 1 des témoins.
Maître Maurin me désignant à eux d'un index méprisant
leur dit : € Ze vous l'ai débrouté, hein r >
Débrouter un perdreau, à la chasse, c'est lui casser tout
juste le fin bout de l'aile. . , ce qui ne l'empêchera pas de se
sauver ensuite, mais avec ses pattes.
Mon Maurin ajouta, poursuivant sa métaphore : » Ze vous
l'ai mis à pied ! »
J'étais battu et content. O galégeade !
Et voilà comment rit la Provence joyeuse.
En somme tout cela est bien français, et Figaro, le narquois,
peut donner la main à Maurin des xMaures.
1908.
ESSAIS 3o5
Les Fêtes de Pâques
à Bord des Navires.
Un réveil de printemps, auquel est mêlée, dans une fraî-
cheur de lumière nouvelle, la mélancolie d'un désir migra-
teur — et, traversant le ciel doux et léger, la plaintcnnfinie
des cloches chrétiennes... Voilà l'impression que donnent
ces mots : Fêtes de Pâques.
Elle me suit depuis l'enfance, cette impression. Ainsi pour
beaucoup d'entre nous, car les fêtes de Pâques appellent
l'idée des vacances, de liberté promise, de départ vers la
maison, de retour au foyer... Quelque chose de la force mys-
térieuse qui oblige l'hirondelle à reprendre la route bleue
— précise dans l'espace sans limites, — nous tourmente,
nous aussi, les hommes. Le rythme des saisons ramène ce
trouble, ce mouvement, au fond de nos âmes, d'une aile
mystérieuse, prête à s'ouvrir.
Où veux-tu donc t'envoler, âme troublée r — Vers l'amour,
comme vers l'ancien nid l'oiseau fidèle ; mais aussi vers tout
l'Inconnu, vers tout l'Inconnaissable, que mes pères appe-
laient Dieu.
Quand Faust, vieux et tout près de rajeunir, promène
autour de lui, dans son laboratoire sinistre, ses regards
pleins de détresse, — alors, tout à coup, les cloches, par la
fenêtre entrouverte, lui apportent le souvenir de ses joies
d'enfance... — « Ah oui! dit-il, je n'y songeais plus; c'est
Pâques, demain! » Et des rires de jeunes filles montent
vers lui, que toute la douleur de ne plus croire traverse, et
il s'imagine boire encore à la coupe des Aïeux, communier,
par delà les passions humaines dans l'universel Amour!
Men,'eilleux symbole — ce Faust — de tous les hommes
vieillis, comme de tous les siècles finissants... Un souvenir
suffit à les rajeunir une heure, un souvenir d'amour et de foi.
Ne les exilons pas à jamais, les cloches hier parties pour
3o6 LA PEOSE DE JEAN AICARD
Rome. Laissons-les revenir. Laissons les petits enfants
bretons courir sur la falaise pour les chercher du regard le
jour du départ ou du retour, au fond des ciels clairs ou
nuageux — et laissons le siècle moribond en écouter dans
l'espace la note mourante... — * Ah! oui, c'est Pâques
demain, dit-il, je l'avais oublié!... » Comme nous étions
jeunes alors, au temps où dans la chapelle de l'école,
les jeunes filles de la ville venaient répondre avec leurs
voix frêles à nos chants d'écoliers captifs. Comme l'encens
mystique, doré d'un rayon de printemps traversait bien, à la
façon d'un nuage miraculeux, l'artificiel bosquet d'orangers
et de lauriers disposé autour de l'autel ! Comme elle éclatait
en joie dans nos âmes d'enfants la résurrection divine...
O filii et filiaî,
Rex ccelestis, rex gloria?
Morte surrexit hodie
Alléluia !
Sur la grande rade bleu-de-saphir et cerclée par les rives
couleur d'émeraude l'escadre immobile, dort comme un
archipel.
C'est le Vendredi-Saint. Tous les pavillons sont en berne,
hissés à mi-mât. Les vergues en pantenne, tristement obli-
quées, d'une pointe semblent montrer la mer, la grande
tombe — de l'autre, le ciel, la grande espérance. Christ est
mort. Le Sacrifié sur la croix a souffert tout son martyre,
pour nous apprendre la tendresse et le dévouement. Jean,
l'Amitié, et Magdeleine, la Femme, et Marie, la Mère, l'ont
mis au tombeau en baisant ses pieds morts, en appuyant
contre leur poitrine, sa tête qui pend... Et le souvenir de la
plus grande des Tragédies qui aient ensanglanté et affligé la
terre, de la plus féconde par la beauté convaincante de
l'exemple, s'est perpétué à travers les horreurs de l'histoire,
et plane encore, inexpliqué et souverain, sur la mêlée affreuse
ESSAIS 3o7
des passions et des intérêts... Christ est mort. Et voilà
pourquoi, sur la vaste rade bleue, ces effrayants cuirassés,
créés pour la bataille et les épouvantements, pour la mort, —
ont mis leurs vergues en pantenne et leurs pavillons en berne.
Les hommes à bord aujourd'hui ne font rien. Pas d'exer-
cices. Repos militaire en l'honneur de l'amour des hommes !...
A l'aurore, vingt-et-un coups de canon ont salué le souvenir
sacré. D'heure en heure, un coup de canon le rappelle aux
coeurs inattentifs. Au soir, vingt-et-un coups de canon por-
teront encore au loin, dans l'écho, ce cri profond : « Christ
est mort !» il se prolonge dans les vallées ; il flotte sur les
eaux.
C'est la réplique perpétuée au cri du monde païen : < Pan
est mort! » qui retentit voici deux mille ans, au pied du
Golgotha romain, quand le dernier soupir s'exhala des
lèvres du Juste.
Mais, dès le lendemain, que diront les cloches r
Elles clameront, lancées à toute volée : « Christ est ressus-
cité !... » et les pavillons, hissés à bloc, flottent dans l'air
bleu... les vergues se redressent horizontales... Christ est
ressuscité I
Laissons au marin de Bretagne cette consolation et cette
joie de voir que l'âme de sa petite patrie bretonne le suit au
service, sur ce pont de navire qui est un morceau de sa
grande patrie française...
Regardez celui-ci qui pleure. Il est, depuis peu de temps,
au service de l'État, et son père, un vieux maître, vient de
mourir au Tonkin, laissant six enfants. Celui-ci est l'aîné.
L'inscrit paye sa dette. Il s'est même engagé, à dix-sept ans,
pour envoyer à la mère « sa délègue »... Nul ne dira ce que,
dans cette âme confuse, met de rêverie consolante cette par-
ticipation publique, solennelle, de la Marine, à la douleur
des croyants, le jour du Vendredi Saint. A quelle heure,
dites-moi, les officiers rapprocheront-ils de cette âme leur
3o8 LA PROSE DE JEAN AICARD
âme toute différente r avec quelle parole la consoleraient-ils ?
Et même n'y a-t-il pas je ne sais quelle règle de convenances
disciplinaires qui interdit à ces deux catég-ories sociales de
se rapprocher dans une tendresse > Quel blâme ou quelle
raillerie suivrait l'officier qui viendrait dire à ce pauvre
diable : « Frère Yves, ou frère Yân, ne pleure plus, mon
gas... Nous sommes des frères, je te dis..., ou si tu veux
pleurer encore, mets un instant ta tète sur mon épaule, mon
frère, comme Jean fit à Jésus... > Oh! non, en vérité, ce n'est
pas un langage à tenir!... Personne ne peut y songer... Per-
sonne ne comprendrait... Tout le monde en sourirait... Mais
il y a un jour où la grande voix redoutable des pièces de
quatorze dit cependant des paroles semblables ; où les vergues
s'inclinent, dans un geste de commisération émouvante; où
le pavillon se replie et parle : — « xMon matelot, dit-il, il y a
pour toi, dans les choses, même dans les choses terribles
préparées pour la guerre, un cœur tendre et bon, une âme
fraternelle et émue. Les sens-tu qui communient avec ta
peine> C'est l'âme et le cœur de ta patrie. »
La pensée religieuse n'est-elle pas bien cela> Elle rem-
place l'irréalisable communion des individus sociaux par une
fraternité éparse dans les symboles... — « Toutes les puni-
tions sont levées, matelots!... » C'est-à-dire: « Quelque chose
vous aime et vous suit, loin de vos foyers, sur la grande
mer... »
Et voilà pourquoi, peut-être, au jour du naufrage ou à
l'heure du combat, le pauvre matelot reconnaissant distinc-
tement verra derrière les cruautés de la guerre et celles du
destin, quelque chose à sauver, qui s'appelle « France »
c'est-à-dire « humanité... »
Sonnez, cloches chrétiennes! Les humbles vous com-
prennent, eux qui ne comprendraient pas les discours des
savants. Et c'est pourquoi les poètes vous vénèrent.
i
fcssAis 3o9
Sonnez, cloches chrétiennes! Le vieux siècle, agonisant
mais près de rajeunir, lève, pareil à Faust, la coupe symbo-
lique en l'honneur de la foi et de l'amour, pendant que les
cloches, à leur retour, sonnent à toute volée... Des chansons
de jeunes filles montent, de la rue, par la fenêtre entr'ouverte,
tandis qu'en tournoyant autour du clocher sonore, les marti-
nets et les hirondelles poussent leurs cris légers, le cri du
désir migrateur, dans la lumière renouvelée...
1899.
vu
IDÉES LITTÉRAIRES
Auguste Sabatier, critique littéraire.
Par M. Henry Dartigue.
PRÉFACE
Dans les chemins du « champ de la littérature » il est rare
qu'on rencontre la critique vraiment bienveillante, au sens
humain de ce mot.
Je ne sais pas exactement pourquoi je suis entré dans la
vie avec des idées si fausses sur toutes choses, si fausses
que j'imaginais notamment la république des lettres comme
la plus aimable des républiques.
J'étais persuadé que, là, l'émulation remplaçait l'envie. Le
tendre Fénelon me semblait l'éducateur triomphant de tous
les lettrés : dans ses fables Virgiliennes, c'est le mot « policé »
qui me frappait le plus. La culture intellectuelle me parais-
sait avoir pour résultat assuré non seulement l'élégance des
manières, mais je ne sais quelle délicatesse de cœur atten-
tive aux peines des hommes en général, aussi bien des égaux
que des créatures inférieures, y compris bien entendu, les
bêtes, nos frères d'en bas. Cette conception naïve fut bientôt
un peu démentie pour moi, dès mon entrée au collège, par
l'attitude rogue des maîtres. N'importe, mon optimisme
tenait bon. 11 devait résister à de bien autres déceptions, jus-
qu'aux dernières années de ma vie...
3l2 LA PROSE DE JEAN AICAED
Quelle jolie mission ce serait pourtant, celle du « critique
bienveillant » dont toute l'attitude habituelle serait un
encouragement aux faibles et dirait : « La vie est dure et
l'art difficile. Ils sont aimés des dieux, ceux-là qui tentent,
même sans y réussir, de donner aux hommes un rêve de
beauté. Leur moindre effort est touchant. Il faut les aider.
Il faut, avant tout, les mettre en garde contre le décourage-
ment. Ils n'y sont que trop disposés par leur nature toujours
inquiète, éprise qu'elle est d'un inaccessible idéal. Je suis
celui qui voit les lignes de la beauté pressentie, même quand
elles se perdent sous les gaucheries de l'ébauche. J'aime
tous les artistes sincères, même les vaincus, surtout les
vaincus peut-être. Courage, vous tous qui courez vers la
palme. Je suis le témoin d'Olympie. Tous n'ont pas la
victoire, mais j'ai vu, moi, avant leur chute, le bel élan harmo-
nieux des vainqueurs tombés en route, une main tendue vers
la palme, l'autre posée sur leur cœur brisé... Courage,
amis ! »
Il me semble que bien rarement j'ai entendu langage
pareil. On voit que les plus grands et les meilleurs d'entre
les écrivains se détestent souvent entre eux jusqu'à se nier
les uns les autres. Et vous n'ignorez pas qu'au théâtre, un
soir de première, on vient, comme au cirque, dans l'espoir
devoir tomber la bête, je veux dire l'auteur. On dit rarement :
€ Quel noble et bel effort vers la beauté! » On dit presque
toujours : « Quelle prétention impertinente ! » En réalité,
plutôt qu'à un taureau dans le cirque, l'auteur débutant est
comparable à un accusé devant la cour dassises. Et, ce qui
est plus grave, à un accusé qui, contrairement à l'équité, est
présumé coupable et traité d'avance comme un coupable.
Coupable de quoi > d'avoir eu l'audace d'espérer qu'une
œuvre sortie de lui le mettrait au-dessus de toute critique.
Admirer, n'est-ce pas affirmer qu'on se trouve, au moins
dans l'instant que dure l'admiration, inférieur à l'artiste qu'on
admirer Pareille idée, sans doute inconsciente, change en
adversaire le créateur au regard des critiques. L'auteur est
ib££8 LITTEBAIKËS 3l3
un fat qui prétend les réduire au silence, ou, ce qui estjpire,
à l'approbation...
On connaît l'anecdote :
— On ne vous voit jamais au théâtre?
— Que voulez-vous > Quand la pièce est un four, je
m'ennuie; quand c'est un succès, ça m'ennuie.
J'ai voulu mettre cette critique de la critique en face de
l'éloge qne j'ai à faire d'Auguste Sabatier et du témoignage
de reconnaissance que je lui dois.
Il fut pour moi le c critique bienveillant » par excellence.
L'indulgence, la bonté humaine, étaient répandues dans sa
critique. 11 ne croyait pas qu'elles fussent des qualités anti-
littéraires. Elles sont partout des forces fécondes et bénies.
Il les possédait au plus haut degré.
Les pages qu'il écrivit sur mes ouvrages, je les ai conser-
vées pieusement, sous une reliure durable, à côté d'un
article d'Henri Chantavoine et de quelques lettres d'Emile
Augier et de Sully-Prudhomme.
Sabatier me fut consolant en des heures difficiles de ma
vie, et par sa critique imprimée, et par ses conversations, par
le charme apaisant qui émanait de sa personne, de sa vie
laborieuse et sereine, de sa confiance profonde et raisonnée
dans la fin des choses, dans les grands Inconnus.
Ce que Sabatier avait cru apercevoir en mes essais, ce fut
ce qu'il appelait : « l'intelligence sympathique des âmes
populaires ». J'ai, en effet, à plusieurs reprises, tenté de dire
ce que je crois avoir senti d'humanité tendre dans les natures
populaires les plus frustes. Besogne ingrate. Cela ne peut pas
encore arriver jusqu'au peuple, grand lecteur de romans à
intrigue et à effet, et cela inspire quelque éloignement aux
« gens distingués ». Mais l'âme profonde, pénétrée d'Evan-
gile, de notre ami Sabatier, s'intéressa à certains de mes
héros qui sont gens vulgaires d'apparence jusqu'au jour où
ils laissent éclater la belle lumière de sympathie humaine qui
veillait au fond de leur être...
Ces humbles personnages, Sabatier les aima et les fit aimer
14
âl4 ïiA PBO»£ DE JEAN AICARD
à ses lecteurs du Journal de Genève. Et j'ai l'idée que ceci se
passait en dehors de toute littérature. Nos rapports étaient
un fait d'humanité et de pensée pure. Il me donnait à croire
fortement qu'avec un roman, l'écrivain peut secourir une âme
lointaine et douloureuse... Je croyais cela avec lui. C'était
bon. Quelle force jeune il me communiquait ! Comme on
irait loin et haut, excité, entraîné par de tels critiques !...
Sabatier était de ceux qui nous réconfortent toujours, à
toute heure, souvent même à leur insu, parce que leur vie
même est une affirmation constante. Comment ne pas croire
à la bonté, lorsqu'on les voit si naturellement bons !
De tels hommes ne seront pas remplacés. La force de gar-
der leur force, leur volonté d'espérer, ils la tiraient, je le
crains, d'une foi à laquelle tout le mouvement de la pensée
moderne devient chaque jour plus hostile. L'homme qui
dominera le monde de demain aura des muscles d'acier, un
accumulateur pour cerveau, et il écrasera, sur tous les che-
mins du globe, ce qui restera de chair humaine... Et pourquoi ?
pour aller toujours plus vite... Il ne sait pas où !
La bonté de Sabatier m'a souvent empêché de désespérer.
Son souvenir m'aide encore, par moments, à espérer un peu...
je ne sais quoi... que j'ai tant aimé !
mÉEB LITTERAIIIES 3l5
Le Vers dans les Pièces Modernes'.
«... Nous rêvions de ressusciter le héros, mais dans son
milieu mauvais, même trivial, avec ses faiblesses, ses travers,
et d'autant plus grand à l'heure de l'action généreuse et noble,
qu'il s'est montré, à l'ordinaire plus semblable aux autres
hommes. Ainsi, sans flatter l'esprit du temps ni lui faire vio-
lence, sans parti-pris d'action ou de réaction littéraire, mais
seulement parce que nous sommes fils de notre époque, nous
aurions, au nom de la poésie, poursuivi la réa/î7é jusque dans
les réalisations... de l'idéal, rares si l'on veut, mais dûment
constatées.
« Aussi loin de la pompe tragique que des magnificences
lyriques, — deux choses que le double esprit sceptique et
positif de notre époque ne semble pas appeler, — le poète
pourrait retrouver une langue directe, comme spontanée
quoique en vers, sobre de métaphores, ayant il'allure même
de la parole venue librement dans la vie ; dont le mérite poé-
tique serait dans la force de pénétration que donne le vers,
dans l'élan particulier, incomparable, que communiquent au
mouvement général de la parole, le rythme, la rime, \si puissance
propre du vers.
« Il faut avoir quelque courage pour être simple absolument
surtout en vers, car aux yeux d'une critique inattentive ou de
parti-pris, la simplicité paraîtra aisément vulgarité ou plati-
tude. Quelle noblesse pourtant peut respirer le style simple !
Les modèles d'une telle langue existent dans le passé, avec
les marques, il est vrai, de leur époque : c'est la langue du
Misanthrope et de Tartuffe, celle de La Fontaine et de
Mathurin Régnier. Tout près de nous, Musset l'a parlée, dans
la Soirée perdue notamment.,. C'est le langage même du
théâtre en vers, dans un temps où, — si elle s'obstinait aux
1 . Extrait des considérations qui suivent le Père LetonnarJ.
3l6 LA PIIOSE DE JEAN AICARD
diiveloppements imagés, aux abondantes métaphores, aux
variations lyriques, — la poésie dramatique ne serait peut-être
pas tolérée dans une pièce moderne. » (J. A. — Préface du
Théâtre Libre. Dentu, éditeur. 1890.)
Victor Hugo, lassé de la pompe littéraire classique, y
substitua ce que j'appellerai un langage lyrique d'allure natu-
relle; bien plus, il osa des expressions communes.
< On entendit un roi dire : « Quelle heure est-il? » écrit
Victor Hugo, faisant allusion à un vers de Cromwell.
— « Quelle heure est-il ! > en vers ! Cela ne se pouvait
souffrir ! pas plus que mouchoir dans Othello !
Après Hugo, on nous passe « quelle heure est-il, » mais
que de choses encore paraissent trop < vulgaires » pour être
dites en vers !
Du même Victor Hugo : « Il s'agit de savoir quelle quantité
de prose on peut introduire dans le vers dramatique. »
Ce serait donc une question de dosage.
Examinons le problème; il en vaut la peine, — car si la
comédie moderne en vers était à jamais déclarée inacceptable,
peut-être la littérature y perdrait-elle une forme de théâtre,
qui, selon moi, a son prix.
Notons, en passant, qu'un débat similaire s'est produit chez
les peintres. La laideur des habits noirs les a repoussés long-
temps. Un haut de forme, quoi de moins pittoresque r Cepen-
dant tel chef-d'œuvre de Fantin-Latour nous le montre sur la
tête de son modèle. Et ce détail étant caractéristique d'une
époque, n'a-t-il pas le droit de se montrer dans l'œuvre
d'art >
Le triomphe d'un peintre de modernités ne sera-t-il pas de
les rendre acceptables, en les subordonnant à la valeur des
tons et à l'expression générale de son tableau > — Tout est là.
Il est vrai que les peintres d'histoire n'admettent que la
peinture historique. Nous ne sommes point si exclusifs.
Dans le Père Lebonnard, un vers, entre autres, parut tout
particulièrement digne de dédain aux critiques de grand style.
Ce vers incriminé, le voici :
IDÉES LITTÉRAIRES 817
Je veux du bœuf saignant et des œufs à la coque !
Je conviens que ce vers n'exprime pas un sentiment noble
ni une idée lyrique.
On l'a comparé à un autre vers, plus fameux :
Léon, je te défends de brosser ton chapeau ?
Et je dis que la comparaison, pour séduisante qu'elle
paraisse, n'est pas équitable. Il eût été mieux de le justifier
en citant celui-ci :
Je vis de bonne soupe et non de beau langage.
mais c'eût été moins drôle.
Pourquoi Lebonnard s'écrie-t-il : « Je veux du bœuf sai-
gnant et des œufs à la coque >... » — Parce qu'on lui conteste,
à lui, qui fut toujours timide et craintif, le droit de donner à
sa chère fille convalescente, une nourriture salutaire. Alors,
il s'emporte et jette ce cri de revendication domestique, au
premier acte, — comme il jettera, au troisième acte, le cri de
sa révolte définitive : « bâtard 1 ».
Il s'agit donc là d'un trait de caractère et d'un trait de
tendresse paternelle. A mes yeux, le sentiment intérieur du
bonhomme et le mouvement de sa colère qui sont nobles,
relèvent la trivialité de l'expression. Et le public ne s'y
trompe pas.
Un principe qui me paraît essentiel à établir, c'est ce que
j'appellerai la divisibilité des éléments qui constituent le sujet
poétique, c'est-à-dire des éléments qui donnent à l'auteur le
droit et même lui imposent le devoir de traiter un sujet en vers.
En d'autres termes, ce qui fait qu'un sujet est essentielle-
ment poétique, c'est un ensemble de conditions qui doivent
se trouver toutes réunies dans le drame lyrique ou dans l'œu-
vre tragique, mais qui ne sont pas inséparables les unes des
autres. Il suffira à la comédie ou au drame d'en garder quel-
ques-unes pour que le poète ait le droit d'écrire en vers sa
comédie ou son drame.
La qualité poétique permanente du sujet, c'est-à dire sen-
^l8 LA PBOSE DE JEAX AICARD
sible dans chaque vers, paraît à d'aucuns la condition essen-
tielle. Je le nie. Il suffît que le sentiment ou l'idée poétique
apparaisse çà et là, assez souvent pour se dégager de
l'ensemble.
Certains personnages, par leur nature même, sont à la fois
et poétiques et prosaïques. Telle se présentait à moi la figure
du père Lebonnard si bien que, dans une comédie en prose,
il détonnerait parfois, semblerait déclamatoire, en exprimant
des idées et des sentiments au-dessus de sa condition et
au-dessus de la prose : et de même, ou par contre, dans la
comédie en vers il exprime le plus souvent des idées et des
sentiments moyens, qui ne semblent pas dignes du « langage
des dieux ».
Il fallait donc choisir. Ou ennoblir les allures extérieures
d'un personnage qui porte en lui la lumière d'une grande
âme; ou refuser à l'expression de sa haute personnalité
morale, dans les moments où elle éclate, le secours et l'hon-
neur que lui apportent la rime et le rythme.
J'ai balancé longtemps. J'ai fini par me décider pour le
langage rythmé.
Remarquez bien que je n'aurais pas eu à m'interroger sur le
choix des moyens d'expression si nous admettions en France
qu'une pièce fût composée alternativement de scènes en vers
et de scènes en prose, comme les drames de Shakespeare.
Chez nous, où l'on n'y est pas habitué, ce mélange de prose
et de vers ne pourrait que faire ressortir davantage le dés-
accord entre les deux tons du personnage. Dans les nombreux
passages où le vers n'exprime que l'action courante, — du
moins les éléments purement prosodiques et pour ainsi dire
mécaniques du vers nous servent-ils de transition heureuse
pour arriver aux passages de pensée plus haute. Et cette
transition, semble-t-il, aide l'esprit aussi bien que l'oreille.
Donc, théoriquement du moins, l'œuvre y gagne en beauté.
Pourquoi résister à cet argument ?
On répondra sans doute : « Parce que l'art des vers est
réservé au grand drame lyrique ou à la grande tragédie. »
IDÉE8 LITTÉRAIRES 3l9
Pourquoi « réservé > » Faut-il abolir la chanson, parce que
chanter est un empiétement sur les imposants privilèges de
l'Académie royale de musique-' Il y a là, au fond, un retour
singulier de l'esprit critique vers l'adoration puérile du t style
noble ». Rien n'est plus étrange à notre époque de liberté.
Nous déshonorons le vers sur les planches, dit-on, en l'incli-
nant au naturel et au moderne. Pourquoi ne pas dire que
nous honorons le moderne et le naturel, en les mettant en
vers, lorsque la qualité d'âme des personnages en veston ou
en habit noir le permet et même le commande >
Rassurons-nous. Les musiciens viennent de conquérir des
privilèges qu'on voudrait ne plus accorder aux poètes et,
tandis qu'on nous impose sur le scène le pourpoint ou la toge,
on les autorise à y faire chanter la redingote, le veston et
même la blouse. O profanation !
Il me paraît opportun de citer en terminant quelques vers
de iMolière que nous savons tous par cœur et dont cependant
on oublie, semble-t-il, la portée littéraire :
Ce style figuré dont on fait vanité
Sort du bon caractère et de la vérité...
La rime n'est pas riche et le style en est vieux.
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure
Et que la passion parle, là, toute pure ?
Il n'y a pas à s'y tromper, le Maître lui-même parle ici par
la bouche d'Alceste, puisque toute son œuvre est conforme
au goût littéraire de l'homme aux rubans verts. Ce vers
entraînant :
Et que la passion parle, là, toute pure !
contient la leçon du génie. Le grand ancêtre affirme ici que
le mouvement de la passion, au théâtre, prime tout et qu'il
ennoblit le style un peu vieux et la rime pauvre. Au théâtre
(Shakespeare est de cet avis), le mot trivial ne l'est plus, dès
qu'il sert les caractères et exprime la passion. Il est même
alors le mot nécessairç.
320 LA PROSE DE. JEAN AICARD
Il est vraiment singulier, je le répète et j'y insiste avec
énergie, que ce soit précisément à notre époque de réalisme
que l'on conteste à l'écrivain dramatique le droit d'être
simple et vrai en vers, d'être trivial au besoin, quand la
trivialité est nécessaire au drame. Je crois bien qu'en lui
interdisant de servir le naturel avec les moyens de son
art, le rythme et la rime, on voudrait le condamner à la mort
sans phrases, c'est-à-dire abolir le drame en vers.
En effet, s'il s'y montrait exclusivement poétique et lyrique,
comme on le lui conseille avec malice, on se hâterait de le
déclarer en contradiction formelle avec le sens commun, avec
l'esprit sceptique et positif du siècle.
La détente du rythme lance, comme celle d'un arc, le mot
de situation ; quant à la rime, tantôt elle le fait espérer,
tantôt elle le rappelle. Il y a là une force, pour ainsi dire
mécanique, qui accroît l'élan du verbe ; et, en vérité, tant
que la noble forme du vers n'est pas déshonorée par des
inanités ou trivialités inutiles à la portée finale d'un ouvrage
dramatique, on ne voit pas pourquoi à seule fin de complaire
aux modernes ennemis des poètes, on se priverait des forces
indéfinies mais réelles de la parole scandée.
L'acteur admirable qui s'appelle Silvain comprend profon-
dément toutes ces considérations, lui qui, avant que je les lui
eusse présentées, me disait : « En prose, je n'aurais pas con-
senti à jouer le Père Lebonnard. Tous les effets s'y trouve-
raient diminués. »
Cette énergique déclaration du grand comédien suffit à
établir — du moins à mes yeux, — la valeur de ma théorie
sur le théâtre moderne en vers.
En vérité, les genres ne sont pas abolis et la lyre a plus
d'une corde. Il y a de belles odes qui s'envolent à cheval sur
Pégase ; il y a de bonnes chansons qui vont à pied.
JUÉR8 LITTÉRAIRES 3a I
L'art et la Vie Populaire'.
II a paru à l'auteur qu'un sujet neuf en poésie était le
paysan moderne, vu directement dans la vie, non plus dans
les belles traditions de \'irgile et de Théocrite, poètes qui,
directement, s'inspiraient de la vie.
Le paysan, fils des temps nouveaux sans les connaître,
— affranchi par une idée qu'il ne saurait expliquer, patient
conquérant du sol, être passionné et simple, de race saine et
toujours jeune comme la nature même, — le paysan moderne
est une figure aux grandes lignes qu'a dessinée déjà la noble
prose de George Sand, mais qui n'est pas entrée encore,
semble-t-il, dans un projet poétique.
Avec le paysan arrive la poésie qui l'entoure, l'horizon sans
cesse varié, et les seuls poèmes qu'il connaisse, — admi-
rables d'ailleurs, objets d'une étude et d'un mouvement litté-
raires nouveaux en France, — les chansons populaires.
J'avais cherché, pour la mettre en œuvre dans Miette et
Xoré, une chanson populaire qui exprimât toute l'âme du
paysan. Elle existe :
Le pauvre laboureur
Est tout décourtisan ;
Est habillé de toile
Comme un moulin à vent.
Le pauvre laboureur
Est toujours méprisé...
Passe devant sa porte
Un gros riche sergent
Il crie à haute tête :
Apporte mon argent !
Faut prendre patience
O pauvre laboureur
Si ta misère est grande,
C'est pour te faire honneur.
Extrait de la Préface de Miette et Noré.
14.
32 2 LA PROSE DE JEAN AICARD
N'y a ni roi ni prince,
Ni curé ni seigneur,
Qui vivent sans la peine
Du pauvre laboureur.
Mais cette complainte vient du Nord. Jamais elle ne sera
chantée par nos hommes du Midi. Malgré la pensée finale, le
ton en est bien trop lamentable. La lumière, c'est la joie, et,
— je prie qu'on ne l'oublie pas, — j'ai voulu peindre les
hommes d'un pays de lumière. La féodalité et le gothique
chez nous perdent leurs caractères propres, le sombre, le
mystérieux, le fatal. De tout cela le soleil se moque un peu.
Notre paysan, de par la nature, est libre et joyeux. Même
dans la condition du serf, il devait échapper, j'imagine, aux
sentiments de terreur et d'humilité, sentant bien que s'il avait
contre lui le « sergent », il avait pour lui le soleil!
Cette nature, qui ne l'irrite ni par l'avarice du sol (elle
produit la vigne et l'olivier avec une demi-culture), ni par les
intempéries de l'hiver, — lui permet de vivre au dehors, mal
vêtu, frugal, pauvre et content. Au dehors, il n'est plus l'hôte
de la cabane ; il est, comme un seigneur, l'hôte de la forêt,
des pinèdes et de l'azur. Aussi n'est-il pas essentiellement
envieux, ni haineux, ni cauteleux, ni traître, ni humble. Il n'a
point les défauts que donne l'habitude de la lutte ; peut-être
aussi n'a-t-il pas toutes les qualités qu'elle maintient. Il est
fin sans être madré, il manque souvent de persistance, mais il
est impétueux, et capable d'héroïsme dans un élan.
Même dans sa maison, il vit avec l'extérieur, car il vit à
porte ouverte, l'œil toujours sur le ciel, la montagne et la mer
dont il parle à tout instant. Ne soyez pas surpris de
l'entendre vous « décrire » les moindres accidents du chemin
par où il a passé ; il a tout vu, ce buisson, -ce chêne, ce carré
de vigne ; il les a d'autant mieux retenus qu'ils étaient plus
variés. Nulle monotonie dans nos paysages ; chacun a sa figure
propre. Ne savez-vous pas quels sont les tableaux accrochés
aux murs de votre cabinet ? Le chez lui de mon héros, c'est
ce paysage du Midi, large et toujours cependant proportionné
IDÉES LITTÉRAIBER SaS
à la taille de l'homme, limité par des collines aux belles
formes. Les déserts, comme la Camargue ou la Crau, sont
terres d'exception, habitées par le pâtre et le « gardian ». Le
paysan de Provence vit dans un horizon défini, achevé.
L'infini est par-dessus. La Méditerranée elle-même est
humaine, et s'entend fort bien avec les rivages heureux. C'est
selon le mode grec. Le paysage terrestre n'écrase point
l'homme, ne l'épouvante pas; l'homme ne le fuit ni ne l'oublie.
La lumière intense ne lui permet pas d'être visionnaire,
craintif pour une ombre. Elle précise les formes; elle découpe
finement la silhouette d'un pin parasol debout sur la colline,
à deux lieues d'ici. L'homme est roi, connaît son domaine et
l'aime. Son pays, c'est lui. Voilà pourquoi ce poème reste
humain quand il est descriptif: il montre le tableau de la
lumineuse nature tel que tout bon Provençal l'a dans la tête.
Peut-être, si j'avais eu à montrer le paysan dans sa lutte
sociale avec le citadin possesseur de la terre, m'eût-il révélé
d'autres faces, moins nobles, de son caractère ; mais tel n'a
pas été mon souci. Je l'ai montré vis-à-vis de lui-même et de
la nature, dans mon pays.
La poésie est devenue, sous les doigts d'ouvriers admi-
rables, un art de raffinés.
Pourquoi la délaisse-t-on? peut-être parce qu'elle délaisse
tout le monde, je veux dire les sentiments universels et l'ex-
pression simple. Sans rien dénier de leur beauté mers'eilleuse
aux œuvres des maîtres impeccables, il est devenu néces-
saire que le poète tente l'expression spontanée — abondante;
peut-être en aura-t-il les charmes naturels et vivants qu'un
artiste constamment ciseleur remplace par la belle idée qu'il
a et donne de son art ! Combien de nos modernes Cellini ont
exécuté des coupes si admirables que personne ne songe à y
boire ! Vite un ruisselet courant dans l'herbe et le gravier, ou
sinon nous mourrons de soif I la source est là : — la chanson
populaire. Mais, chose singulière ! il va falloir de l'audace au
poète pour y puiser, pour chanter comme elle coule, pour
raconter tout bonnement son cœur, et « parler tout droit
324 LA PROSE DE JEAN AICABD
comme on parle cheux nous », selon l'expression de Molière!
Et cependant il faut qu'il ose, car la Jouvence de la poésie
n'est pas ailleurs.
Par ces mots « l'expression spontanée », il faut entendre
non pas celle qui se présente la première à l'esprit de l'au-
teur, mais celle qui, entre toutes, a l'air d'avoir été tout
naturellement trouvée. Elle sera parfois la dernière à s'offrir,
après bien des tâtonnements, car la tradition littéraire offre
d'abord à l'écrivain de métier une foule de « formes conve-
nues », d'expressions, de tournures de phrases qu'il a déjà
vues écrites, toutes consacrées par les belles-lettres et les
rhétoriques, mais qui épouvantent le naturel et mettent la vie
en fuite.
L'expression spontanée ne se présentera donc souvent
qu'après avoir chassé devant elle et écarté d'un effort la
végétation parasite des « termes de livre ». Et avec des
mots tout simples, combinés dans un ordre simple, il s'agira
de produire à la fois une impression de vie et de poésie. De
vie, cela va de soi. Mais d'où viendra l'impression poétique,
puisque, pris isolément, chaque hémistiche du vers ou chaque
membre de la phrase sera de nature à pouvoir être trouvé et
prononcé spontanément par un simple, en dehors de l'art,
dans la vie même> — Ehl l'impression poétique, viendra
du poète d'abord qui a en lui la poésie pour la répandre, le
don d'envelopper les choses dans une lumière créée par lui,
et de les garder vraies en les transfigurant; elle viendra, l'im-
pression poétique, du soin qu'aura mis le poète à n'accepter
le tour simple et naturel que dépouillé de l'expression vul-
gaire ou seulement banale ; elle viendra du .nombre et de la
CO.MP0SITI0X. Voyez La Fontaine. Chaque mot, pris à part,
est de la famille des mots les plus ordinaires ; le tour de
phrase qui les met en ordre est évangéliquement simple ; et
les Fables sont des chefs-d'œuvre !
Au théâtre, chez la plupart de nos modernes, ce style n'est
pas plus dans le dialogue qu'il n'est dans la composition des
pièces où je dirai que l'effet dramatique est remplacé par Veffet
IDÉES LITTÉRAIRES 3^5
tiléâtral. Nous avons plus souvent des pièces dans un décor,
pour des comédiens et des spectateurs, que des drames dans
la nature et la passion, pour des hommes.
Le monosyllabe imitatif se retrouve souvent au courant
du poème, parce qu'il est selon le génie du récit populaire
où il n'arrive guère qu'un personnage heurte à une porte,
sans que le conteur dise : « toc, toc !
Les gros savants y reviendront.
Mais chaque mot lui sort de l'fme. . .
Ainsi chante le peuple qui ne se pique pas d'être écrivain.
Sa poésie, directement, monte de son cœur à ses lèvres, —
et la poésie littéraire n'arrive que par l'effort à se donner
cette allure de parole venue aux lèvres, ailée et vivante, qui
est justement le caractère essentiel de la poésie populaire. Il
semble donc que la savante ait à gagner quelque chose si elle
prend leçon de l'ignorante. Il n'y a rien ici de nouveau. C'est
l'enthousiasme d'Alceste pour la Chanson du roi Henri.
Le poème de Miette et Noré a tenté un langage et une
composition simplifiés d'après les modèles populaires, et,
dans cette forme, il apporte l'hommage au travail du labou-
reur, — l'ouvrier que nul progrès ne supprime.
Ce n'est pas seulement un poème d'accent populaire,
c'est aussi un poème d'accent provençal. Quand nos paysans
s'expriment en français, ils traduisent les images, les allures,
le tour même, et — si l'on peut dire — le goût du patois
provençal. J'ai essayé de parler, en vers, un français qui
laissât, à leur manière, deviner par transparence le génie des
idiomes locaux, heureux si quelques-uns de nos idiotismes,
débris des patois en dissolution, paraissent dignes de rester
au français.
J'avais songé d'abord à mettre entre guillemets les incor-
rections qui sont des provençalismes : « de suite » pour « tout
de suite »; « des fois » pour « quelque fois », etc.. J'y ai
renoncé, persuadé que nul ne pourrait loyalement m'imputer
à négligence ce qui — si visiblement — est volonté.
3a6 LA PROSE DE JEAN AICARD
Les patois provençaux s'en vont. J'ai (modelé un peu ma
phrase sur la façon de dire de nos Provençaux de race quand
ils parlent français. Lorsque les seigneurs, dans les chansons
populaires, courtisent les bergères, ils s'expriment ainsi dans
un provençal francisé. Il m'a semblé que c'était la langue
naturelle d'un poème qui veut raconter la Provence moderne.
Ma pensée est moderne, ma langue devait être française, car
de plus en plus les caractères particuliers des provinces se
fondent dans la grande unité nationale. Le pittoresque y perd
sans doute; mais, poètes, nous ne sommes pas pour arrêter
la marche de la vapeur. Nous sommes pour essayer de donner
la durée des œuvres d'art aux formes que détruisent le temps
et les forces nouvelles, et pour annoncer les forces de l'avenir.
Fixons donc les choses provinciales qui s'en vont, dans la
langue qui doit leur survivre. N'était-ce pas la volonté de
Brizeux? Ce sera demain celle de Gabriel Vicaire qui nous
chantera la Bresse. Gabriel Marc nous dira l'Auvergne, et
Charles Grandmougin la Franche-Comté. Et nous aurons, un
jour, — vous verrez! — une représentation poétique par
provinces de toute la belle France.
Quant aux patois, ils sont — et c'est tout simple, — impuis-
sants à rendre les idées nouvelles. Le provençal est un idiome
mort qui correspond admirablement aux choses mortes, à la
légende et à la foi ; il ne peut pas exprimer la pensée, qui est
chose neuve. Dites en provençal ces mots : l'humanité, le
BEAU, LE VRAI, VOUS patoiserez du français et vous prononcerez
des vocables incompréhensibles pour qui ne sait que le pro-
vençal. — « Va, va, je te le donne pour l'amour de l'huma-
nité », dit le don Juan de Molière, et la critique philoso-
phique signale dans ces paroles une conception, un sentiment
nouveaux! Il y a trois cents ans de cela, et le provençal
d'aujourd'hui est encore impuissant à traduire ce verbe
sublime.
On trouvera dans Miette et Isoré deux chansons proven-
çales, l'Aubade et le petit mousse. Les chansons de Provence
appartiennent en définitive à la France qui ne les comprend
IDÉKS LITTKRAIRKS 827
pas! Pièces d'or du trésor français, elles n'ont pas cours au-
dessus d'Avignon ! Miette voudrait offrir celles-ci à la litté-
rature française. Dans diverses provinces, l'Aubade se retrouve
sous des formes moins heureuses qu'en Provence, et sous
des titres différents : la Poursuite, les Transformations.
Mistral, que j'admire sans le suivre, en a fait sa chanson de
Magali. Ma version française est tirée de quelque soixante
couplets que chantent les femmes de Provence, surtout les
vieilles, car les jeunes se mettent à l'oublier!
Mgr Miollis, qui fut évêque de Digne, est une figure
populaire en Provence, et les paysans de Basses-Alpes
racontent encore bien des traits de sa vie évangélique.
Mgr Miollis a seni de modèle à Victor Hugo quand le maître
a tracé, dans les Misérables, la figure de Mg^ Myriel, évêque
de D...
Ce n'est pas d'hier que j'ai résolu d'écrire en français un
poème de la Provence. En 1867, j'annonçai formellement ce
dessein à un ami. Déjà je me disais que le récit serait
simple comme une chanson populaire et que le rossignol,
l'oiseau favori des chansons populaires, et l'âne et le bœuf,
héros des noëls, y joueraient leur rôle. J'ai choisi le drame
de la fille abandonnée, parce que c'est l'un des drames par
excellence des chansons populaires. Les complications du
récit eussent fait rentrer le poème dans l'anecdote et le roman.
J'ai trouvé dans un livre remarquable {Histoire du Lied,
par Edouard Schuré), une page de profonde critique, critique
de poète, vivifiante. Quand je la lus pour la première fois,
c'était dans un moment de doute. Elle m'encouragea au tra-
vail entrepris. Voici cette belle leçon :
« La poésie littéraire devrait se rapprocher de la vraie
« poésie populaire, pour y chercher ce qui lui manque trop
* souvent à elle-même : la sincérité de la pensée, la sobriété
« de la forme et le tour musical. Plagier serait folie, mais
« non s'inspirer. Brizeux l'a fait pour la Bretagne...// ne s'a^t7
« pas de renoncer au trésor d'idées et de sentiments que nous
« devons à une éducation supérieure pour descendre au niveau
3a8 LA PEOSE DE JEAN AICAUl)
« des paysans, ce serait la pire des affectations, mais de sur-
« prendre dans les chants populaires la manifestation spon-
« tanée du sentiment. Car cette faculté existe toujours en
« nous, quoi qu'on fasse pour l'étouffer. Partout oii il y a un
« sentiment vrai et individuel, lamanifestationprimcsautière,
* qui est toujours la plus poétique, est possible, pourvu que
« l'Iwmme ait le courage d'exprimer son mouvement intérieur.
« Malheureusement on s'en laisse imposer de moins simples
« et de moins fidèles par la tradition littéraire, on s'y habitue,
t et l'on finit par ignorer sa propre nature. Mais la vue du
« vrai, du naïf, nous saisit malg-ré nous, avec une puissance
« magique, et nous aide à retrouver notre originalité
« perdue. »
Qui dit paysans dit païens {pagani), du moins dans le
Midi. Miette se laisse enlever par un païen véritable, l'insou-
cieux Noré. J'ai rêvé là l'image même de la Provence qui
échappe à l'influence noire du gothique par la puissance de la
lumière. Maître Pierre Jacques André est une sorte de philo-
sophe sans le savoir, bien moderne. J'ai connu ses pareils. Il
transforme inconsciemment charité en humanité. Il convertit
à l'humanité moderne son fils Noré. Et le poème finit en joie,
en lumière, en espérance, car dans nos pays les fêtes funèbres
elles-mêmes, — dénoCiments suprêmes, — ne parviennent pas
à s'attrister.
Chacun des Chants du poème est précédé d'un Prélude.
Je ne sache pas que cette forme générale ait jamais été
employée. Le Chant est un fragment du récit ; c'est l'action;
c'est la poésie se dégageant directement elle-même des héros
et des choses qui les entourent. Le Prélude c'est la poésie
lyrique motivée par le Chant, qu'elle annonce, dont elle donne
l'idée essentielle; c'est encore la pensée philosophique, parfois
mère du chant, parfois née de lui ; c'est la poésie dans le
poète. Pour donner à un récit où (pour la première fois peut-
être) des paysans parlent en vers une langue autre que celle
de la tradition littéraire, pour donner ù ce récit le gotit de la
vérité, il fallait ne pas l'interrompre trop souvent par des cris
IDÉES LITTÉRAIBES 839
poétiques dun autre ton. Quant à étouffer le cri poétique,
c'eût été mentir à la conception d'un poème.
Le Prélude est comme une ouverture musicale avant le
lever du rideau. Le Chajit, c'est le drame chantant, rideau
levé ; la pensée du Prélude l'accompagne.
L'ensemble des Préludes doit former comme un poème d'un
sentiment plus général que le poème en récit, — dont il se
dégage, qu'il enveloppe et même qu'il explique.
Un soir où il m'était donné d'écouter notre illustre et bien-
aimé maître, Victor Hugo, j'osai toucher un sujet difficile. Je
parlais du vers alexandrin. — « Grâce à vous, maître, il est
devenu... » — t Un orchestre », dit Victor Hugo.
Cela est vrai. Aussi, désormais, l'on peut oser faire de
longs poèmes, et voici qu'on ose entreprendre d'en lire. En
effet, dans un poème les morceaux explicatifs, les transitions
nécessaires, les passages qui ne sont ni dramatiques ni
lyriques — étaient la monotonie et l'ennui même avant que
le vers non pas brisé comme on croit, mais articulé, permît
les flexions, les arrêts, les rapidités, les surprises, le mouve-
ment qui est la vie.
Et beaucoup de vers qui paraissent faux aux lecteurs des
prosodies surannées — sont justes. Un des plus communs
est l'alexandrin ternaire :
L'âne allait seul, | suivi de loin | par le bon prêtre.
En des occasions dont le poète est juge (sauf erreur), le
ternaire peut s'employer aussi dans la forme suivante :
Il a compris, | le joli mousse, | il rit aux anges I
Et ne dites pas que la césure coupe par le milieu le mot
joli/ Vous avez ici non pas une, mais deux césures! Vous
avez trois hémistiches de quatre pieds et non deux de six, et
l'idée de no.mbre se trouve entièrement satisfaite, car trois
fois quatre font... un alexandrin symétrique, — aussi rigou-
reusement que deux fois six !
Je ne parlerai que de ces deux formes de vers ternaire. I
V en a d'autres.
33o LA PROSE DE JEAN AICARD
Les diverses coupes du vers alexandrin sont infiniment
variées. Ce n'est pas ici le lieu de développer cette question
complexe, qui paraît pouvoir se résumer dans la formule
suivante :
Un alexandrin est juste toutes les fois que les césures le
subdivisent en petits vers blancs, égaux ou libres, assemblés
suivant un rythme juste^.
Quand la justesse a été sentie, elle se peut toujours /)rou ver,
car l'idée de nombre est double : harmonie, calcul.
C'est affaire au poète d'employer les diverses formes du
grand vers en temps utile, et de réserver le grand alexandrin
à deux hémistiches pour les moments où la pensée, après
avoir voleté et volé, — plane.
Dans l'alexandrin dit classique, la césure du milieu n'empê-
chait pas d'autres césures accessoires (officieuses), qui sau-
vaient de trop de monotonie.
Dans l'hexamètre latin, la césure indispensable si elle était
unique, ne proscrivait pas l'emploi des autres, qui même, au
nombre de deux, pouvaient la suppléer.
Il y a dans le rapprochement de certains mots des hiatus
qu'il faut aimer.
Quoi de plus doux que le prétendu hiatus -.Il y a. Date lilia,
dit Virgile. C'est le son même d'alliance. »
On peut dire de Victor Hugo qu'il est le père de la litté-
rature moderne.
On pourra le lui donner longtemps ce beau nom de Père,
que lui décerne Emile Augier.
Victor Hugo, dont Alfred de Vigny fut le Précurseur, a
engendré le romantisme, qui engendra la liberté, qui engen-
drera l'avenir. Par là nos petits-neveux eux-mêmes seront
I. A la vérité, il n'est pas de césures proprement dites. Il n'y a
que des accents toniques qui doivent être placés comme nous venons
de le dire pour les prétendues césures... De combien de règles pué
riles les poètes devraient se délivrer ! car les prosodies n'y peuvent
rien. Il faut créer contre les règles absurdes de bons exemples
qui s'imposent;
IDÉEB LITTERAIKË8 33 1
lils du romantisme. Grâce à Victor Hugo, qui a donné des
modèles dans tous les genres sans exception, il est enfin
permis même de faire simple. — L'instrument qui nous est
légué est parfait, et loin que la poésie n'ait plus de sujets,
tout est toujours à faire et sera toujours à faire.
Quant à continuer le romantisme proprement dit en ce qui
constitue ses caractères essentiels, généraux, qui pourrait y
penser > Le romantisme est l'envers du classicisme, deux for-
mules littéraires qui ont donné toute leur mesure. Si le roman-
tisme n'existait pas, il faudrait l'inventer, afin qu'il offrit au
monde son œuvre prodigieuse. Mais cette œuvre existe. Nous
ne pouvons pas vivre dans l'admiration stérile ou dans l'imi-
tation de ce passé (n'est-ce pas hier>). En art, rien ne se doit
recommencer, les chefs-d'œuvre moins que le reste, car des
chefs-d'œuvre contrefaits sont des rapsodies. Notre-Dame est
bâtie : allons-nous construire sur ce modèle sublime toutes
nos humbles maisons !
Où donc sera notre art nouveau, car nous en voulons un ;
où est notre avenir ? Dans l'inspiration directement tirée de
tout ce qui est la nature. Les anciens imitaient la nature ; nos
classiques ont cru surpendre le secret de l'art antique, en
imitant non pas la nature, mais les œuvres des anciens 1
Imitons, nous, la nature comme faisaient les anciens, avec
nos façons modernes de voir et de penser, comme les
anciens selon les leurs.
Et dire que ce procédé antique peut encore paraîre nou-
veau !
On peut dire de la rime riche qu'elle est trop souvent la
rime prévue. En ce cas je l'ai souvent effacée, lui préférant
cent fois une rime suffisante, mais inattendue. Les rimes tnén-
tables ont engendré l'horreur qu'on a des rimeurs. Du reste,
richesse des rimes, coupes des vers, allure du style, tout cela
se modifie selon l'intention du poème, le sujet et le genre.
Le même peintre traitera-t-il de même sorte la miniature,
les grandes toiles et la fresque ?
Enfin une théorie critique ne peut que renseigner sur la
333 LA PROSE DE JEAN AICARD
manière générale d'un auteur, sur sa conception de l'art, sa
volonté et son effort, — et sur la tendance d'une époque.
L'art n'a pas d'autre but que d'émouvoir — avec le beau.
Le beau n'est pas le moyen sublime, et nécessaire, de l'art.
Combien d'artistes en font leur but, en sorte que leurs œuvres
ne toucheront jamais les hommes, quoique destinées à faire
toujours l'admiration des artistes. Créer une œuvre qui montre
comme elle était difficile à faire, c'est être plutôt critique
qu'inventeur. Quand l'art est parfait, — de la vie il vous jette
dans une vie idéale où il se fait oublier.
En somme, dans notre art, tout devient aisément puéril»
qui n'est pas aisément, pensée, — et composition.
Hélas! comme c'est éphémère, la grâce, la nuance, le
nombre même des mots! Comme nous les aimons, comme
nous les recherchons, ces formes dont le sens intime ne se
révèle qu'à demi aux étrangers, et constitue le génie de la
langue nationale ! — Et cependant, ce qui peut, par la traduc-
tion, se transmettre d'un pays et d'un âge à un autre, voilà
l'essentiel, la vraie création!
L'art a horreur du convenu, du banal, du trivial, mais
l'esprit de notre époque ne s'accommode guère du chimérique.
Préoccupée de la seule réalité, la poésie se tue elle-même;
envolée dans le rêve pur, on ne saurait la suivre. Le problème
est donc ainsi posé pour le poète sincère, homme de son
temps: il faut tâcher d'être vrai sans bassesse, chercher le
beau dans le réel, la noblesse dans la simplicité. — Rien de
plus ancien que cette formule, neuve en apparence parce que
beaucoup d'autres l'ont fait oublier.
Dans la nature, le laid n'est qu'un accident dont elle se
délivre au plus vite ; rien n'est laid de ce qui demeure sous la
belle lumière; la dépouille des animaux morts est enlevée
par les épurateurs ; les parties basses ne sont pas en évidence
(os homini sublime...); les entrailles sont cachées. Les Grecs
louaient la cigale de ne point laisser voir, môme morte et
ouverte, ses entrailles; on la peut louer encore, morte, de ne
point tomber en pourriture, mais en poussière. La société
IDEES LITTÉRAIRES 333
cache ses égoûts. L'utile et scientifique anatomie est un art,
ce n'est point l'Art, lequel, comme la Nature, fait la vie,
même avec la mort.
Si j'étale au soleil, au premier plan de mon tableau, les
laideurs cachées de la Nature, je n'agis pas d'après ses leçons,
je ne suis pas vraiment naturiste.
Entre les sujets vulgaires et les sujets populaires, il y a
un abime. Il faut fuir le sujet vulgaire qui conviendrait à bien
des gens, aux médiocres, et chercher, — sans renoncer à de
plus rares, — les sujets populaires qui peuvent toucher tous
les hommes.
Le Vulgaire n'est qu'une catégorie : ce n'est pas ce « Tout
le monde » qui a plus d'esprit que Voltaire et plus de cœur
que d'esprit.
L'art est libre. — Il n'y a pas de théorie qui l'enferme
tout entier, — qui puisse devenir la règle commune, qui soit
toute la Vérité. Il n'y a que des points de vue personnels;
encore, pour être justes, doivent-ils tenir compte des ten-
dances diverses dont l'ensemble met la variété et la grandeur
dans TArt. Je cherche une face nouvelle ; je n'oublie pas le
TOUT.
.Ve rien dire qui ne soit vrai, c'est une tendance nouvelle
de notre art, qui ajoute : Ne pas dire tout le vrai.
Dans l'œuvre qui montre le Réel, l'Idéal apparaissant tou-
jours comme le ciel au-dessus des rues ou à travers les bois,
voilà mon naturisme.
Il faut chercher des vers qui, — transmis par la voix,
— outre l'influence mystérieuse du rj'thme, aient encore sur
les hommes tout l'effet d'une parole venue spontanément et
comme dans la vie.
En même temps, il faut fuir avec passion l'effet vulgaire,
facile, sorti du rapprochement forcé de certains mots, ou de
leur sonorité vide, ou du sens déterminé qu'y attachent les
passions du moment.
11 faut poursuivre l'effet vivant-dramatique, non l'effet
oratoire-théitral.
334 LA PttOSE DE JEAN ÂICAHD
L'effet facile est indigne de l'art oratoire ; à plus forte
raison l'est-il de l'art poétique qui ne doit pas flatter son
auditoire pour le persuader, mais le conquérir par sa magie
propre.
Dire mes vers devant des auditoires nombreux a été une
école pour moi, — où j'ai définitivement appris l'amour
du simple et du populaire. J'y ai appris encore que la
Parole, ce grand moyen vital de la démocratie, peut donner
à la poésie qu'on délaisse un souffle d'existence renouvelée.
Assurer qu'il faut écrire comme on parle, c'est la sottise
de M. Joseph Prudhomme ; mais prétendre que les choses
écrites et fixées dans l'art par la composition gagnent à avoir
néanmoins l'allure de la parole venue spontanément, — cela
me paraît une vérité simple.
Laissons l'immobilité de la pierre à la statuaire; l'immu-
tabilité d'un moment déterminé à la peinture. La gloire de la
pensée écrite, c'est le mouvement et la succession des
mouvements.
Le sculpteur a l'argile ; le peintre a la couleur. Leur rêve à
tous deux est de les animer. Et nous qui avons en notre pou-
voir la parole, matière fluide et subtile, les mots.
Nés de l'air qui fait vivre et des lèvres humaines,
quelle folie serait-ce à nous de les vouloir figer, immobiliser,
pétrifier !
Avec le souffle poétique on ne fait pas Galatée en marbre ;
on l'anime.
La fleur n'est pas née pour l'herbier: la parole n'est pas née
pour le livre.
L'écriture n'a été inventée que pour fixer la parole et peu à
peu elle l'a transformée, lui ôtant la vie. On n'a plus été un
orateur, ni un poète, un trouveur, — mais un chercheur et un
écrivain. On a écrit pour écrire, oui vraiment, à seule fin
d'être imprimé, d'exister sous forme de livre.
Le mo3'en de transmission, le livre, le lieu du dépôt, est
devenu comme le fover, comme le trésor même. Puis les
IDÉES LITTÉBÂIRIS 335
livres se sont inspirés des livres, non plus de la vie : les poè-
tes se sont inspirés des poèmes : on a cru être classique en
imitant Homère, qui n'imitait pas Homère, lui, mais la Nature
— et comme il faut connaître toute une tradition savante pour
goûter tels vers modernes dont la beauté est en grande partie
dans les souvenirs littéraires qu'ils évoquent, les lecteurs pour
ces verslà ne sont pas nombreux : car les hommes s'intéres-
sent avant tout à la vie passionnée, et l'Art poétique ne corres-
pond plus assez à la Vie, beaucoup trop aux formes d'art
qui l'ont précédé.
Si la poésie veut être comptée au nombre des arts vivants,
elle parlera ; si elle veut conquérir les hommes modernes
par la parole, selon le mode antique, elle se verra forcée
d'exprimer des sentiments éternels, universels, dans une
action moderne; car l'érudition n'intéresse que les érudits.
Elle procédera, dis-je, comme la poésie d'autrefois. Elle
racontera la vérité vivante, non la tradition morte. Comme la
musique, elle ne fera pas son destin d'être écrite, mais d'être
chantée. Alors elle vivra vraiment, avant de se conserver par
le livre d'où elle pourra sortir avec toute sa gloire dans une
série infinie de résurrections. Alors parlée, écoutée, aimée,
nécessaire, elle rentrera dans ce grand mouvement d'activité,
de bruit, de travail, que fait notre siècle.
... Je la vois, mêlant chaque jour sa voix au grand bourdon-
nement de la vie sociale ; chantant les joies et les douleurs de
la patrie, acclamant un héros, une belle action, saluant les
tombes, préparant les gloires, prouvant à la science qu'elle la
comprend, à la démocratie qu'elle l'aime, à la patrie qu'elle est
un de ses honneurs, aux siècles des forces mécaniques qu'elle
est une force ressuscitée vivante, éternelle.
Telles sont les considérations principales que l'auteur a
mêlées à la lecture de son poème, — soit chez Mme Edmond
Adam, soit dans les conférences faites peu de temps après
en Belgique et en Suisse.
â36 LA PBÔSE DE J£AN AlCABt)
Poésie Populaire'.
Mesdames, Messieurs,
J'ai quelques minutes seulement — une soixantaine tout
au plus — pour vous dire quelque chose. Soixante minutes,
ce serait assez, trop, peut-être, si je n'avais qu'à improviser ;
mais l'Université des Annales m'a demandé surtout de vous
lire des vers. La part donnée à la causerie sera donc réduite
à quinze minutes, tout au plus. Et, cependant, je ne pouvais
pas me résoudre à vous dire purement et simplement quel-
ques-uns de mes vers déjà parus. L'élémentaire courtoisie
exige que j'apporte ici, aujourd'hui, un peu d'inédit et ce sera,
si vous le voulez bien, la critique générale des morceaux que
je dois citer, ma philosophie de la poésie populaire, la théorie
de l'une des formes où je me suis essayé.
Voilà mon sujet. Il pourrait, vous le sentez, comporter un
long développement. Je m'en tiendrai à une très sommaire
explication.
Nous savons tous quels sont les merveilleux raffi-
nements et les magnifiques élévations de la poésie littéraire au
XIX* siècle, de Victor Hugo à Banville et à José-Maria de
Heredia. Cette poésie a recours, avant tout, à la puissance, à
la magie du mot. Elle se complaît dans le mot. Vous enten-
dez bien, dans le mot pris en lui-même, ayant en lui autre
chose encore que la signification que lui attribue le diction-
naire, dans le mot évocateur de longues traditions écrites.
Victor Hugo dit admirablement :
Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant.
Le prestigieux Banville dit :
La rime, c'est le mot magique, le mot fée.
I. Conférence faite à l'Université des Annales, le 7 Mai 1909.
IDÉES LITTÉRAIBKS 337
Verlaine, pour nier la valeur artiste du mouvement dans la
période, de l'élan qui entraîne :
Prends l'éloquence et tords-lui le cou.
Il dit encore :
La nuance ! rien que la nuance.
José-Maria de Heredia est un incomparable et divin cise-
leur et sertisseur de mots.
Notre admiration pour tous ces poètes est absolue.
Mais n'y a-t-il pas une autre conception, plus humble peut-
être, respectable elle aussi, de la forme poétique? Je l'ai
toujours cru.
Cherchons donc les caractères essentiels de la forme poé-
tique dans la chanson populaire.
Dans la poésie populaire, le mot ne paraît pas avoir de
valeur traditionnelle. Cela se comprend : le poète populaire
ne sait ni latin ni grec ; il ne sait pas lire.
J'ai entendu, par parenthèse, nier qu'il y ait eu des poètes
populaires, c'est-à-dire des illettrés qui aient composé des
chefs-d'œuvre. Eh bieni j'ai connu un vieux paysan, devenu
aveugle, qui chantait des couplets improvisés. Le jour où je
lis sa connaissance, il se racontait en vers la catastrophe du
Magenta, incendié et sautant dans la rade de Toulon. Cet
événement s'était passé la veille. Je surpris ainsi une chanson
populaire à son origine : le bon vieux ne savait pas lire.
La valeur traditionnelle d'un mot, c'est, en quelque sorte,
son histoire à travers les livres. Cette valeur naît et s'accroît
au souvenir des divers emplois qui ont été faits du mot par
les poètes de littérature écrite. Tel mot est devenu plus char-
mant, ou plus profond, ou plus énergique, toujours plus
suggestif pour nous, parce que nous nous rappelons les
15
338 LA PROSE DE JEAN AICARD
nuances qu'il a exprimées dans l'œuvre de tel ou tel de nos
illustres écrivains. Cette conception du mot — très précieuse
et dont, pour ma part, vous n'en doutez pas, je sais jouir
infiniment — n'a rien de populaire. Quand le divin Chénier
dit, en parlant de la cigale :
... Ainsi la cigale innocente
Sur un arbuste assise, et se console et chante,
le mot assise nous ravit, parce qu'au moment où s'élève en
nous l'objection que la cigale ne peut pas s'asseoir, pas plus
qu'un lézard ne s'assied, — je me dis aussitôt :
— Comme cela est latin I Que cela est donc joli de rappeler
le latin! Sedet. En disant assise en français, l'auteur, loin
d'avoir commis une faute d'entomologiste, a dit tout simple-
ment en latin que la cigale est stationnaire, immobile sur
l'arbuste. Le poète populaire n'a pas de ces bénéfices.
Alors } Qu'est-ce donc qui donne sa vraie valeur d'art au
poème populaire > Cette valeur n'est ni dans la préciosité du
mot ni dans la richesse et l'inattendu des rimes, car, vous le
savez, la plupart du temps la poésie populaire s'est contentée
d'assonances.
La qualité artiste du poème populaire est dans la ligne de
composition. En poésie populaire, il y a toujours une « com-
position » ; souvent un petit drame dialogué. Le poète popu-
laire ignore l'art de suspendre sa rêverie à des mots imprécis
et de se balancer sur des images vaporeuses. La composition
populaire est simple, sans ornements inutiles, sans digressions
surtout. Elle ne connaît pas cette abondance d'images souvent
disparates qui est regardée comme un mérite par nos lyriques,
mais grâce à quoi le rimeur trouve plus de facilité pour
amener des rimes surprenantes, puisqu'il échappe, selon sa
fantaisie, à la nécessité de serrer son sujet de près. Il est
aussi plus prompt à obéir nonchalamment aux suggestions
de la rime ; elle commande, il la suit... Il reviendra au sujet
plus tard.
Le poète populaire, au contraire, n'abandonne pas une
IDÉES l lïTÉRAIRES oSg
seconde son sujet qui l'occupe seul. II va droit au but, par le
chemin le plus court. Il tend tout son effort vers l'effet à
produire, pleurs ou rires, vers Xémotion, en un mot, qui est
le but unique, suprême, purement humain, — tandis que le
poète de littérature écrite a trop souvent pour but, avouons-
le, de paraître original, de faire autrement que d'autres, de
forcer l'admiration, de conquérir l'hommage, d'être consacré
écrivain supérieur, inattendu, nouveau, étonnant.
Le caractère principal, essentiel, de la poétique populaire,
c'est donc le « serré » de la composition dont l'unité est, pour
ainsi dire, condensée. La plupart du temps, les personnages,
s'il y a dialogue, ne sont ni nommés ni décrits ; leurs paroles
les révèlent sans les peindre; les explications sur leurs gestes
sont absentes. La composition, en courant, indique d'un trait
bref l'ambiance, le paysage. Point d'attitudes. Si on dit ceci
ou cela, c'est à vous de voir pourquoi et de quel air on le dit.
Ce que le poète désire seulement, c'est que vous soyez ému
comme si vous surpreniez dans la vie le dialogue des protago-
nistes. Cela est dramatique au premier chef. Pas d'ornement;
aucun. Le mot n'appelle pas l'admiration, jamais; il n'est que
le transmetteur de l'idée générale. Et remarquez bien qu'en
procédant ainsi, le poète populaire néglige précisément ce
qui est de mode littéraire, par conséquent caduc, périssable,
le sens éphémère d'une expression. Il ne retient que ce qui
est éternel, universel, puisque cela pourra, sans grand dom-
mage, passer dans toutes les langues.
Entendez bien, j'y insiste, que la littérature proprement
dite, c'est l'apogée même de l'art de dire, du plus glorieux
des arts peut-être, surtout quand il parvient à transmettre en
des formes savantes, claires, définitives, de hautes pensées,
de grands sentiments bien humains... On nous permet cepen-
dant, n'est-ce pas > d'aimer non seulement toutes les littéra-
tures : la classique, la romantique, la parnassienne ou
34o LÀ PROSE DK JBAN AICAAD
l'impassible, et même la décadente, — mais d'aimer encore
la bonne poésie des simples dont semblent s'être plus ou
moins réclamés, pour ne citer que les morts, les Molière, les
Mathurin Régnier, les Brizeux et (bien que musical et
romantique à ses heures; l'exquis Alfred de Musset. II me
semble que je peux ajouter à ces beaux noms celui de François
Coppée, ce populaire de Paris, qui est allé au coeur des
simples, parce qu'il a parlé simplement.
Tout le monde ne se complaît pas aux recherches trou-
blantes dun Baudelaire ou d'un Verlaine. Il y a d'humbles
amis du vers français qui ont droit au pain et au vin de la
poésie, et à qui plaît encore la Chanson de ma Mie, chère à
notre Molière :
Si le roi m'avait donné
Paris, sa grand'ville,
Et qu'il m'eût fallu quitter
L'amour de ma mie,
Je dirais au roi Henri ;
i< Reprenez votre Paris !
J'aime mieux ma mie, ô gué.
J'aime mieux ma mie. "
La rime n'est pas riche et le style en est vieux ;
Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
Que ces colifichets dont le bon sens murmure,
Et que la passion parle, là, toute pure ?
Prenons un autre exemple de chanson populaire.
Connaissez-vous la Mariée Bretonne ? Oui, sans doute.
Répétons-la en suivant attentivement la courbe gracieuse
de la composition.
Premier couplet ; tradition courtoise :
Nous somm's venus vous voir
Du fond de not' village,
Pour souhaiter ce soir
Un heureux mariage,
A Monsieur votre époux
Aussi bien comme à vous.
IDÉES LITTÉRAIRES 84 1
Deuxième couplet ; malice populaire :
Vous n'irez plus au bal.
Madame la mariée,
Danser sous le fanal
Dans les jeux d'assemblée :
Vous gard'rez la maison
Pendant que nous irons.
Troisième couplet ; gravité du "sacrement, acceptation de
la vie :
Avez-vous écouté
Ce que vous dit le prêtre r
A dit la vérité
Et comme il vous faut être :
Fidèle à votre époux
Et l'aimer plus que vous.
Quatrième couplet ; retour de malice ; espiègle taquinerie ;
on fait au plus fort son procès; c'est... l'aube du féminisme:
Quand on dit son époux
On dit souvent son maître ;
Ils ne sont pas si doux
Comme ils ont promis d'être...
Il faut leur conseiller
De se mieux rappeler.
Cinquième couplet ; retour à la gravité ; l'avenir est chose
sérieuse :
Quand vous aurez chez vous,
Des enfants à conduire,
Il faudra leur montrer,
Et bien souvent leur dire,
Ou vous seriez tous deux
Coupables devant Dieu.
Sixième couplet ; passage de la douce tendresse des parents
pour leurs petits à l'amour apitoyé pour toutes les créatures :
Si vous avez, Bretons.
Des boeufs dans vos herbages,
Des brebis, des moutons,
Des oisillons sauvages,
Songez, soir et matin.
Qu'à leur tour ils ont faim.
042 LA PROBE DE JEAN AICARD
Septième couplet; retour final à la courtoisie du début, à
la mise en scène du couplet premier. Le cercle de la compo-
sition revient à son point de départ et se ferme :
Acceptez ce bouquet
Que nous venons vous tendre;
II est fait de genêt
Pour vous faire comprendre
Que tous les vains honneurs
Passent comme des fleurs.
Tout y est : c'est un chef-d'œuvre. Vous pourrez faire
entrer cela, avec un long travail d'art savant, dans la littéra-
ture proprement dite; les vers, alors, seraient, sans doute,
des vers mieux rimes, mieux rythmés; vous g-arderez stricte-
ment le sens de chaque couplet; mais la beauté artificielle
littérairement supérieure que vous y adjoindrez éteindra
toujours quelque chose de cette grâce spontanée toute natu-
relle. Vos fleurs de rhétorique jureront à côté de ces fleurs
sauvages comme le plus beau diamant à côté d'une goutte de
rosée vibrante, le matin, au cœur d'une pâquerette ou d'un
bleuet. Il existe une fleur qui s'appelle le désespoir du peintre.
Le désespoir du poète, c'est la vraie chanson populaire.
Est-ce à dire que, sans prétendre retrouver de telles
inspirations, on ne puisse prendre quelque chose à ces
modèles >
Je ne l'ai jamais pensé. On peut leur demander le secret
de la composition à la fois flexible et serrée, la simplicité et
la mise en ordre naturel des paroles, le dédain voulu des
ornements et des digressions. Le problème serait d'être
populaire sans donner prise à de graves reproches de la part
des parfaits littérateurs.
Certes ! nous serions tous bien fâchés si l'on retirait un
beau vers au trésor glorieux de notre littérature poétique.
Pour celui qui s'explique librement aujourd'hui, devant un
public ami, il n'a jamais été question que de suivre librement
ses goûts personnels, en les raisonnant toutefois, et de faire
de l'art à sa guise.
IDÉES LITTÉRAIEES 343
Vous me permettrez, maintenant, d'obéir au désir qui m'a
été exprimé, en vous citant un de mes essais; j'emprunterai
quelques passages à Miette et Noté, ouvrage que j'ai construit
tout entier d'après la poétique que je viens d'esquisser.
En voici presque tout un chant, précédé de son prélude. Le
prélude est intitulé : « Les Chants du Peuple. » Le chant est
le premier de la troisième partie.
LES CHANTS DU PEUPLE
Nous pouvons faire des chansons,
Poètes d'étude et de plume,
Et les chansons que nous faisons
Les faire aligner en volume ;
Nous pouvons, gravement assis.
Trouver, en nous creusant la tète,
Rimes riches et mots précis :
Le peuple est le maître poète !
Nous pouvons rimer du français
Ou du provençal de parade,
Nous pouvons avoir du succès :
Le peuple a le prix de l'aubade.
Il dit, sans se gratter le front.
Le bon pain, les vins, ou la femme;
Les gros savants y répondront.
Mais chaque mot lui sort de l'àme.
Triste ou gai, quelquefois moqueur,
Il ne signe point de grimoire,
Car c'est pour soulager son cœur
Qu'il chante! et non pas pour la gloire.
Et ce n'est pas en rien faisant
Qu'il fait ces chants que nul ne signe,
C'est en forgeant, c'est en semant.
En faisant les blés et la vigne !
Voici le chant qui suit ce prélude :
Oh ! pourquoi ne viens-tu qu'une fois en dix ans,
Neige au voile brodé de diamants luisants >...
344 LA PROSE DE JEAK" AIOARD
Il neige, c'est la Noël, le vieil oncle revient au pays pour
prendre sa part du souper de la Noél.
... « C'est Noël dans huit jours
J'entends payer chez vous le repas des retours.
Invitez des amis : j'éventre la futaille,
Beau-père ! haut le coude ! et bataille ! bataille ! »
Et, pour Noèl, de voir fumer le pauvre toit,
Les gens disaient : « Ici, l'on va bien, ça se voit! »
Et, le soir de Noèl, on était douze à table.
— « Ce que faisaient nos vieux c'est chose respectable,
Dit le marin François. Or çà! voyons un peu,
Le plus vieux de nous tous, qu'il bénisse le feu !
— « C'est toi ! — C'est moi 1 tant mieux, ça rappelle l'enfance ;
Enfant, je l'ai béni, mais n'ai plus souvenance
De la prière. Eh bien ! j'inventerai les mots :
Le Dieu qui fait le feu comprend même les sots. »
Et sa main qui tremblait s'étendit vers la flamme :
— « O bon feu, chauffe bien la pauvre vieille femme,
Le vieil homme malade et les blancs pieds d'enfant;
Feu du pauvre, vivant trésor, feu bien chauffant,
Ris toujours dans les yeux avec tes étincelles.
Feu ! luis dans le soleil sur les moissons nouvelles.
Mûris la vigne et puis viens brûler dans mon four
Et passe dans mon sang, feu du ciel, feu du jour...
J'ai vu des gens mourir par la neige et la glace,
D'autres par l'incendie : ô feu! reste en ta place;
Ne nous fais point de mal, joie et soutien des corps.
Et ne nous quitte enfin que quand nous serons morts. »
Il jette du vin cuit sur le feu qui pétille.
Et la table est en train
Jamais Mîon n'a vu chez elle tant de joie...
— « Chante dit un voisin, une chanson nouvelle. »
— « Non, fit l'oncle, un vieux chant, un vieux air du pays.
Ces chants qui nous berçaient, ce sont de vieux amis.
Croyez-moi; ça s'apprend, voyez-vous, par l'absence :
Quand on est loin, perdu dans le monde, en souffrance,
Qu'on a beau regarder les choses d'alentour,
Les gens; que tout vous est inconnu, sans amour.
Alors qu'une chanson du pays se réveille
Dans votre souvenir, la chanson la plus vieille,
La plus simple, il vous monte un trouble qui vous prend
IO:éES I/ITTÉBArRES 3»5
Tout le cœur, et l'on pleure, et le plaisir est grand,
Chante I On sentira mieux le bonheur d'être ensemble : »
Et tous se font muets quand, d'une voix qui tremble : —
— « Et qu'est-ce, oncle François, que je vous chanterai?
L'Aubade? » — « Eh! dit François, fais, Miette, à ton gré. »
Que chante-t-elle > Elle chante cette aubade qui est une de
nos plus vieilles chansons populaires de Provence, et qui est
bien plus vieille que la Provence elle-même, attendu qu'on en
retrouve quelque chose dans les antiques poètes de la Grèce.
Vous remarquerez que, dans cette aubade, aucun personnage
n'est nommé ; et cependant, on les voit. Vous la connaissez :
la Mireille du grand Mistral l'a popularisée, et la musique de
Gounod également. Voici l'une des formes de ce chant exquis,
car il y a toujours d'innombrables versions de tout chant
populaire. C'est ici une des variantes les plus connues en
Provence que j'ai fait passer de mon mieux dans notre langue
française :
Je sonne, Marguerite,
Cette aubade pour toi.
Le tambourin palpite,
Ma mie, écoute-moi !
— L'aubade m'est connue.
C'est toujours le même air'.
Si cela continue.
Je me jette à la mer,
Si ma belle sauvage
Croit m'échapper ainsi.
Je me jette à la nage.
Je la ramène ici.
— Tu crois tenir la fille.
Mon beau nageur; mais vois,
Je me suis faite anguille :
Je glisse entre tes doigts.
— Anguille, qui t'empêche I
Glisse aux doigts du nageur ;
Mais le pêcheur te pêche.
Et c'est moi le pêcheur.
M.
346 LA PROSE DE JEAN AICARD
— Alors, je suis l'eau vive,
Dans ce jardin si beau !
— Et moi je suis la rive,
Ou le lit du ruisseau.
— Alors, rose vermeille,
Je fleuris au jardin !
— Je serai donc l'abeille
Pour dormir sur ton sein.
— Eh bien, je suis l'étoile !
— Et moi, nuage aux cieux.
Je flotte comme un voile
Sur ta bouche et tes yeux.
— Si tu te fais nuage.
Me voici, maintenant,
La nonne la plus sage
Enfermée au couvent.
Oh ! va, tu peux te mettre
Dans le couvent sacré :
Je me ferai le prêtre.
Je te confesserai !
— Sois le prêtre, qu'importe I
Vois-tu pâlir mon front?
Je suis la pauvre morte,
Les nonnes pleureront.
— Morte, il faudra te taire !
Les nonnes ont pleuré ;
Mais, moi, je suis la terre.
Et morte je t'aurai!
Je ne peux pas, cependant, passer la conclusion sous silence.
Elle nous ramène adorablement à la réalité amoureuse après
cette longue escapade dans le pays des fées et des métamor-
phoses :
Ton aubade me touche,
Je veux ce que tu veux.
Tiens donc, baise ma bouche
Et sois mon amoureux 1
IDÉES LITTÉBAIEES '6^^
Voilà donc un exemple de poésie populaire, purement et
simplement traduite du patois provençal.
Voici, maintenant, un exemple de critique populaire. Vous
allez voir que la critique peut affecter, elle aussi, une forme
simple, énergique, éviter les analyses et les complications
pour la plus grande joie des poètes à qui s'adresse son éloge.
Il y a quarante ans, je lus en public, pour la première fois,
un de mes Poèmes de Provence ; c'était, je m'en souviens très
bien, la Ferrade, dans un dîner qui portait ce nom joyeux :
Dîner des Vilains Bonshommes. Nous avions été, jeunes
poètes d'alors, affublés de ce titre désobligeant par un critique
grincheux et nous nous en étions fait une parure. Coppée,
Verlaine, Richepin, Valade, Mérat, ont été des vilains bons-
hommes. Je leur lus donc un soir la Ferrade, écrite de la
veille. Le bourru et bon Paul Arène, poète exquis, exquis
prosateur. Provençal de vieille roche, était présent. Quand
j'eus finis ma lecture, et comme j'attendais avec anxiété le
jugement de mes aînés, j'entendis le bruit d'un formidable
coup de poing donné sur la table, qui tressaillit; et Paul
Arène, qui avait frappé ce coup magistral, s'écria avec le fort
accent du Midi qu'il n'a jamais perdu :
— Nom de... Zeus ! Eh bé!... Nous sommes un peuple !
Le formidable éclat de rire de tous les vilains bonshommes
(le Parnasse entier, s'il vous plaît !) lui répondit, pendant que
la joie d'un premier succès inondait mon cœur, et je ne crois
pas que jamais critique littéraire, subtile et raffinée, m'ait
donné plaisir pareil.
848 LA PROSE DE JEAN AICAED
Othello.
Il existe, contre les ouvrages du genre de celui-ci, un pré-
jugé bien fait pour décourager les poètes.
Traduction) Adaptation! Copie 1 Imitation > Ah! les vilains
mots ! Traducteur ! Adaptateur ! Copiste ! Imitateur 1 qui
voudrait être ainsi nommé? Les poètes ne s'en soucient
guère, et ce noble travail par lequel on tente d'accroître la
littérature nationale des œuvres du génie étranger, — est, en
général, abandonné aux efforts de ceux qui ne peuvent rien
créer par eux-mêmes, ou aux loisirs des amateurs.
Or, idéalement, ce travail demanderait les facultés mal-
tresses du poète, du trouveur original. Je ne vois ni comment
ni pourquoi on retrouverait l'esprit et l'expression de
Shakespeare, si l'on est incapable de traduire la nature.
Si les traductions en général étaient des ouvrages faciles, on
f>ourrait avoir autant de bonnes traductions que de gens
sachant deux langues. Il ne s'agit pas de donner le sens des
mots (ce que fait très bien le dictionnaire), le sens des phra-
ses, — besogne d'écolier, — mais de retrouver cette expres-
sion, ce mouvement, cet ordre naturel, vivant, passionné, que
précisément perdent les mots en passant d'une langue à une
autre.
On pourrait distinguer entre la traduction savante et la
vivante : l'une destinée à donner une idée, la plus exacte
possible, du texte étranger, l'autre destinée à produire l'im-
pression même de l'original en le faisant oublier.
Celle-ci est évidemment la traduction dramatique. Shakes-
peare ne veut pas qu'on pense à Shakespeare.
Traduire rigoureusement une œuvre, c'est la présenter
elle-même, mais morte, — offrir la fleur dans l'herbier. La
paraphraser, c'est la trahir. En vérité, il faudrait la retrou-
ver ! vis-à-vis de Shakespeare, il faudrait se placer en face de
la nature, et l'exprimer!
IDÉES LITTÉRAIRES 3^9
C'est ce que j'ai tenté de faire, entraîné et soutenu par
une ardente admiration pour Shakespeare et pour l'OthelIo :
Un soir, venant de relire Othello, j'en relus sur-le-champ
le cinquième acte, l'entrée du More dans la chambre de
Desdemone endormie :
Avez-vous, Desdemone, prié Dieu ce soir?
et le meurtre, et les terreurs d'Othello, et son désespoir
quand Émilia lui révèle toute la vérité, l'innocence de cette
Desdemone dont Shakespeare pourrait dire, tant sa mort est
touchante, l'inverse de ce qu'il dit, parlant d'Imogène dans
Cymbeline :
« O lys coupé, très beau, très pur, plus
gracieux encore que lorsque tu te soutenais toi-même ! »
... Elle est magnifique, cette scène d'Émilia. La femme
d'Iago, la suivante, se redresse, grandit, devient héroïne.
Desdemone est morte, mais là, au fond de la scène, elle est
couchée sur le grand lit comme sur un autel. Et tant que vit
Othello, dans la passion d'Othello, elle vit encore, elle occupe
la scène et soutient le drame.
Le More a frappé la douce créature dont le dernier soupir
fut un pardon d'amour pour son noir époux : il faut que la
vérité le frappe à son tour; il faut qu'il meure, tué par
l'innocence de celle qu'il a tuée.
Émilia s'écrie :
... La vérité veut sortir... Elle sorti
Librement, librement comme le vent du Nord
Je parle!...
Ainsi, à tout instant, — c'est Shakespeare, — une grande
échappée sur l'infinie nature...
L'enthousiasme me tenait. J'écrivis la scène d'entraînement,
d'admiration, d'élan, comme un peintre l'eût esquissée, pour
mieux la revoir, la pénétrer, pour la posséder.
Le lendemain, j'allai la lire au Directeur de la Comédie-
Française, à M. Perrin. Il en fut content, très content « Tl
35o LA PROSE DE -JEAN AICARD
faut achever... » Je suis autorisé à dire que si l'ouvrage
attend encore aujourd'hui la représentation au Théâtre-Fran-
çais, cela tient à des motifs tout à fait étrangers à l'opinion
de M. Emile Perrin sur mon Othello ; au sujet duquel il s'est
toujours et en toute occasion exprimé on ne peut plus favo-
rablement.
Après ma première visite à M. Perrin, j'allai m'enfermer
dans ma retraite de Provence, et je me mis à l'ouvrage, admi-
rant toujours davantage l'œuvre de Shakespeare à mesure que
je la regardais de plus près.
Othello est peut-être le modèle par excellence du drame
sans complications extérieures où pourtant le mouvement
toujours accru prend l'âme, l'entraine, l'emporte, la heurte aux
effrois et la pousse jusqu'au dénouement en lui faisant tra-
verser sans halte un infmi de sentiments divers !
Rien de plus savamment composé que ce drame où la force
généreuse, la noblesse et les violences d'Othello, à côté des
tortueuses habiletés d'Iago, s'opposent à la grâce naïve et
fragile, éplorée, de Desdemone.
Le premier acte est très clair et majestueux.
Le deuxième montre, après une tempête sur la mer,
le grand calme dans l'âme du héros, et la joie, le bonheur
absolus de celui qui doit devenir tout à l'heure un des plus
malheureux héros de l'amour. La fin de ce deuxième acte le
fait voir s'irritant à propos d'une question militaire et nous
donne à penser quels seront ses emportements quand on tou-
chera à son amour.
C'est la fin de l'exposition.
Le troisième acte est le chef-d'œuvre du théâtre universel.
C'est de la psychologie révélée par des mots dramatiques,
vivant un mouvement qui n'est que dans l'âme et qui devient
extérieur par la puissance du génie. Ici le génie contempteur
des mots leur commande en souverain.
A partir de ce moment (quatrième et cinquième actes), le
torrent, né dans l'abîme, se précipite comme du cœur d'un
mont et court au dénouement comme un fleuve à la mer.
IDÉES LITTÉRAIRES 35 1
II
Naturellement, je n'avais pas songé à la prose. Le vers,
c'est toute la parole, plus le rythme.
Mais n'avais-je pas des prédécesseurs > et, parmi eux, un
poète de profonde inspiration, Alfred de Vigny > Ne pouvait-
on pas considérer VOthello d'Alfred de Vigny comme appar-
tenant au répertoire du Théâtre-Français } Pourquoi recom-
mencer la tentative d'un tel rival >
En 1829, époque de la représentation de VOthello d'Alfred
de Vigny, le romantisme était en travail de la liberté littéraire
et poétique. Cette liberté n'était pas. Le mot « mouchoir »
suffisait encore à rendre une pièce insupportable. Le drame
français à cette époque, allait naître. On ne connaissait encore
que la tragédie et son langage emprunté. On n'avait que le
vers tragique, qui a ses beautés ; mais le vers dramatique a
les mêmes, et d'autres encore.
Alfred de Vigny, génie initiateur en poésie, ne le fut point
en poétique. En 1829, pour traduire Shakespeare, il eût fallu
créer une forme. De Vigny était en présence d'un drame, et
tout en s'efforçant à la hardiesse, il n'aboutit qu'à une sorte
de tragédie. L'instrument lui avait manqué.
Aujourd'hui l'art est libre. Saluons Victor Hugo, le père de
nos libertés. Il a écrit dans une de ses lettres aux poètes de
la nouvelle génération : « Nous avons eu la lutte, vous aurez
le triomphe. » On sourit > — La vérité est qu'il a eu la lutte
acharnée ; le triomphe immense, mais son triomphe, étant
celui de la liberté, appartient à tous ceux qui viendront.
Quel est le caractère dominant de la parole dans Shakes-
peare } Elle est directe, comme le cri de la nature, Shakes-
peare n'est pas un littérateur, c'est un vivant ; ce n'est pas un
homme de lettres, c'est un homme. Il parle, il chante, il crie,
il pleure. Cela se trouve en ardente prose, en vers ardents.
Mais il n'écrit pas pour écrire, il dit pour toucher. On conçoit
que le vers classique, convention, périphrase, inversion, etc.,
35a LA PROSE DE JEAK AICARD
était le contraire du génie shakespearien. Ainsi, il y a cin-
quante ans, était-il impossible d'avoir du Shakespeare en vers
français.
Lorsque je travaillais à VOthello, quelqu'un m'offrit
obligeamment pour ma traduction un vers et demi qu'il venait
de faire :
Avez-vous adressé votre prière à Dieu,
Desdemone ce soir ?
le texte dit :
Avez-vous prié Dieu ce soir?
Je m'indignai. — Comment traduisez-vous donc celar —Je
dirai, répondis-je :
Avez-vous prié Dieu ce soir.
Mais où est le vers> Comment sera le vers? — Voilà ce qui
m'inquiète peu! " Avez-vous prié Dieu ce soir " c'est de la
langue de Shakespeare, directe, naturelle, sans circonlocu-
tion ; je ne sais pas comment je ferai le vers, mais l'alexan-
drin moderne, le vers brisé est assez souple, assez indépen-
dant, assez riche en combinaisons pour permettre de dire
quoi que ce soit, comme on le veut.
Cette question d'Othello si nette, si forte, si simple et si
connue, ne doit être modifiée en rien.
La langue poétique de ce siècle, infiniment assouplie, peut
désormais être jetée sur une œuvre étrangère, et en mouler
tous les mouvements.
Le vers brisé moderne, soit dit en passant, est par excel-
lence le vers épique et dramatique, — la poésie lyrique
demandant toujours au vers un rythme plus soutenu et plus
tendu que varié...
Or qu'est-ce qu'un drame r C'est une action en marche par
diverses voies, à travers des scènes capitales qui semblent
devoir l'arrêter, vers un dénouement où tout se rencontre,
éclate et se résume.
IDÉES LITTÉRAIRES 85S
Admettons que les lignes de marche et les points de halte
doivent se présenter sous le même aspect, dans le même
style > En ce cas les détails, les préparations nécessaires, les
précautions, les éclaircissements, tout cela prendra l'impor-
tance fastidieuse que leur a donnée la tragédie classique?
Le drame ne s'élève pas toujours. Il marche, il rampe :
comme l'oiseau même il se traîne parfois, blessé languissant,
puis prend essor et chante, s'étendant à loisir sur un grand
mouvement de passions ou d'idées.
L'alexandrin moderne peut suivre toutes les allures du
drame. Il est articulé et se meut, se ploie, joue, va, vient,
bondit, se relève de cent façons comme l'oiseau qui, s'il le
veut, étend aussi deux ailes égales pour se soutenir en pla-
nant. L'alexandrin désormais libre, tellement libre qu'il est
contraint d'être naturel, à volonté marche et rampe comme
le drame, mais toujours, tel que Mercure, il porte aux pieds
des ailes ouvertes.
Que le drame lui offre un espace, il s'envolera jusqu'au
lyrisme s'il le faut.
Shakespeare passait d'une scène en prose à une scène en
vers quand il le jugeait convenable.
Devons-nous lui envier cette liberté? Le passage de nos
vers, toujours rimes, à la prose pure et simple, ne serait
jamais, semble-t-il, d'un très bon effet. Mais qu'avons-nous
besoin de mêler au vers la prose proprement dite, si l'on
nous permet d'introduire dans les vers, selon l'expression
de Victor Hugo, « la quantité de prose nécessaire au drame »,
nécessaire à la vie? Et d'autant mieux arriverons-nous aux
scènes de haut rythme si le vers familier, — pedestris — (où
jamais le naturel ne devrait amener la vulgarité) est demeuré
un vers, n'ayant pas cessé d'avoir aux pieds les ailes du Dieu
et à son bâton les ailes du caducée.
Othello recommande à Desdemone le mouchoir qu'il lui a
donné. C'était un mouchoir précieux, « que son père avait
eu de sa mère ». Il lui dit : « Conservez-le aussi précieusement
que la prunelle de vos yeux » : ce qui, en bon français,
854 LA PROSE DE JEAN AICARD
s'exprime par une locution toute faite : « soignez-le comme
la prunelle de vos yeux >. C'est donc cette locution qu'il faut
conserver à tout prix dans une « francisation » du drame
anglais. Mais l'ancienne prosodie ne permettait pas de garder
en vers, telle qu'elle, cette phrase, immuable pourtant puis-
qu'elle est une locution proverbiale populaire, et l'on était
amené à dire :
Prenez soin du mouchoir précieux
Comme de la prunelle ardente de vos yeux !
A. DE Vigny.
Adieu la vie, l'expression directe ! adieu Shakespeare.
Or était-il besoin de faire ici ce qu'on appelle un vers, un
vers tenu, un vers étendu, — tragique, classique ou lyrique)
— Assurément non; à ce moment, le vers n'importe ni à
l'action qui est la vie, ni à Shakespeare qui est l'art vivant.
Alors?... Alors, parlez en prose, ou dites dans un vers tout
simple :
Soignez-le comme la prunelle de vos yeux.
Il y a dans cette ligne la quantité de prose nécessaire à la
vérité, la quantité de rythme nécessaire au vers... et vous
arriverez un peu plus loin, sans étonner l'oreille, à cette
poésie farouche de l'oriental Othello :
La sibylle avait vu le soleil deux cents ans
Qui fila cette soie en ses enchantements,
Et la tissa | dans ses fureurs | de prophétesse.
J'ai à dessein marqué les deux césures de ce dernier vers.
C'est le ternaire, mais le ternaire usité, qui ne coupe point
un mot sur le sixième pied. Le ternaire coupant un mot à la
césure, après le sixième, est pourtant légitime au même titre
que celui qui vient d'être cité. En voici un exemple...
Je sais une Vénitienne
Qui, pour que de sa lèvre il effleurât la sienne,
Serait allée en Palestine les pieds nus !
IDÉES LITTÉRAIRES 355
L'accent ou le temps fort étant sur la syllabe — TI — du mot
Palestine, la muette de ce mot appartient à la troisième partie
du vers * — Comment cela ! — Par la même raison que dans
un alexandrin féminin la muette finale ne fait pas un treizième
pied elle est à l'espace Ici la muette appartient à la
troisième partie du vers : le vers est juste. Si l'effet voulait
être étendu, le vers aurait beau être juste, la chanson serait
fausse. Il faut que le ternaire, comme toutautre type de vers,
soit mis en son lieu.
Un vers terminal sera en général l'alexandrin à hémistiches
ég-aux de sonorité unie, et taillé droit comme une pierre
d'assise :
Le tragi | que fardeau | dont ce lit — est chargé!
Voilà quelques humbles exemples des combinaisons infinies
du vers moderne. Les écoliers en connaissent presque tous
aujourd'hui le mécanisme compliqué, ignoré des maîtres
d'autrefois. Il suffit du reste que le poète applique d'instinct
les lois prosodiques...
Pour moi, j'aurais voulu seulement faire entendre que la
poétique moderne peut soumettre le vers, assoupli et varié,
à la traduction d'un texte fixe. J'aurais voulu prouver la
possibilité nouvelle de traductions fidèles et originales. Je
serais heureux d'avoir montré au moins que mon eff"ort,
opportun et légitime, hardi si l'on veut, n'est point présomp-
tueux à l'heure littéraire où nous sommes.
I. Sans doute la plupart des lecteurs n'admettent pas encore ce
type de vers. Je les prierai de considérer que j'en ai fait l'emploi le
plus rare. En même temps ils me permettront de leur signaler qu'à
plusieurs reprises j'ai cru pouvoir faire rimer un pluriel avec un
singulier. Le vers dramatique est celui qui le premier doit prendre
ces libertés utiles à la « vie ». On tolère que le poète, par un artifice
puéril, fasse rimer le toi et le tu vois en supprimant l's. J'ai imprimé
Vs fatal : On m'assure que l'Olympe va trembler. On me reprochera
aussi des hiatus épouvantables; mais je dois dire que je ne lésai
pas faits exprès sans réflexion. J'ajoute que je parle de ces choses
avec toute la gravité que comporte un pareil sujet.
356 LA PE08E DE JEAN AIOARD
III
Voilà donc l'ouvrier devant Shakespeare, en volonté de
tailler dans le bloc du langage français une copie qui res-
semble au modèle et qui en donne la sensation. Nous connais-
sons l'outil dont il se servira. Cherchons sa théorie de
« copiste », son système de « traducteur ».
Il veut travailler pour le théâtre moderne, pour la scène et
les habitudes française. Il voudrait, en devenant bien français
et moderne, donner l'impression générale, humaine, — d'une
œuvre conçue par le Grand Anglais du xvi' siècle.
Ayant affaire au génie, il est sûr de lui trouver des traits
qui sont de tous les temps. C'est ce qu'il tâchera de saisir
d'abord. Ayant affaire au génie du drame, le drame étant le
mouvement, c'est le mouvement qu'il doit traduire avant tout,
la passion et la vie.
Il pense encore que souvent, pour donner l'effet du texte,
il faut le modifier ! Oui, il pense qu'il y a des piétés sacri-
lèges. Aux traductions savantes, qui, à bon droit, chcréhent
la précision, toujours froide, il laissera ce qu'on pourrait
appeler l'exactitude matérielle. Oui, il modifiera l'image pour
en traduire l'effet ; il modifiera les mots pour en traduire
l'âme.
Ah! les mots!... C'est un des traits les plus caractéristiques
de Shakespeare que son mépris des mots. Ne l'oublie pas.
ouvrier !
— « Des mots ! des mots ! » dit Hamlet en riant de son
rire philosophique.
— « Les mots sont des mots, dit Brabantio, et je n'ai
jamais entendu dire qu'on arrivât par l'oreille — au cœur
brisé! »
Et Othello : « Il faut bien que cela soit vrai ! Ce ne sont
pas des mots, un bruit vide, qui pourrait à ce point troubler
en moi la nature ! »
Certes, une pensée qui revient souvent dans Shakespeare
LDÉES LITTÉRAIRES 867
n'appartient pas à ses héros seulement. Elle est sienne. Ce
serait lui faire injure que de ne pas priser son génie immortel,
passion et mouvement de ses drames, au-dessus des termes
qu'il met à leur service. Non point, grands dieux, qu'il
méprise la forme ! mais il n'attache pas d'importance exagérée
à ce qui en a moins que le fond et moins que l'ensemble —
à tel mot, à tel détail, à telle phrase. Il veut toucher, frapper,
entraîner avant tout.
Aussi le traducteur retouchera-t-il, ici une de ces expres-
sions violemment ordurières auxquelles n'est pas encore
accoutumée la scène française, là un mot ou toute une phrase
qui lui semblaient retarder le mouvement, et par conséquent,
l'effet à produire sur des spectateurs modernes habitués aux
actions rapides.
Exemples :
— « Gonfle-toi, mon cœur, dit Othello, sous l'horrible car-
gaison que tu portes, car elle est composée de langues
d'aspic ! » N'est-il pas évident que traduire avec fidélité cette
image, c'est être infidèle à Shakespeare qui veut donner une
impression d'horreur douloureuse ? J'ai cherché une image
équivalente, ne voulant pas de celle de Shakespeare, car la
« langue d'aspic » est une denrée du siècle où l'on croyait
que la langue de l'aspic était un dard venimeux, et le mot
« cargaison » était pour plaire aux matelots qui formaient le
parterre de Shakespeare... J'ai dit, insuffisamment peut-être :
« Je porte ici tout un nœud de vipères I »
Ailleurs, Othello, caché, écoute Cassio qui parle de sa
maîtresse Bianca. Othello croit qu'il est question de Desde-
mone. Sa rage bout, mais il veut se contenir pour mieux
savoir, et pour mieux venger l'outrage.
Il dit: € A présent il lui conte comment elle l'a introduit
dans sa chambre... Oh I je vois ton nez, mais non le chien
auquel je le jetterai ! » Encore une fois, ne serait-ce pas trahir
Shakespeare de la façon la plus malheureuse que de faire
sourire quand il veut effrayer > Avec ce mot, il effrayait son
public et il ferait sourire le nôtre. J'ai dit : « Va, va, je vois
â&8 LÀ PROSE DK JEAN AIUARD
ma main sur ta face maudite ! » Je n'ai pas traduit l'image;
— mais j'ai traduit le mouvement de la menace d'Othello qui,
si vivement, rapproche la future exécution de sa vengeance
du désir présent qu'il en éprouve. Autre exemple :
Othello croit à l'adultère; il voit rouge.
Othello. — Oh ! oh ! du sang !
Iago. — Patience, vous dis-je ; peut-être changerez-vous
d'avis.
Othello. — Jamais Iago!... Comme la mer du Pont dont les
froids courants, la course en avant, ignorent le reflux et conti-
nuent tout droit leur route vers la Propontide et l'Hellespont;
ainsi mes pensées sanguinaires, dans leur ardente course,
jamais ne retourneront en arriére vers l'amour vil; et elles
iront s'engloutir dans une immense et profonde vengeance.
Evidemment, il y a une beauté particulière dans cette
évocation de la sauvage mer Pontique ; le iMore Othello, le
général navigateur, parle tout naturellement de la Propontide
et de l'Hellespont qui lui sont familiers. Mais pour nous
qu'est cela > de la géographie ancienne. Hellespont et Pro-
pontide sont pour nous de vieux mots, très éloignés des habi-
tudes de notre esprit, et j'ai craint que le spectateur ne fût
une seconde détourné, par ces noms en désuétude, de la tou-
jours jeune, de l'éternelle passion, des emportements de
l'amour et de la jalousie. J'ai pensé que ces deux mots
seraient aujourd'hui indifl'érents à Shakespeare, que ce qui
lui importe avant tout, c'est le mouvement qu'il leur suppose,
comparable à celui des pensées d'Othello, et j'ai dit :
Et telle qu'un grand fleuve en grondant fait sa course,
Vers la mer sans jamais remonter à sa source,
— Vers l'humble amour perdu, que j'ai laissé là-bas
Ma pensée en fureur, ne retournera pas,
Mais, fatale, elle suit sa pente, et roule, et gronde
Jusqu'à la mer, jusqu'à la vengeance, profonde !
Au contraire, dans le discours d'Othello devant le Sénat,
au premier acte, j'ai laissé apparaître l'ethnographie fantas-
tique du siècle de Shakespeare:
IDÉES LITTÉRAIRES 869
Ces gens lointains, de taille herculéenne.
Dont l'épaule remonte au-dessus de leur front.
C'est qu'à ce moment dans cette scène, ces personnages,
tout à fait bizarres pour nous, n'interrompent aucun mouve-
ment, ne peuvent aucunement nous distraire du drame.
Je sais qu'il y a des fanatiques de Shakespeare. Je sais
qu'il y a des maniaques de l'admiration. Je n'en suis pas. J'ai
dit qu'il y a des piétés sacrilèges et j'entends souvent der-
rière moi le rire amer d'Hamlet: « Des mots, des mots » I...
Le génie de Shakespeare n'est jamais dans un mot ; il est
dans l'image et dans le sentiment, dans l'idée et le mouve-
ment, et dans la force du cri passionné, dans ces images s
puissamment « poussées » — que poussées plus loin elles
seraient folles, et qu'au point où elles s'arrêtent elles marquent
les confins du génie.,. Et tout cela, c'est ce qui peut passer
dans toutes les langues. Le sublime d'une œuvre écrite
n'appartient point à une langue. C'est, au contraire, ce qui
aisément court dune littérature à une autre, a partout et en
tout temps, son expression équivalente.
L'intraduisible, c'est un détail de sonorité, un charme né de
l'usage, un je ne sais quoi, vite effacé par la mode, et qui,
d'ailleurs, a des similaires, sinon des équivalents dans tous
les pays.
L'intraduisible, c'est ce sens mystérieux qui se surajoute
au sens précis des mots, cette figure étrange qu'ils ont reçue
des milieux, des climats et des races, comme aussi du temps
et des traditions, de l'emploi qu'en ont fait les écrivains; c'est
ce je ne sais quoi nommé le « génie propre » des langues.
iMais chacune a le sien ! Et la « traduction vivante » cherche
précisément à fuir le « génie » de la langue traduite. Elle
cherche à exprimer les idées et les sentiments du texte selon
le « génie » de la langue qui traduit.
On connaît à présent le système du traducteur.
Voyons quel est son état d'esprit en présence du ch^f-
d'œuvre qu'il va copier.
Cet état d'esprit me paraît semblable à celui d'un acteur
360 LA FU08E DE JKAN AIOABD
de la Comedia dell'arte, après une série de représentations au
cours desquelles l'auteur a fixé le scénario, et fixé le mou-
vement et le sens de toutes les répliques, mais non les mots
eux-mêmes. L'acteur dont je parle est guidé, mais il doit
inventer. Les phrases, dans sa mémoire, existent déjà, mais
liquides ou flottantes. Pourtant çà et là, une expression s'est
déjà imposée, essentielle, une image si saisissante qu'on n'y
doit rien changer, et que, définitive, elle commandera autour
d'elle les paroles accessoires et les entraînera dans son
cercle.
Ainsi le traducteur connaît par cœur le sens, l'allure et la
force de chaque réplique, le mouvement de chaque acte, celui
du drame entier — et les expressions qui s'imposent, les images
immuables ce sont celles qui font l'éternité, l'universalité du
génie de Shakespeare. Cela c'est lui, c'est son cri, son drame
même, son action, sa pensée. Cela est anglais parce qu'il est
né en Angleterre, mais cela appartient au monde comme les
grandes beautés, comme le sublime de Sophocle, d'Eschyle
et d'Homère. Cela est universel. Le reste peut être moder-
nisé, francisé. Shakespeare ne sera pas trahi.
IV
L'auteur a tenté de dire pourquoi il a entrepris sa tâche et^
comment il l'a comprise. Il ajoutera un dernier mot, dernier
hommage à ce génie humain de Shakespeare, touffu et puis-
sant comme la forêt où l'on peut abattre des fourrés entiers
sans qu'elle cesse d'être la forêt, dit Alfred de Musset. Le
bruit court pourtant que la nature vient d'être tout récemment
inventée. Mais relisez Shakespeare. Tout y est, même le mot
sale. Seulement, il n'y tenait pas : « Des mots ! des mots ! »
Ah I comme cela lui était égal I si haut était son génie !
La nature, il l'exprimait par la spontanéité de sa parole
sans entrave, brutale comme son temps, mais directe comme
un coup de ces bonnes épées si tôt tirées en son siècle de
violence.
IDÉES LirriBÀIBKS 36 1
La nature, il la peig-nait d'un trait dans ses grands horizons,
qui à chaque instant, traversent sa phrase, cieux, terre, forêt,
montagnes, océans, décors prodigieux où le peuple de ses
créatures défile en ordre sous ses yeux profonds. La nature,
il la voyait surtout dans l'âme multiple et immense, mobile
comme l'onde, amoureuse, ambitieuse, jalouse de l'homme
éternel.
Shakespeare et la nature!... l'un pas plus que l'autre n'étant
une école, on peut aller étudier chez eux!
Ne cherche-t-on pas une langue poétique nouvelle? Si le
poète moderne veut être de son temps, il dépouillera son
vers de bien des ornements, de bien des épithètes, de toute
convention, et il sera naturel sans croire inventer le mot ni
la chose; il parlera « tout dret » comme la nature... et comme
Shakespeare.
Ne cherche-t-on pas une formule nouvelle dans le drama-
tique? Les moules de notre théâtre sont fatigués. Nul doute
qu'on ne les renouvelle en renonçant aux complications
d'intrigues pour s'en tenir au mouvement des caractères et
de la passion. C'est ce qu'enseigne Shakespeare et ce
qu'enseigne la nature.
Ce sont là les raisons qui m'ont fait le plus vivement
souhaiter l'avènement définitif de Shakespeare en France.
Quelle que doive être la destinée de cet ouvrage, j'aurai
gagné cela d'avoir longuement et de près étudié le génie,
bien heureux et bien fier si l'on m'appelait un jour l'un des
précurseurs de la forme et de l'esprit ressuscité de Shakes-
peare.
Shakespeare viendra. On s'apercevra alors qu'il est frère
de Rabelais et de La Fontaine comme il est frère de Molière.
On s'apercevra que la « modernité », cherchée en poésie par
tant de vaillants esprits, n'est, dans le fond et dans la forme,
que l'antique nature et le vieux naturel, seules choses que ne
puisse atteindre et nier le double esprit sceptique et positif
du siècle.
U
VIII
Discours de Réception
A
L'ACADÉMIE FRANÇAISE
(23 Décembre 1909)
Messieurs,
On n'a point coutume, lorsqu'on sollicite vos suffrages, de
vous affirmer qu'on en est indig-ne... Mais, si la fonction du
candidat n'est point d'être modeste, son devoir, dit-on, est
de le devenir tout d'un coup, dès qu'il est bien assuré de son
immortalité viagère. Eh bien, non, Messieurs, ce n'est pas à
l'heure où, en m'accueillant comme l'un des vôtres, vous me
prouvez la plus extrême bienveillance, que je me permettrai
de vous la reprocher comme une injustice.
Sans doute, parmi les titres que j'ai pu invoquer en appe-
lant sur moi votre faveur, le plus heureux fut d'avoir eu pour
Muse la lumineuse Provence et — je dois l'avouer — ce
mérite-là tient un peu au hasard de la naissance... Tel qu'il
est pourtant, il m'impose l'obligation qui m'est douce, et que
vous trouverez naturelle, de laisser paraître devant vous une
fierté qui n'est pas uniquement la mienne ; comparable, en
effet, à quelqu'un de ces hérauts d'armes d'autrefois qui
parlaient au nom de leur prince, j'apporte ici la gratitude
d'une région de France qui s'est joyeusement félicitée d'avoir
364 LA PB08E DB JEAN AICARD
au milieu de vous un représentant de ses traditions poétiques
et de son vieux génie populaire.
C'est parce qu'il a simplement, lui aussi, exprimé l'âme
de son peuple, celui de Paris, que François Coppée, char-
mant et vaillant poète, a su conquérir l'originalité et le
succès. Ce rapport lointain entre nos deux œuvres m'aidera,
j'espère, à mieux comprendre et à mieux louer mon illustre
prédécesseur.
Il était né en 1842, de parents sans fortune, d'une mère
très pieuse et d'un père monarchiste, dans une maison où
Charlet, leur voisin de palier, dessinait passionnément, du
matin au soir, ses types de vieux grognards de l'Empire.
Toute la destinée de Coppée tient en puissance dans ces
quelques détails. Il restera fidèle à ses impressions
premières ; il deviendra le plébéien aristocratique ; sa poésie
sera de cœur chrétien, d'esprit militaire et chevaleresque ; et,
en le recevant à l'Académie française, Victor Cherbuliez
pourra lui adresser ces paroles, dont l'avenir de Coppée
justifiera l'application: « Une opinion est bien peu de chose;
c'est une grande chose que la fidélité ».
Coppée avait trois sœurs, dont une. M"* Annette, à laquelle
il a dédié les Récits et Élégies, a été la compagne attentive
de toute son existence laborieuse. La mort même ne les a
pas séparés longtemps.
Autant qu'à sa vieille mère, c'est à cette sœur qu'il pensait
assurément lorsqu'il a dit :
Qu'importe un peu de bruit autour de votre nom,
Qu'importe le laurier bien souvent éphémère,
Si quelque blanche épouse, ou quelque vieille mère,
Ne doit pas de sa main le suspendre au foyer.
De bonne heure, Coppée, pour aider sa famille, se vit
contraint d'interrompre ses études et d'accepter une place de
commis chez un particulier : puis il entra comme expédition-
naire au Ministère de la Guerre. Il avait vingt ans quand la
mort de son père, depuis longtemps malade, fit de lui un
chef de famille. Sa mère et ses trois sœurs attendaient tout
DlftCOURS D2 RÉCEPTIOISr S65
de ses énergies et de son travail, et lui, il espérait tout de
la grande prometteuse qui trahit souvent ses plus passionnés
amants, de la Poésie.
En 1866, il publiait Le Reliquaire et bientôt après Les
Intimités, qui le laissèrent inconnu. En 1869, Coppée est
l'auteur des Humbles et il donne Le Passant à l'Odéon. Il
avait vingt-sept ans. La représentation du Passant fut un
triomphe inouï:
Je sais faire glisser un bateau sur le lac
Et, pour placer la courbe exquise d'un hamac,
Choisir dans le jardin les branches les plus souples...
Tant de grâce dans une langue si ferme, si précise, si
colorée, charmèrent public et critique. Le lendemain Coppée
était célèbre.
A partir de ce moment, toujours fidèle au même idéal, et
dans sa vie et dans son œuvre, il s'affirme chaque jour davan-
tage comme le poète à la fois des plus simples réalités et des
plus nobles visions.
En avril 1870, il donne Les Deux douleurs à la Comédie-
Française: puis, durant la guerre, la Lettre d'un Mobile
breton; puis en 1871, à l'Odéon, Fais ce que dois.
Un jour, il apprend que son maître Leconte de Lisle est
dans une situation difficile : il abandonne aussitôt en faveur
de son ami sa place de bibliothécaire au Sénat. Cet unique
trait nous révèle à lui seul une générosité que plus d'un
autre vint confirmer, à toutes les heures de son existence,
Cependant on représente toujours Le Passant. Coppée
n'est plus seulement célèbre, il est déjà populaire. Point de
salons où l'on ne récite La Grève des Forgerons et ce court
poème, d'une mise en scène si dramatique, qui s'appelle La
Bénédiction.
Coppée fit jouer Le Luthier de Crémone en 1876. Il donne
les Récits et Élégies en 1878. Parurent ensuite : Le Trésor
et Madame de Maintenon. Severo Torelli, en i883, obtient
un très grand succès. L'année suivante, Coppée vient siéger
366 LA PROSE DE JEAN AICARD
parmi vous. Il remplace Victor de Laprade, qui lui-même
avait succédé à Alfred de Musset.
Dix ans plus tard, il fait représenter triomphalement, à
rOdéon, les cinq actes de Pour la Couronne.
Enfin, en 1898, Coppée publie La Bonne Soujffrance. Il est,
à ce moment, avec éclat, le Président de la Lig-ue de la Patrie
française, c'est-à-dire qu'il est bien le Coppée qu'on pouvait
prévoir, celui qu'il sera jusqu'au bout sans défaillance, devant
la douleur et devant la mort... Et ici, pour rester dans la
sereine région poétique, négligeant toutes contingences, nous
nous rappellerons que nous n'avons pas à faire la critique de
ses idées, mais seulement le juste éloge de la loyauté et de
la crânerie chevaleresques qu'il mit à les servir.
Dans son nouveau rôle, Coppée ne cherche aucune satis-
faction d'amour-propre ; il obéit à sa nature profonde, qui se
découvre à lui plus nettement que jadis parce qu'il souffre et
parce qu'il vieillit. Sa constance jusqu'à la fin, pour le plus
grand honneur de son nom, nous rappellera sans cesse le
mot de Cherbuliez : « C'est une grande chose que la fidé-
lité ! » Son attitude dans sa longue agonie aura une beauté
transcendante, car il s'était fait l'héroïque serviteur de cette
mystique qui veut que nos souffrances, acceptées dans un
esprit de sacrifice, ne soient pas vaines, mais rachètent
d'autres douleurs humaines ; et quand on fermera ses pauvres
yeux sur son lit de torture, il aura mérité que l'on dise de
lui ce qu'il a dit ici même de son prédécesseur Victor de
Laprade : « Quand la mort mit un terme à ses souffrances,
ce chrétien qui les avait supportées avec tant de résignation,
cet homme de foi eut la fin dont il était digne : il s'éteignit
avec la sérénité d'un saint ».
Vraiment, c'est une force qui impose tous les respects,
celle qui donne à l'agonie la plus effroyable la beauté du
courage souriant. Si un chef-d'œuvre d'art, patiemment
enfanté dans la joie et pour la joie, appelle notre admiration,
que penserons-nous d'une telle mort, et que dire d'une des-
tinée horrible, quand elle est subie — toute fatale qu'elle
DTSCOtTES DE RÉCEPTIOX 067
soit — dans un désir de sacrifice qui la transforme en œuvre
de dévouement et comme en martyre volontaire ! Le peuple
de Paris, que Coppée aimait tant, a reconnu qu'un tel effort
vaut l'héroïsme du soldat qui se dévoue, et il fit à son poète
de touchantes funérailles. On peut interroger aujourd'hui —
j'en ai fait l'épreuve — les bourgeois, les boutiquiers, les
ouvriers de nos faubourgs ; tous seront unanimes à répondre :
« Celui-là fut un brave homme. »
François Coppée, Parisien de Paris, a par-dessus tout
aimé « le petit monde » de la grand'ville. A l'origine de cet
amour qu'il a servi au moyen d'un art achevé, on trouve
deux sentiments vénérables : le goût naturel de tout homme
pour le lieu de son origine, et une infinie pitié pour les
souffrants et les miséreux.
Labeur quotidien acharné, récréations interdites, résigna-
tion aux pires douleurs humaines aggravées par le manque
de fortune, Coppée et sa famille avaient connu tout cela ;
c'est lui qui nous l'a confié en des pages émouvantes. Devenu,
du soir au lendemain, un poète célèbre, aussitôt choyé des
éditeurs, il n'oublia jamais les compagnons des premières
heures, qui avaient été les heures pénibles. La gloire de sa
destinée, c'est d'avoir mis au service de ces humbles, qu'il
avait coudoyés en son obscurité, une œuvre éclatante qui les
fit mieux connaître et mieux aimer. Et, au début de sa car-
rière, sous le feu des railleries faciles, il eut quelque courage
à le tenter, mais il aima mieux laisser accuser injustement
son goût qu'avec justice son cœur.
Ainsi, au moment même du triomphe incomparable du
Passant, il se refusait à l'orgueil d'être un chanteur de chi-
mères somptueuses ou de réalités dorées, pour nous faire
descendre dans l'âme de ceux que la société nomme les petits,
et qui cependant portent en eux, surtout aux heures trop
fréquentes des sacrifices cachés, toute la grandeur de la
destinée humaine.
On se rappelle le sujet du Passant, et comment et pourquoi
la courtisane Silvia, après avoir rêvé un instant de retenir
368 LA PROSE DE JEAN AICABD
dans sa royale demeure le gentil chanteur florentin, l'oblige
enfin à s'éloigner d'elle.
Dans la réalité, ce fut lui, ce fut le poète, c'est Coppée
qui abandonna de gaîté de cœur la Muse courtisane, la favo-
rite des riches, pour retourner vers les miséreux et non pas
même vers ceux des chaumières que consolent les rayons et
les fleurs, mais vers ceux des villes qui ne participent jamais
à la vie heureuse des choses naturelles.
Il y a là, de la part d'un tel poète, une abdication momen-
tanée de la royauté lyrique qu'il porte en lui, un abandon
volontaire de sa libre et insouciante fantaisie transformée en
pitié, il y a là enfin une attitude littéraire qui sont véritable-
ment méritoires, car le poète n'ignore pas qu'en essayant
d'entraîner ses lecteurs dans les mansardes ou dans quelque
triste boutique des faubourgs éloignés, il découragera tous
ceux pour qui la poésie ne doit être qu'un luxe ajouté aux
autres.
Ceux-là ne pardonneront pas à la Muse de Coppée la
simplicité de sa mise. Cependant, quand les duchesses se font
sœurs de charité et s'en vont visiter les maisons des pauvres,
elles n'ont point coutume de se parer de tous leurs bijoux ; et
au regard de nos cœurs, peut-être à nos yeux de chair, elles
semblent alors embellies d'une grâce que ne leur donnent pas
les plus précieuses toilettes... Et puis, nous savons bien
qu'elles retrouveront, quand il conviendra, aux jours de fête
ou de gloire, leurs diadèmes et tous leurs diamants.
.\insi la Muse de Coppée. Elle avait chez elle ses joyaux
et sa couronne et, en se refusant à les porter tous les jours,
elle acceptait noblement le risque de déplaire aux plus super-
ficiels, c'est-à-dire aux plus influents peut-être d'entre les
heureux du monde, à ceux qui ne jugent que sur l'éclat de
leur parure les femmes et même les immortelles.
Messieurs,
Bien qu'il ait cru devoir dire tout à l'heure qu'il a, lui
aussi, exalté l'âme populaire, le successeur de François
DISCOURS DB RÉCEPTION 869
Coppée ne peut prétendre à aucun des mérites du poète qui,
pour écrire Les Humbles, a dû revivre en imagination l'exis-
tence du pauvre des cités.
Les rustiques que j'ai chantés sont de libres paysans,
ceux du Var, fils des Lig-ures, latins et grecs, qui vivent au
soleil allègrement et qui d'ailleurs, en leur fierté restée
païenne, n'accepteraient pas volontiers ce titre d' e humbles »,
cher à l'esprit évangélique. C'est même là un des traits les
plus frappants de leur caractère. Jules Michelet le signale
quelque part, en ajoutant qu'il y a plusieurs midis, parfai-
tement dissemblables. Le paysan du Var, lui, est silencieux
et d'allure lente. Il a une dignité de chef arabe, une gravité
habituelle dont il ne se départ que pour de rares éclats de
fureur ; ou bien pour d'ironiques gaîtés auxquelles il ne veut
de témoins que ses congénères. Ses retours de bon cœur ne
sont pas moins rapides que ses colères. Hospitalier, il offre
vite le peu qu'il possède, pourvu qu'on l'ait salué, en l'abor-
dant, avec cette cordialité profondément humaine qui semble
dire : « Qui que tu sois, je n'oublie pas que tu es mon égal
devant la douleur et devant la mort. » Et, pauvre sans en
souffrir, invité à l'indolence par la gaîté de ses hivers lumi-
neux et verdoyants, à la contemplation par la splendeur
azurée de ses horizons de terre et de mer, il se laisse vivre,
en se répétant que les étoiles du ciel ne sont pas moins
belles pour lui que pour ceux qu'il appelle € les plus grands
riches ».
Vous le voyez, il n'y a aucun mérite à descendre parmi des
hommes d'une telle race, ou plutôt à ne les avoir jamais
quittés, à parler avec eux le dialecte du Var et à les célébrer
en français de France.
Or, ils savent, Messieurs, que vous écoutez en ce moment
leur éloge, et j'éprouve une délicieuse émotion à vous dire,
à vous apprendre peut-être, que le cœur d'un peuple rustique
n'est pas insensible à l'honneur de votre attention. Il me
semble qu'il y a quelque chose d'un peu nouveau et, en tout
cas, d'émouvant, dans cette pensée que l'endroit où nous
16.
$70 LA PROaE DE JEAN AICARD
sommes, ce palais de la vieille France, attire aujourd'hui les
yeux de plus d'un paysan et d'un bûcheron de Provence.
Plus d'un sait très bien que l'idiome qu'il parle est destiné à
périr avant longtemps ; il n'ignore pas non plus que vous
pouvez en retenir tel ou tel vocable pittoresque, que lui-même
a déjà francisé à sa manière, et qui viendra peut-être un
jour, grâce à vous, enrichir le trésor du langage français,
dont vous avez le dépôt. Cette race artiste, qui accepte les
transformations modernes, voudrait du moins sauver quelque
chose de ses beautés anciennes, et elle comprend que votre
mission est de servir la gloire de l'esprit français dans
l'avenir, au moyen même de ses gloires passées.
François Coppée, dans sa recherche d'une poésie simple,
mais non rustique, n'avait guère qu'un prédécesseur, le Sainte-
Beuve de Joseph Delorme et des Consolations. En vérité,
pour célébrer le petit monde urbain, pour dire en vers ses
mœurs, ses travaux, ses amusements, l'auteur des Humbles
dut inventer une forme littéraire, et il fallut, pour faire par-
donner l'audace du projet, que cette forme fût impeccable.
1 out au contraire, à qui veut chanter le peuple des cam-
pagnes, les devanciers ne manquent pas. La poésie buco-
lique a ses chefs-d'œuvre dans les deux antiquités, et, en
France, elle s'offre à nous avec ces chants populaires aimés
du Misanthrope, et dans lesquels Molière voyait des modèles
d'art simple et clair, d'expression et de mouvement pas-
sionnés :
La belle aurait pu, loin d'ici,
Manger ses fraises sans souci :
Au bord d'une claire fontaine,
Auprès d'un rude moissonneur
Qui l'aurait prise sur son cœur,
Elle aurait eu bien moins de peine!
Ces rimes de Pierre Dupont ne sont pas étincelantes, mais
ne voyons-nous pas que la claire fontaine, le rude moisson-
neur et un baiser qui sent la fraise, n'ont pas besoin d'épi-
thètes rares, et suffisent, sans plus d'ornement, à notre goût
PISCOUHS DE EÉCEPTION 871
de vie et de beauté? Tous nous aimons ces choses, et elles
peuvent venir à nous sans apprêt. Peut-être même trop de
science dans l'expression leur ôterait un rien de leur charme,
C'est un art encore que de n'en point trop montrer.
Au contraire, si l'on écoute Coppée, lorsqu'il nous dit :
Je prends un chemin noir semé d'écailles d'huitres,
ou lorsqu'il va rêvant :-
D'un bout de Bièvre avec quelques champs oubliés.
Où l'on tend une corde au tronc des peupliers,
Pour y faire sécher la toile et la flanelle.
en ce cas n'a-t-on pas le droit de ne point partager tout à fait
les goûts du poète? Il faudra donc qu'à lire ses vers nous
trouvions un plaisir qui ne nous est pas donné tout d'abord
par le sujet de son tableau. Ce qui nous plaît ici, c'est la jus-
tesse et le relief du détail, c'est la ressemblance du portrait;
et seules la force d'évocation, la magie de l'écrivain, les res-
sources inattendues de son talent, nous captivent.
Cet art d'ajustage, de sertissage, cette habileté incompa-
rable de l'ouvrier qui amenuise des bois légers ou entaille un
dur métal et y pratique des mortaises imperceptibles aux-
quelles s'adaptent, avec une précision d'horlogerie, d'invisibles
tenons ; cette perfection de métier, grâce à quoi le versifica-
teur, appelant à lui des rimes rares, imprévues, les accouple
avec tant d'aisance qu'elles paraissent s'attirer d'elles-mêmes
comme des colombes amoureuses : toute cette admirable
façon d'écrire en vers, ce fut la loi du Parnasse, c'est l'art de
François Coppée.
En i865 fut imprimé le premier Parnasse contemporain.
Œuvre d'école ? Non. Les poètes du Parnasse, très divers
d'âme, de caprice, de fantaisie, n'entendaient pas être une
école; mais, sur quelques points précis, ils avaient, semble-
t-il, une volonté commune : réagir contre le vers lâché ;
contre la prétendue inspiration qui, les yeux au ciel, ne
daigne pas contrôler le travail sur le papier ; contre l'estompe
37 î I A PROSE DE JRAX AICARD
qui triche, en noyant le dessin ; contre la rime insuffisante ;
contre la composition romantique où le désordre et l'abon-
dance étaient — quelquefois sans examen — considérés
comme les signes du génie. Toutes ces choses furent, par les
Parnassiens, condamnées pêle-mêle sous le beau nom d'élo-
quence prononcé avec mépris, — ce qui était un blasphème,
car l'éloquence, qui a ici des maîtres illustres, c'est le jaillis-
sement spontané de l'expression émotive, c'est le mouve-
ment vital essentiel que le poète doit conserver à la strophe
ou à la période, tout en s'eflforçant de leur donner, avec la
correction parfaite, la fermeté définitive.
L'idéal des poètes du Parnasse, c'était, au fond, la sobre,
rigoureuse et indestructible ordonnance des constructions
d'un Leconte de Lisle, opposée à l'œuvre ondoyante, tumul-
tueuse, forêt ou océan, d'un Victor Hugo. On en voulait sur-
tout à ce Brummel du style, à Alfred de Musset, mélancolique
et délicieux dandy, qui ne comprenait pas que l'élégance
vraie pût aller sans quelque dédaigneuse et jolie négligence,
et qui avait pris avec la Muse, traitée en grisette, d'imper-
tinentes libertés. On ne pardonnait pas à Lamartine, archange
en exil, son divin mépris, hautainement avoué, pour l'art
terrestre des vers, auquel il devait sa gloire. Par crainte et
dégoût des imitations faciles, on rappelait le génie à l'ordre.
Et si l'on saluait avec quelque respect M. Alfred de Vigny,
c'était assurément parce que son émotion contenue, sa réserve
de soldat grand seigneur, casqué et cuirassé, semblaient un
solennel reproche à la débordante exaltation romantique.
N'avait-il pas dit en effet : « Seul le silence est grand » r
Mais cette maxime superbe ne peut faire que des sages : elle
n'encourage ni les orateurs ni les poètes.
Aucune réaction n'allant sans excès, l'application de la
théorie parnassienne risquait, chez quelques-uns, d'aboutir à
de la roideur... Si, dans l'ensemble d'un ouvrage littéraire,
il pouvait arriver que chaque détail prît la même valeur de
beauté, il pourrait bien se faire aussi que le chef-d'œuvre y
perdît tout naturel et en demeurât comme guindé. La perfec-
DISCOURS DE RiCBPTIOK 87S
tion soutenue, chère avec raison au sonnettiste, nécessaire
aux joyaux de Cellini, est peut-être contraire à la libre gran-
deur des athlètes d'un Michel-Ange comme à la souplesse
des Galatées virgiliennes.
Et c'est, je pense, ce qu'a voulu dire Coppée, dans ce joli
conte, véritable galégeade parisienne, où il nous montre un
sévère architecte de jardins acharné à détruire tous les passe-
reaux, surtout les merles, qui troublent et déshonorent la
magnifique symétrie de ses allées tirées au cordeau. Notre
homme n'en laisse pas vivre un seul... Mais, de l'autre côté
du mur mitoyen, veille un véritable poète qui, n'ayant pas la
même esthétique, fait acheter chaque jour au marché quantité
d'oiseaux, et infatigablement « remet des merles » dans les
massifs de son désolé voisin... Il y a peut-être, comme cela,
dans toutes les littératures, des œuvres imposantes jusqu'à
paraître monotones et où, sournoisement, on aimerait à
lâcher quelques merles, à mettre de petites taches heureuses,
un peu de divin naturel.
L'auteur de cette fable symbolique, notre Coppée, était de
ceux qui savent aimer et admirer partout. Il savait que la
variété des tempéramments littéraires fait la grandeur d'une
littérature. Si la poésie n'était pas une façon toute person-
nelle de sentir et d'exprimer ce qu'on sent, un seul chanteur
suffirait au monde entier, et ce serait vraiment dommage.
Jean de La Fontaine et J.-M. de Heredia sont deux grands
poètes qui n'ont rien de commun entre eux, rien, que l'admi-
ration de tous les Français.
La théorie d'art du Parnasse n'a été appliquée par personne
mieux que par François Coppée. A toutes les pages de son
œuvre il nous fait admirer une incomparable maîtrise; et
l'on peut observer que moins les sujets qu'il choisit ont par
eux-mêmes d'agréables couleurs, plus il met de coquetterie
à les broder méticuleusement sur la trame, sans qu'un fil
dépasse le contour net du dessin. Un tel art fait accepter
tous les motifs de l'artiste. Mais Coppée ne s'en tiendra pas
aux tableautins modernes des Humbles et des Intimités. 11 lui
374 LA PROSE DE JEAN AICABD
plaira un jour de prendre le grand style épique, dramatique,
lyrique ; et alors, bien qu'il s'en défende en certaines pages
d'une spirituelle mais trop grande modestie, — son alexan-
drin somptueux saura flamboyer comme l'épée du héros,
étinceler comme le diadème du Roi.
On a dit des Récits et Élégies qu'ils sont une petite Lé-
gende des Siècles. Point si petite, sinon par la brièveté.
Dans cette série, il y a plus d'un chef-d'œuvre, par exemple
Les Yeux de la Femme :
L'Éden resplendissait dans sa beauté première.
Eve, les yeux fermés encore à la lumière,
Venait d'être créée, et reposait parmi
L'herbe en fleur, avec l'homme auprès d'elle endormi
Et, pour le mal futur qu'en enfer le Rebelle
Méditait, elle était merveilleusement belle.
Son visage très pur, dans ses cheveux noyé.
S'appuyait mollement sur son bras replié
Qui montrait le duvet de son aisselle blanche ;
Et, du coude mignon à la robuste hanche.
Une ligne adorable, aux souples mouvements,
Descendait et glissait jusqu'à ses pieds charmants ;
Le Créateur était fier de sa créature.
Sa puissance avait pris tout ce que la nature
Dans l'exquis et le beau lui donne et lui soumet.
Afin d'en embellir la femme qui dormait.
Il avait pris, pour mieux parfumer son haleine,
La brise qui passait sur les lys de la plaine;
Pour faire palpiter ses seins jeunes et fiers.
Il avait pris le rythme harmonieux des mers ;
Elle parlait en songe, et, pour ce doux murmure,
Il avait pris les chants d'oiseaux sous la ramure ;
Et, pour ses longs cheveux d'or fluide et vermeil,
II avait pris l'éclat des rayons du soleil :
Et, pour sa chair superbe, il avait pris les roses.
Mais Eve s'éveillait...
Et sous ces cils baissés frémissait un rayon.
Alors, visible au fond du buisson tout en flamme,
Dieu voulut résumer les charmes de la femme
En un seul, mais qui fût le plus essentiel,
Et mit dans son regard tout l'infini du ciel.
DISCOURS DE RÉCEPTION 876
Dans le récit, voilà de quels beaux sons de lyre sut, quand
il lui plaisait, s'accompagner l'auteur du Petit Épicier de
Montrouge. Au théâtre, il atteignit souvent les mêmes
beautés lyriques, surtout dans sa tragédie Pour la Couronne:
Voyant son père tout près de trahir son pays, Constantin
Brancomir a tué son père. Ainsi il a montré le stoïque patrio-
tisme d'un païen. Mais, le meurtre à peine consommé, ce
même Constantin, dont la conscience est chrétienne, ne ces-
sera de se reprocher son parricide. Les remords le pour-
suivent. Il appelle désespérément un éternel pardon qu'il est
impuissant à s'accorder lui-même :
Oh! calme-toi, mon cœur! point de révolte impie!
Il est bon que je meure, il est bon que j'expie,
Jai dû frapper, je n'ai pas pu faire autrement.
Mais j'ai tué mon père, il faut un châtiment !
Ce parricide digne de pitié et de respect, nous le verrons,
dans une dernière scène qui est admirable, souffrir l'insulte
publique au pied de la statue de bronze élevée à son père
traître et honoré. Ce drame, oîi le double sentiment patrio-
tique et chrétien se rencontre à un degré exemplaire, a donné
à Coppée une belle place parmi les grands lyriques du
Théâtre.
Dans toute l'œuvre de Coppée nous retrouverons ainsi à
chaque pas le sentiment chrétien uni au sentiment patriotique ;
partout, à côté de graves physionomies religieuses, nous
apparaissent de belles figures de soldats, au-dessus desquelles
frissonne le drapeau ailé.
Parmi ses poèmes militaires, nul n'est plus émouvant que
celui qu'il a intitulé Pour le Drapeau. Nous sommes en
Algérie. Un fort est attaqué par une nuée de bédouins. Les
Français, n'étant pas en nombre, vont être écrasés... Des
condamnés de France, gardés dans le fort, demandent au
commandant des armes qu'ils rendront, assurent-ils, après
l'affaire :
« Mon capitaine, on vient vous dire que nous sommes
Cent condamnés, c'est vrai, cent forçats mais cent hommes.
876 LA PROSE DB JEAN AIOABD
Tous du faubourg Antoine et tous gars bien choisis...
Nous savons que le fort est bondé de fusils :
Armez-nous donc. Après avoir fait la besogne,
On rendra les fusils, ma parole d'honneur ! »
On les leur prête; ils les rendent, en effet, après la
victoire :
Alors ces condamnés, ainsi qu'ils avaient dit,
Tenant loyalement la parole jurée,
Rentrèrent dans le fort en colonne serrée.
Sans hésitation ils mirent en faisceaux,
Devant leur commandant, leurs fusils encor chauds :
Et le vieil officier, contenant mal ses larmes,
A ces soldats d'un jour qui déposaient les armes
Étreignait les deux mains à leur rougir la peau
Et disait rudement : <• Merci... pour le drapeau ! »
N'est-ii pas vrai qu'à la sollicitation du poète on accorde
à ces héroïques forçats tous les pardons, les mêmes qui
ouvrirent au bon larron les portes du ciel ?...
Il serait intéressant de suivre pas à pas, dès les débuts de
Coppée, le fil jamais rompu qui, en tous temps, rattache
fortement ses conceptions littéraires à la morale chrétienne.
Le sentiment religieux pénètre chaque page de son œuvre
poétique, même quand cela napparait point tout d'abord. Il
n'est pas jusqu'au titre de son premier volume de vers où
nous ne retrouvions le mysticisme catholique qui brûle
fidèlement au fond de son cœur. Dans ce livre, Le Reliquaire,
Coppée se lamente ainsi :
Je ne puis même plus mettre mon âme à l'ombre
Du grand geste de Christ qui plane et qui bénit
Et il ajoute :
Malgré ce cœur brisé sans espoir et sans foi,
Sans cesse je retourne à mon passé riant...
Dans l'Exilée, il dit :
Mon rôve, par l'amour redevenu chrétien...
DISCOUBS DE EÉCSPTIOX 877
Les mille vers du poème Angélus ne sont qu'une longue
prière... Qu'est-ce que le morceau célèbre intitulé La Béné-
diction, sinon la glorification d'un héros religieux, dont
l'odieux martyre est pour nous faire maudire la guerre ?
Dans Severo Torelli, la pompe religieuse est un ressort
essentiel en même temps qu'une beauté du drame. Le Luthier
de Crémone est un hymne à la gloire du sacrifice qui sanc-
tifie la plus déshéritée des créatures. La Silvia du Passant,
qu'est-elle, sinon une sœur de Madeleine la pécheresse
répandant l'huile embaumée sur les pieds de son Sauveur?
Et qu'est-ce encore que le malheureux Olivier, sinon l'âme
de cette même Silvia vivant et souffrant, cette fois, sous la
figure d'un jeune homme r
Dans ce poème d'Olivier, Coppée disait déjà, en 1874 :
Quand m'accable par trop le spleen décourageant,
Je retourne tout seul, à l'heure du couchant,
Dans ce quartier paisible où me menait mon père...
Je songe à ce qu'il fit. cet homme de devoir...
Et je sens remonter à mes lèvres surprises
Les prières qu'il m'a, dans mon enfance, apprises.
Et de nouveau je veux aimer, espérer, croire...
Excusez, j'oubliais que je conte une histoire ;
Mais en parlant de moi, lecteurs, j'en fais l'aveu.
Je parle d'Olivier qui me ressemble un peu.
En vérité dans Olivier, le corrompu qui aspire à l'idéale
pureté, on reconnaît un jeune frère de ce Rolla dont le
blasphème était une prière. Au fond des cryptes de leur
mémoire, on voit, toujours debout, l'image de la Madone
immaculée « luire en sa châsse ardente, avec sa chape d'or ».
Olivier lutte contre des scrupules qui sont, par excellence,
religieux; visiblement, pour lui, l'amour est empoisonné
aux sources ; c'est le péché d'origine ; et ce débauché, assoiffé
de Dieu, ne sera plus régénéré, que par la douce absolution
du prêtre, dans le secret du confessionnal où le pécheur se
frappe la poitrine en sanglotant... Comment est-il possible
que l'École réaliste, invoquant la vérité de couleurs qui dis-
378 LA PRDoE DE JEAN AICARD
tingue les descriptions de Coppée, ait revendiqué un seul
instant comme l'un des siens ce pur spiritualiste !
On n'en finirait pas de rechercher et de retrouver,
dans son œuvre poétique, le sig-ne dont est marqué, par sa
religion, l'auteur du Pater.
Son œuvre en prose, à ce point de vue, n'est pas moins
significative. Avec quelle ardeur, dans son discours de récep-
tion à l'Académie, ne s'indigne-t-il pas en rappelant qu'on a
pu accuser de panthéisme M. Victor de Laprade ! — « Jamais,
s'écrie-t-il, jamais dans ses plus complètes extases, dans les
heures où il unit le plus intimement son âme à l'univers, il
n'a oublié Celui qui en est l'auteur ! » Coppée, quelque temps,
poursuit sur ce ton, et la défense est si vive, que Victor
Cherbuliez réplique avec une aimable impatience : — « Quand
il aurait été un peu panthéiste en sa jeunesse, je n'y verrais
pas grand mal ! Lucrèce ne croyait qu'aux atomes, Gœthe
ne croyait pas au Dieu personnel, et il est presque impos-
sible de savoir ce que Shakespeare croyait. La grande poésie
n'est prisonnière d'aucune église, d'aucune école. » Ce
dernier trait eût été des plus piquants, si notre Coppée
n'eût pas été à la fois un esprit très religieux et de très large
compréhension, comme en témoigne son œuvre tout entière.
Ses poèmes, ses nouvelles, son roman si plein de pitié :
La Coupable ; ses beaux discours sur les aveugles ; les quatre
volumes intitulés Mon franc parler, nous révèlent la simple
évolution d'une âme naturellement religieuse, qui, aux der-
niers jours de la vie, ne fera que tenir, en toute liberté,
la promesse des heures premières. Il est intéressant d'y
insister, et il n'y a pas d'indiscrétion à le faire, parce que
notre poète a lui-même parlé tant de fois de ce qu'on a im-
proprement appelé sa conversion, qu'elle en était devenue
quelque chose comme un événement parisien.
Qu'en aucun temps il n'ait été le captif d'une doctrine
étroite, il est aisé de s'en convaincre. A la veille du jour où
il allait se proclamer soldat du Christ, le sentiment chrétien
était en lui assez profond déjà, assez actif, pour faire glisser
DISCOUBS DE RÉCEPTION 879
ce monarchiste, par la pente de la charité, à des affirmations
socialistes, voire un peu anarchiques. Écoutez-le, c'est bien
lui qui parle : e Nous maintenons, dit-il, le droit du plus
riche? Il ne vaut pas mieux que le droit du plus fort. » Et
ailleurs : « J'en suis désolé pour ceux qui font de la pro-
priété la troisième personne d'une trinité dont les deux pre-
mières sont la religion et la famille; mais elle n'est pas
impérissable et sainte... » Ainsi pense le Coppée de 1894, et
il faut bien que ce soient là des audaces, — puisqu'il- est
nécessaire d'ajouter qu'elles sont essentiellement chrétiennes
et celles mêmes de Bourdaloue prêchant devant S. M.
Louis XIV. Coppée s'écrie encore : « L'âme a des ailes, elle
peut s'élever au-dessus des dogmes et des cultes, dans une
sereine région où lui apparaissent une justice et une vérité
supérieures. » Là-dessus, — on ne s'y attendait guère, — il
patronne l'impôt sur le revenu, prône l'union de toutes les
Eglises, et l'on dirait d'une réplique souriante aux impa-
tiences de M. Victor Cherbuliez.
Si ce sont là des hérésies, elles sont d'un brave homme
que Dieu n'aura pas le courage de damner; mais voici La
Bonne Souffrance, et le poète sent remonter à ses lèvres la
simple prière que lui apprit sa mère dans son berceau.
Il avait été sceptique sans réflexion, à la manière d'un
boulevardier; il se retrouva croyant sans discussion, comme
il convient. Sa foi première avait sommeillé en lui telle
qu'elle lui avait été transmise; vieillissant, il la sentit se
réveiller avec tous les autres souvenirs d'enfance, les plus
doux et les plus lointains, que la mort bienfaitrice rapporte
à la vie qui s'en va...
Logique est cette fin du poète, comme il est tout simple
que — dans un siècle où l'on est si prompt à l'invective
féroce et inconsidérée — sa sincérité, la noblesse de ses
aspirations de Français, la largeur de ses sentiments de
chrétien, la générosité de son cœur d'homme, son caractère
enfin, aient détourné de lui la rancune des partis qu'il a le
plus vivement combattus. Il est de ceux dont la bonne foi est
^Bo LX PK08K DE JEAX AICAED
si limpide, que devant eux la haine désarme. Il pouvait avoir
des adversaires, il ne peut pas avoir d'ennemis, celui qui a
dit, dans un vers où l'énergie du patriote est comme voilée
de tendresse humaine :
La bonté, c'est le fond de toute âme française.
Certes, il savait que, s'ils veulent assurer leur triomphe,
les principes de bonté doivent parfois se défendre avec une
rigueur qui pourrait être leur propre négation; et il se méfiait
du rêve humanitaire : il en a dénoncé le péril. Pour lui,
cependant, la France, étant chrétienne et catholique, était
nécessairement de charité universelle. Par là, sa pensée
religieuse rejoignait, dans l'idéal, la pitié philosophique, qui
se souvient de s'être trempée aux sources évangéliques. Et
c'est ainsi que notre France à tous, c'est celle de Jeanne
d'Arc, l'héroïne au grand cœur qui, vaincue ou victorieuse,
pleure sur tous les blessés et sur tous les morts.
Messieurs,
Il y a trois ans à peine, il fut donné à quelques écrivains,
philosophes, romanciers, poètes, d'assister à un bien touchant
spectacle. Ce fut le jour où, François Coppée à notre tête,
nous allâmes offrir à SuUy-Prudhomme une médaille commé-
morative du vingt-cinquième anniversaire de son élection à
l'Académie française.
Sans avoir jamais suivi Coppée en disciple, ni même l'avoir
vu souvent, je l'ai toujours admiré, toujours aimé et je crois
l'avoir compris. Avec Sully-Prudhomme, pour qui je n'avais
point de secret, je suis resté pendant plus de quarante années
en rapports d'étroite amitié, en conformité absolue de senti-
ments et d'idées.
Coppée et Sully-Prudhomme étaient les poètes les plus
brillants du Parnasse. Ainsi ce Parnasse, qui, disait-on, avait
été le piédestal des Impassibles, a eu pour gloires dominantes
DISCOURS DE RÉCEPTION 38 1
deux hommes qui, par des moyens différents, sont des
créateurs d'émotions, l'un en de beaux récits, en d'admirables
drames impersonnels, l'autre en des stances où se révèle la
plus noble vie intérieure.
L'originalité de Coppée fut de prêter à d'humbles existences
et à leurs douleurs muettes l'expression d'un art accompli.
L'originalité de Sully-Prudhomme fut de découvrir, dans
l'ancien domaine des rêveries vagues, d'y définir et d'y
nommer la cause et le sens des plus subtiles impressions de
notre âme repliée sur elle-même. Dans ses stances, la pensée
précise s'accompagne toujours d'une atmosphère de songerie
délicieuse. Il a inventé une analyse qui ne détruit pas le
charme de l'objet qu'elle étudie. Bien nouveaux tous les deux,
bien modernes, chacun à sa façon : Coppée, en donnant droit
de cité, dans notre poésie nationale, au portrait moral et
physique d'humbles Français de divers états; Sully-Prud-
homme, en notant avec minutie les gammes et les nuances
d'une psychologie chantante, en créant, dirai-je, l'analyse
rêveuse, et en mettant aux mains de la science contemporaine
la lyre même de Lucrèce.
La médaille commémorative que nous apportions à Sully-
Prudhomme, c'est Coppée qui, en notre nom à tous, avait
mission de la lui offrir.
Les deux poètes étaient tous deux à la veille de leur mort.
Nous le savions et ils ne l'ignoraient pas ; et ce fut, sous nos
yeux attentifs, une entrevue pathétique.
A eux deux, ils représentaient alors les plus hautes émo-
tions de l'âme humaine, les plus heureuses et les plus poi-
gnantes : l'un, la foi confiante qui se repose eo son Dieu;
l'autre, la recherche obstinée qui se heurte à l'inconnais-
sable ; la première, plus enviable, puisqu'elle est donnée par
Celui qu'elle affirme et puisqu'elle est, à l'heure des pires
agonies, le grand appui, la consolation sans égale ; la
seconde, humainement plus admirable peut-être, si le mou-
rant, dont elle accroît la détresse, montre la même sérénité
à supporter sans secours les maux sans rémission.
382 LA PROSE DE JEAN AICARb
Pour écouter notre orateur, sur lequel il fixait ses beaux
yeux où rêvait son âme déjà lointaine, SuUy-Prudhonime dut
rester assis, en son habituelle attitude de penseur lassé.
Coppée, en évoquant l'époque de leurs premières ardeurs
littéraires, eut, une fois encore, dans ses yeux clairs au
regard droit, une flamme de jeunesse; et, pour affirmer son
admiration à l'auteur des Vaines Tendresses, il retrouva
quelque chose de ses belles énergies de combattant; mais
cette fermeté n'était qu'apparente; on sentait que les deux
poètes étaient, l'un par l'autre, également attendris...
Et moi, au moment de les quitter l'un et l'autre, compre-
nant bien qu'ils ne devaient plus se revoir, je répétais en
moi-même ce vers de Sully-Prudhomme, où sa forte résigna-
tion avoue une inquiétude :
Je m'abandonne en proie aux lois de lunivers...
puis ce vers de Coppée :
Je tâche de finir mon voyage en chrétien...
Qu'importent ces divergences } Bien au-dessus des vaines
querelles, dans la région où nos deux poètes avaient placé
leur idéal, on ne rencontre que fières pensées et sentiments
héroïques, ceux qui deviendront un jour, si la France demeure
fidèle à sa mission, le patrimoine de tous les hommes. Et
c'est, sans doute, ce que veut dire le naïf et charmant Gri-
moire des Bergers, lorsqu'il nous assure qu'il y a aussi une
France là-haut, dans le Ciel :
France est le Paradis du Monde,
Va combattre, je te seconde,
Puis tu viendras, je te le dis,
Dans la France du Paradis.
TABLE DES MATIERES
Introduction.
I. — Souvenirs Personnels.
Pervenches 19
Petits Fantômes 20
Pourquoi les Berceaux ont des rideaux 20
Grande Nature 22
La Grande Douleur 23
Le Nouveau 26
Peau de lapin 3o
Le Portrait de mon grand-père 3i
Je suis heureux 36
La Bonne École 4^
Une Histoire d'amour 44
II. — Contes.
Mensonge de chien 47
Le Vase d'argile 53
Toute une Vie 56
Pastouré raconte l'histoire des « Merlates » qui
étaient des merles ^
Où, sans autre raison que le plaisir de rendre
visite à un brave homme, l'auteur conduit le
lecteur chez Victorien Pastouré, frère de Parlo-
Soulet 73
Comment Parlo-Soulet comprend les droits de
l'homme et où l'on verra qu'il ignorait les plus
simples rouages de la machine sociale, bien qu'il
eût figuré dans maintes réunions électorales et
voté pour la sociale à la suite de son Roi ou, si
l'on veut, de son ami Maurin 79
Le Merle des fanfares 84
Le Marchand de larmes 89
III. — Paysages de Provence.
Notre-Dame d'amour 97
Idylle pure io3
Les Saintes-Maries-de-la-Mer m
IV. — Les Romans Idéalistes.
Charité rédemptrice. . i25
Les Grandes Pensées viennent du cœur i33
â84 TABLE DBS MATIÉBXS
V. — Portraits littéraires.
Michelet i57
Edmond de Goncourt i6i
Lé « Musset » de Mercié i68
Leconte de Lisle 172
Sully-Prudhomme 184
Alphonse Karr 188
Maison à vendre 193
Lamartine et Alphonse Karr (souvenirs > 200
Souvenir de Maison-Close 209
Pierre Loti 216
« Chantecler » d'Edmond Rostand 229
VI . — Essais.
Bonté et politesse 23?
Jésus 243
Jérusalem tête de ligne 246
La Bêtise est immortelle 25 1
Le Financier et le savetier 255
Jeanne d'Arc 261
Simple Histoire d'un petit enfant 267
L'Ame arabe 271
Pour l'Arabe 284
Le Pape 291
Sainte Russie 296
La Galégeade 3oo
^ Les Fêtes de Pâques à bord des navires 3o5
vn. — Idées littéraires.
Auguste Sabatier , 3n
Le Vers dans les pièces modernes 3i5
L'art et la vie populaire 321
Poésie populaire 336
Othello 348
VIII. — Discours DE réception A l'Académie Française. . . 363
Imprimcri* àê V»aglr«rd. — H.-L, Motti, Oii«ct*ttr. — Attlian C- L«T*U«i«,
f£B 1 7 1975
PLEASE DO NOT REMOVE
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
PO Aicard. Jean François Victor
2152 La prose de Jean Aicard
A4A16
1910